Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XII
UN SOIR D’ÉTÉ SUR L’AIRE
Toute l’éloquence de maître Augias avait été, semblait-il, dépensée en pure perte ; car, en vérité, elle n’avait rien changé aux résolutions de Victorin. Elle ne les avait même point ébranlées. Pourtant, il n’y a pas de discours qui soient perdus. C’est quelquefois à longue échéance, après des années, qu’une parole oubliée se réveille en nous et détermine un acte, qui peut-être importe au monde. L’effet du discours de M. Augias, malgré le « je vous promets de réfléchir » qui était de simple politesse, paraissait avoir été nul. Ce discours détermina pourtant, une heure plus tard, l’attitude de Victorin vis-à-vis de Martine et des Revertégat, qu’il trouva chez lui. C’est en songeant à ce que venait de lui dire son vieux maître que, sans rien vouloir changer à ses projets, Victorin se dit qu’il était convenable de faire bon visage aux parents de Martine, et d’être, en leur présence et en présence du père Bouziane, aussi aimable envers elle qu’il avait cru pouvoir l’être le jour de la chasse aux cigales. Ainsi, sans qu’il s’en doutât, il entretenait chez eux une illusion dont la force se dresserait contre lui dans la lutte à venir.
Dans l’après-midi, deux heures auparavant, lorsque Martine était arrivée avec ses parents, la mère Bouziane l’avait prise à part un moment, sous le prétexte de lui montrer une vache achetée la veille ; et, dans l’étable, elle lui avait dit :
— Martine, ma belle, nous sommes malheureux, Bouziane et moi, parce que Victorin, qui t’a toujours aimée, depuis le temps, où, tout petits, vous jouiez ensemble, a été détourné de toi par cette gueuse d’Arlette. Et ç’a été juste au moment où nous calculions, son père et moi, qu’il se déclarerait à nous comme ton fiancé. Il t’aime toujours bien ; mais l’autre l’attire avec des manigances. Est-ce que tu ne deviendrais pas volontiers sa femme, toi ?
— Volontiers, dit Martine, il est si brave !
La mère Bouziane embrassa Martine. Elle était émue, et fit silence un moment.
— Eh bien, alors, défends-toi, dit-elle, défends-le, que nous te soutiendrons. On t’aime beaucoup ici. Et puis on sait quelle bonne travailleuse tu es, forte et courageuse, de bonne volonté autant qu’un homme ; et que tu ne laisseras pas tomber notre bastide, la vieille maison des Bouziane, qui est honorée de tout le monde aux Mayons, et bien plus loin dans la contrée.
— Que je me défende ? dit Martine. Et que puis-je faire, pauvre de moi ?
— Un peu de coquetterie n’est pas un mal, dit la mère Bouziane. Agace-le, des fois. Qu’il en vienne à te comparer à cette Arlette de malheur, une maigrichonne, une mesquine, qui n’a jamais porté que le poids de son ombrelle. Je n’ai pas à dire à une jolie fille de quelle manière elle doit s’y prendre, et comment on regarde un jeune homme, quand on veut l’emmasquer (ensorceler) d’amour.
— Pour ça, dit Martine en riant, je ne veux pas m’en charger ; je crois bien que j’y serais trop maladroite et ridicule. Il faudrait, des fois, le dimanche, quitter mes bons souliers qui sont faits pour nos chemins pleins de pierres, et mettre des escarpins ; et puis, me relever une robe trop longue en la prenant à poignée comme j’en ai vu des fois ; il faudrait avoir des chapeaux avec, dessus, des queues de dindons ; car je crois bien que c’est cela qui lui plaît, à ce nigaud de Victorin. Mais me voyez-vous déguisée ainsi ? Ah ! misère de moi ! quelle caricature ! non, ma foi, je ne pourrais pas.
Et, devant l’image qu’elle évoquait, Martine éclata de rire, montrant toutes ses belles dents blanches. Elle riait si fort que sa gaieté fit sourire la grave maman Bouziane.
— Ah ! Martine ! s’écria-t-elle, quel trésor nous aurions en toi ! Ne nous abandonne pas, fillette ; je ne t’en dis pas davantage.
Martine redevint sérieuse :
— Misé Bouziane, je ne peux pas me changer par politique. Il faudra que Victorin me veuille telle que je suis, et me le dise. Ah ! alors, alors oui, que je saurai lui répondre. Pourquoi c’est vrai que je l’aime ; mais ce n’est pas aux filles à parler premières. Et quand bien même ce serait la mode, moi, voyez-vous, je ne pourrais pas ! Comme ma mère, qui m’a élevée, et comme vous, je suis d’ancien temps.
Et, tout juste comme maître Augias avait dit à Victorin, misé Bouziane dit encore :
— J’ai parlé pour le bien de tous. Tu réfléchiras.
Et, tout comme Victorin ne s’était pas cru influencé par le discours de maître Augias, de même Martine ne se doutait guère qu’elle venait de recevoir une suggestion à laquelle, tôt ou tard, elle obéirait.
En effet, à l’arrivée de Victorin, c’est rendue forte inconsciemment par les paroles de la mère qu’elle accueillit le fils avec un sourire et des regards qui, sans être voulus, étaient plus féminins qu’à l’ordinaire.
Et comme, ayant aperçu, sur le chemin, Victorin encore un peu éloigné, elle avait couru vers lui, il n’avait pu s’empêcher de lui dire :
— Qu’est-ce qui t’arrive de si heureux aujourd’hui ? Tu parais toute en bonheur. C’est pourtant là-bas qu’était la fête ; pourquoi n’y es-tu pas venue ?
La belle fille se ressaisit :
— Des fêtes où il y a tant d’hommes des villes, je ne les aime pas beaucoup, dit-elle aussi froidement qu’elle le put.
Et, parlant comme malgré elle, elle s’entendit prononcer ces paroles qu’elle aurait voulu reprendre aussitôt :
— Et puis, pour te voir danser avec une Arlette, tu sais… Ce n’était pas la peine de me déranger.
Il éprouva comme un petit choc au cœur. Et, charmé dans son orgueil d’homme :
— Est-ce que tu serais jalouse ? fit-il en souriant.
— Jalouse, moi ? d’une Arlette ? Ah ! bien non ; mais j’ai pour elle tout juste les sentiments que sentent à son endroit tes père et mère. Demande-leur si ça leur ferait plaisir à eux de te voir danser avec Mlle Arlette des Mayons ?
— Et comment sais-tu que j’ai dansé avec elle ? fit Victorin très amusé.
— Je n’en savais rien quand je l’ai dit ; je le sais maintenant que, par ta réponse, tu me l’apprends toi-même. Et ce n’était pas difficile à deviner.
Ainsi causant de bonne amitié, ils revenaient vers la maison.
— Et alors, jeunesses ? cria le père Revertégat, vous vous le comptez au plus juste ? Beau temps, où vos père et mère étaient comme vous ! Allons, venez vous mettre à table. Le lièvre, c’est ma chasse, et les perdreaux, celle de Bouziane. La salade fère sent bon l’aïé ; et l’on se passera de soupe, vu qu’avec tout le reste, il y aura de quoi se remplir le ventre à faire péter la courroie.
La table était dressée dehors sous les mûriers.
— De la soupe, dit misé Bouziane, je n’en ai fait que pour le grand-père. Déjà il l’a mangée. S’il manque une aile à l’un des perdreaux, ne vous étonnez pas, c’est lui qui s’en est régalé. Un verre de notre vieux vin par-dessus, et il s’est rendormi, le grand-père, avec l’air d’un bienheureux.
Par une ruse de femme, misé Bouziane avait pris soin de séparer à table les deux jeunes ; en sorte qu’ils commencèrent bientôt à se désirer d’être un peu seuls ; et, dès le repas fini, tous deux s’en allèrent hors de l’abri des vieux mûriers, sur l’aire, encore toute luisante de pailles entassées, sous le grand plafond d’azur noir piqué d’étoiles qui faisait dire à Victorin :
— Si on ne dirait pas qu’on regarde un grand crible à travers lequel on verrait trembloter un grand feu.
Pendant qu’ils s’éloignaient, les Revertégat et les Bouziane clignèrent des yeux les uns vers les autres, mais ils continuèrent à parler d’autre chose.
Tout à coup :
— Chut ! fit Revertégat.
A peu de distance, assise sur la paille, dans l’aire, Martine s’était mise à chanter :
Et Victorin, auprès d’elle, répondait à sa chanson :
Les deux voix étaient fraîches, pleines, et montaient dans l’air calme vers les étoiles. Au refrain, les deux jeunes gens chantèrent ensemble :
— C’est joli, tout de même, ces deux voix mariées, disaient les Revertégat et les Bouziane.
De nouveau, les deux couples des parents échangèrent un malicieux regard d’intelligence.
Et, là-bas, sur l’aire, quand elle eut chanté seule son dernier couplet, Martine, comme alanguie, dans la tiédeur de la nuit, sous la caresse d’une brise chargée de la senteur des pinèdes, se renversa sur la paille rafraîchie de rosée. Un singulier bien-être détendait son corps souple. L’éternel amour sortait de toutes les choses, avec la chaleur que, depuis l’aurore, elles avaient bue à longs traits. La terre ardente exhalait l’esprit du jour ; quelque chose de plus fort que toute volonté humaine pénétrait la chair des deux jeunes créatures. Victorin, en ce moment, n’aimait pas Martine plus qu’il n’aimait Arlette ; mais il aimait la vie impérieuse, et il la ressentait mieux qu’au bal tout à l’heure, parce qu’il était sous la magie de la saison et de l’heure.
Alors, comme Martine, immobile, subissait le même enchantement, il s’étendit à son tour sur les pailles bruissantes, il en prit une, et, rampant avec lenteur vers la jeune fille, le bras tendu, du bout de la paille frémissante, il lui caressa les cheveux.
Cette caresse la fit frissonner toute. D’un bond, elle se leva toute droite et s’encourut vers la maison.
— Eh bien, Martine, vous avez chanté comme deux anges ! Et le chanteur, qu’en as-tu fait ?
— Il est là qui vient, je pense, dit-elle avec calme.
Pour la troisième fois, les parents échangèrent un joyeux regard de complicité.