Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
IV
LES LEVEURS DE LIÈGE
La route qui, de Gonfaron, va aux Mayons, traverse du nord au sud-est la plaine cultivée, et, à partir des Mayons, longeant les Maures, devient très sinueuse parce qu’elle épouse, à leur base, le relief des collines et les creux des ravins.
En allant vers l’est, le voyageur, alors, a, sur sa droite, les collines, rochers, pinèdes et châtaigneraies ; sur sa gauche, des bois de pins d’abord, puis des forêts de chênes-lièges qui vont en s’étalant dans la plaine.
Les Revertégat possédaient entre Gonfaron et les Mayons, trois hectares de terrains en plaine. De vieux chênes-lièges y dressaient leurs structures tourmentées, leurs bras tords, noueux et rugueux.
Or, ce jour-là, il avait été décidé que la mère Revertégat qui, d’ordinaire, à midi, portait la soupe aux « rusquiers » serait remplacée dans cette mission par sa fille Martine.
De son côté, la jalouse Arlette avait décidé qu’elle irait, ce même jour, sous un prétexte, rôder autour des rusquiers pour surveiller cette Martine et ce Victorin.
Ce projet était venu à la suite d’une conversation avec le valet de ferme des Revertégat, Marius, par qui elle se faisait courtiser.
Arlette, qui se laissait sans révolte conter fleurette par tous les jeunes gens des Mayons, croyait d’ailleurs utile d’exciter par là les jalousies de Victorin. Elle « se parlait » donc volontiers avec ce valet de ferme des Revertégat.
Ce Marius, Mïus, ne cessait de lui répéter avec bonne humeur :
— Épouse-moi, Arlette ; soyons mari et femme ; tu n’as pas le sou — moi non plus ; — et donc nous ferons une paire bien assortie. Jamais les Bouziane, qui sont des orgueilleux, ne te laisseront épouser leur fils. Victorin s’amuse à te chanter des gandoises, et ce n’est pas avec de bonnes intentions. Épouse-moi ! Deux misères peuvent faire du bonheur, lorsqu’on s’aime et qu’on travaille !
Ce vertueux langage n’impressionnait pas Arlette. Un valet de ferme, fi donc ! Elle avait trop d’instruction pour s’abaisser à un pareil mariage ! Et, tout en laissant à Mïus quelque espérance, elle le désespérait.
Il dit à Arlette un soir :
— Demain, parmi l’équipe des « rusquiers » qui travailleront dans la forêt des Revertégat, tu sais qu’il y aura Victorin. Il s’est prêté volontiers. Pourquoi ? Parce qu’il aura ainsi occasion de voir plus souvent Martine. Elle ira demain porter la soupe à leurs rusquiers. Et il voudrait te faire croire qu’il ne la poursuit pas !… Va, ma pauvre Arlette, il n’est pas pour toi, le beau Victorin ! Il a trop de terres et trop d’écus. Il faut que tu sois folle pour croire qu’une fille comme toi, aussi pauvre que ce Mïus qui te parle, — sera épousée par un jeune homme dont la famille est riche… à au moins… cent mille francs. Je suis sûr que si tu pouvais demain, « rodéger » (rôder) autour des rusquiers, vers midi, tu verrais, clair comme le jour, que ton Victorin préfère sa Martine à notre Arlette des Mayons, quoique Arlette soit mieux « arnisquée », et que, pour porter une toilette de dame, le dimanche, elle n’ait pas sa pareille dans toute la commune ! Martine ne lit pas comme toi dans les livres, et je ne lui ai jamais vu un journal à la main, la sotte ! — mais elle peut porter sur l’échine une rude charge, la charge que moi je porte, et voilà justement ce qu’il faut aux Bouziane et à leur Victorin ; ils ont besoin d’une femme de plus dans leur maison, qui les aide à faire, selon le temps, tous leurs travaux de campagne.
Avec des propos pareils, Mïus avait souvent irrité les ambitions d’Arlette, et le désir qu’elle avait de faire la définitive conquête de Victorin.
Mïus, pensait-elle, se trompait. Elle savait ce qu’elle savait. Elle se rappelait les paroles ardentes que Victorin, le soir, sur les aires, lui avait parfois murmurées :
— Tu n’es pas riche, Arlette, lui disait ce Victorin, et c’est la raison pourquoi mon père ne voudra pas que je t’épouse. Mais tu es intelligente ; je t’ai vue souvent, le dimanche, quand tu es bien vêtue, si jolie avec l’ombrelle sur l’épaule et avec des gants comme une demoiselle de la ville, — je t’ai vue, des fois, assise à l’ombre, sous un châtaignier, au frais, tourner les pages d’un livre. Tu ne te doutais pas que je « t’espinchais » (épiais) et moi, je suivais sur ton joli visage si fin, si pâle, si blanc, toutes tes pensées. Et, une fois, je t’ai vue pleurer sur le livre !…
— Je t’avais bien aperçu, avouait Arlette, et je me souviens très bien de ce jour où j’ai pleuré sur le livre. J’ai pleuré parce que la marquise, dans le roman, était vraiment malheureuse avec Monsieur le marquis ! Tu ne me feras pas souffrir comme ça, dis, Victorin, quand nous serons mari et femme ?
Et Victorin s’était écrié :
— Pour sûr que je ne me conduirai pas comme ce coquin de marquis dont je n’ai pas lu l’histoire, mais que je déteste puisqu’il t’a fait pleurer, ma belle !
Ce chimérique parallèle entre lui, Victorin, et un marquis de roman — avait un instant impressionné le brave fils du fermier. Le roman, qu’il ne devait jamais lire, s’était présenté vaguement à son esprit comme on ne sait quel livre d’histoire dont les personnages étaient des héros comparables aux chevaliers célèbres, même aux rois de France. Et l’un d’eux faisait pleurer cette Arlette ! son Arlette ! Il fallait vraiment, pour être si facile à émouvoir, qu’elle fût une créature tout à fait supérieure, comme on dit qu’il y en a quelques-unes dans les châteaux, beaucoup dans les villes d’étrangers, Nice, Cannes ; et plus encore à Paris ! C’était à se demander si Arlette n’était pas, elle-même, fille d’un prince, — comme on le dit de Gaspard de Besse ! Mais non, la mère d’Arlette était une pauvre gavotte. La nature, seule, et l’école avaient fait ce miracle, ce chef-d’œuvre, une Arlette ! que la voix publique avait surnommée des Mayons, — comme s’il eût été dans sa destinée d’être noble, aussi bien qu’un Villeneuve ou un Colbert.
Arlette « se repassait » tous ces souvenirs, et toutes les impressions que lui avait avouées ingénument Victorin, en sorte qu’elle se sentait bien sûre de son amour et de sa fidélité ; mais elle sentait d’autre part qu’il était nécessaire de les entretenir, et particulièrement de surveiller Martine. C’est pourquoi, le jour où celle-ci devait aller porter la soupe aux rusquiers des Revertégat, Arlette s’en vint, non loin d’eux, glaner des déchets de liège, en des bois voisins, où déjà on avait fait la récolte. La bande des rusquiers, avec Victorin pour chef, travaillait allègrement depuis l’aube.
Les leveurs de liège, leur petite hache en main, debout sur la planchette de l’étagère, dressée et fixée contre les chênes au moyen d’une corde à l’épreuve, — incisaient l’écorce épaisse circulairement et horizontalement. Cela s’appelle « toilà » ou « toirà ». Cette incision faite, ils refendaient, c’est-à-dire procédaient aux incisions longitudinales ; et, enfin, ils arrivaient au « couronnement », à l’incision qui détache le haut de la planche bombée.
Ensuite, les « camalous » emportaient les plaques de liège jusqu’à la « cougno » où l’emballeur fait les balles, qu’emportent, à leur tour, charrettes ou mulets jusqu’à la « pile », voisine du village.
Dépouillé peu à peu des parties de son écorce grise arrivée, cette année, au point voulu de développement, chacun des troncs énormes et tourmentés se montrait, tout à coup, rouge, d’un rouge pâle… Sous les rayons du soleil, qui çà et là transpercent les feuillages durs, ces troncs nus, noueux, tels des torses de géants, ne tardent pas à devenir d’un rouge sanglant de chair écorchée. Cette coloration évoque alors l’idée d’on ne sait quelle souffrance héroïque et muette ; c’est celle des forêts que persécute le labeur des hommes.
— Les pauvres bougres, disait un rusquier. Nous la leur travaillons, la peau !
— C’est la vie ! répliquait un autre. Pour que chacun vive, il faut que tout souffre !
Tout à coup, pendant que crissait la « destraoù » (la hache) dans l’écorce d’un des plus vieux chênes, qui livrait avec peine à l’instrument de torture sa peau, pareille par les bosses, disait un rusquier, à celle d’un melon-cantaloup ou d’une tarente, — un chant s’éleva du haut d’une étagère.
— Le chef de bande commence à chanter, fit un rusquier.
— Eh ! il chante, dit un autre ; c’est que midi approche, et, avec la soupe, la belle Martine.
Victorin, sur son étagère, à voix pleine chantait :
Le grésillement continu du chant des cigales, aux environs, semblait la voix même de l’été, de la chaleur, qui accompagnait le chant de l’homme. A travers les branchages chauds et immobiles, la voix saine passait comme une brise lente et tiède.
Tous les rusquiers connaissaient cette chanson ; et les uns sur leurs étagères dans les branchages, les autres debout à terre près des troncs ; et aussi les camalous, ceux qui camalaient, mot qui, sans doute venu des Sarrasins longtemps maîtres de ces forêts, signifie porter un faix à la façon d’un chameau — tous ensemble lancèrent le refrain :
— Cette chanson, dit un rusquier qui n’avait pas pris part au concert, cette chanson doit être nouvelle, — que je ne la connaisse pas ?
— Oui, dit un autre, c’est Monsieur Jean d’Auriol qui l’a faite.
Victorin chantait :
— Les refrains sont tous différents, cria l’un des travailleurs, mais, pas moins, je sais le second.
Et il chanta :
Il y avait bien, par-ci par-là, quelques mots écorchés, mais ces menus accrocs n’altéraient pas le sens de la chanson, et Victorin qui, lui, la savait toute, reprit à grande allure :
Le silence qui suivit ce couplet s’étant prolongé, il sembla certain que plus aucun des rusquiers ne se rappelait le refrain suivant. Rythmique et continu, le chant des cigales, aux alentours, grésillait ; c’était comme un crépitement d’incendie dans des broussailles sèches. Alors une voix féminine, émue et fraîche, se fit entendre en réplique, pas très près, mais distincte. Elle chantait d’un ton de reproche plaintif :
Une émotion courut dans ce coin de forêt, où souffraient les pauvres chênes et où palpitaient des cœurs d’hommes. Un vieux rusquier s’essuya les yeux. Tous écoutèrent. Et la romance s’acheva ainsi, Victorin chantant les couplets, et Martine les refrains qui lui donnaient réponse.
VICTORIN.
MARTINE.
Et la voix mâle de Victorin répond à son tour :
MARTINE.
Victorin quitta son étagère. Il sauta à terre.
Une même émotion faisait trembler le cœur de tous ces hommes. Quelque chose de plus émouvant que les paroles chantées se dégageait de ces paroles mêmes ; et c’était l’amour instinctif du pays natal, la douleur de le quitter, la joie d’y vivre, l’orgueil de le savoir si beau et si bon — et toute la misère d’aimer, et la vie, et l’amour, et on ne sait quoi de plus que l’amour et la vie, un confus idéal, art, gloire ou éternité.
Les cigales faisaient tressaillir l’atmosphère lourde. Midi écrasait la plaine.
Martine apparut : ils applaudirent.
— Bravo, Martine ! Elle a chanté comme un ange !
Ils l’entourèrent, lui faisant fête.
— Est-elle bonne, la soupe ?…
— Si c’est Martine qui l’a faite, sûr qu’elle sera bonne !
— Quelle ménagère tu feras ! Heureux coquin, celui qui te prendra ton cœur.
— On ne me le prendra pas sans que je le donne, dit-elle en riant de toutes ses belles dents blanches.
Tous l’admiraient ; elle avait une démarche souple de bête libre, bien faite et bien saine.
— Vive notre Martine !
— La carriole est là-bas, dit-elle, vous savez, à cent pas d’ici, sous le patriarche, le plus vieux suve de la forêt, qui est si beau. Elle est bien à l’ombre. Il y a tout le manger qu’il faut, pour tout le monde ; particulièrement une moissonneuse bien épaisse, et de l’eau bien fraîche.
— Vive la Bouziane ! répéta le plus vieux des rusquiers. C’est vrai qu’elle a chanté aussi bien que l’ange Gabriel à la crèche !
— Quelle paire ça ferait avec Victorin !
— Ils pourraient chanter Cigalous ensemble ! Ils feraient fortune !
On s’installait, près de la carriole, sous le patriarche, où l’ombre était moins ardente. Importuné par les taons, le cheval arabe, dételé, attaché au tronc du vieux suve, frappait sa croupe avec sa queue et son ventre avec son pied, qui retombait lourdement sur le sol feutré d’un lit de lichen épais.
Et pendant que toute la bande, assise à terre, commençait un repas bien gagné, — tout là-bas, derrière les larges troncs écorchés, la pauvre figure maigre et pâle d’Arlette, avec les yeux tout grands ouverts et trop brillants, épiait sa rivale maudite et son trop beau « calignaire ».