Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XIV
LE CHAPITRE DU CHAPEAU
Arlette était femme de chambre chez la comtesse ; et elle disait, en réponse aux questions indiscrètes sur la situation qu’elle occupait au château :
— Madame la comtesse avait besoin d’une collaboratrice dévouée pour les ouvrages de lingerie et elle m’a jugée digne de cet emploi de confiance.
Arlette ne garda pas longtemps cet emploi de confiance.
Arlette collectionnait les idées fausses, qu’elle empruntait aux livres et aux sots indistinctement, et qu’elle faisait siennes.
Arlette ignorait que le costume prend son pittoresque et sa beauté de son appropriation au milieu où il est porté. Arlette n’avait pas le sens du ridicule.
Arlette donc mettait des escarpins à rubans pour marcher dans les sentiers pierrailleux ; et des robes longues pour les traîner sur la poussière des grand’routes.
Arnet l’avait maintes fois galégée à ce sujet :
— La mode viendra un jour pour les braconniers comme moi, petite, d’aller chasser le sanglier avec le « calitre » (chapeau haut de forme) sur la tête, tu verras ! Ce sera magnifique. Seulement le calitre serait plutôt un chapeau pour la chasse aux lions, pourquoi on leur ferait peur.
Mais Arlette voulait voir dans ces propos la jalousie basse du vieux chasseur, à qui les raffinements de toilette étaient interdits, et pour cause.
Arlette n’avait jamais entendu dire, même à l’école, que l’association humaine est établie sur l’échange des services ; et que, privée du travail de toutes les autres, chaque créature ne saurait avoir aucun des avantages dont elle jouit en société ; que, par conséquent, elle doit en échange un certain travail, un effort ; et que chacun de nous tire sa noblesse morale de cet effort même et de ce travail. Chacun paie les avantages que lui procurent l’effort, le travail d’autrui. La dignité interdit la paresse. Riche ou pauvre, qui échappe à la contribution générale, nécessaire, trahit le groupe, n’est qu’une vie parasitaire. C’est dans le cœur des écoliers qu’il faudrait faire entrer ces vérités. Si l’école formule ces choses, c’est trop souvent sans nul souci d’en faire arriver à la mémoire du cœur le sens profond, émouvant. En sorte qu’Arlette les ignorait. Bien plus, elle considérait la nécessité de travailler comme une humiliation, une véritable dégradation !
Le travail manuel surtout lui semblait presque avilissant. Mais qui lui aurait pu dire, et en termes assez simples pour être compris d’elle, qu’il est le plus nécessaire, étant à l’origine de la vie ; et que les plus nobles travaux sont ceux qui comportent une lutte directe et constante contre les choses et les éléments hostiles.
Les plus vieux maçons pourtant savent dire encore :
— Sans nous, Paris, la grand’ville, n’existerait pas !
Beau cri d’orgueil de ces anciens, et reste des âges où chaque métier s’enorgueillissait d’être nécessaire à tous les autres ! Mais personne n’avait transmis avec assez de conviction ces sortes de pensées à la pauvre Arlette, qui par suite, mettait tout son orgueil à imiter, de travers, les parures des bourgeoises, qu’elle blâmait, tout en enviant leur oisiveté.
Arlette se faisait de la liberté une idée tout à fait singulière. Était libre, à ses yeux, qui ne travaillait pas. Libre, qui pouvait chanter aux heures où tout sommeille, et dormir quand tout travaille. Être libre, pour elle, c’était échapper à la loi de services mutuels qui, précisément, donne la vraie libération, l’affranchissement de la dignité. On l’eût bien étonnée en venant lui dire : « Chacun sert ou doit servir, chacun est assujetti à une œuvre de ses bras ou de son esprit pour laquelle il reçoit un salaire, indemnité ou récompense — le mot ne change rien au fait — et chacun de nous est tenu par des engagements auxquels il doit obéir s’il a de la probité. »
Arlette n’avait retiré de l’instruction primaire que le sot orgueil de pouvoir lire des romans.
Avec les idées qui étaient les siennes, Arlette était prédestinée à ne faire que de brefs séjours dans les maisons où elle servait.
Servir, ce mot surtout paraissait odieux à cette fille d’un pauvre montagnard qui, toute sa vie, avait été employé aux plus infimes besognes et les avait accomplies passivement, sans pensée et même sans rêve.
Il arriva donc qu’un jour où l’on donnait au château un déjeuner de cérémonie à Monseigneur de Fréjus et Toulon et à son vicaire général, la jeune fille qui, d’ordinaire, servait à table, fut indisposée. La comtesse fit venir Arlette.
— Mademoiselle, lui dit-elle, voulez-vous me faire, pour aujourd’hui, le plaisir de servir à table ?
Arlette eut une moue dédaigneuse. La comtesse ajouta :
— Bien entendu, ce service supplémentaire vous vaudra une indemnité.
— Oh ! madame la comtesse, ce n’est pas l’argent qui me fait souci.
— Et qu’est-ce donc, mon enfant ?
— C’est que, dit Arlette, je n’ai pas été engagée pour cela.
— C’est entendu ; mais vous pouvez bien rendre ce service à la maison dont vous faites partie ?
— Sans doute, madame la comtesse, mais je voudrais qu’il fût bien entendu que c’est à titre exceptionnel, et seulement pour faire plaisir à Madame la Comtesse.
— C’est entendu, mademoiselle Arlette. Mais peut-être ne connaissez-vous pas le service de table, et c’est ce qui vous inquiète ?
Arlette se redressa, révoltée :
— Ce n’est pas bien difficile ! dit-elle pincée.
— N’importe ; priez la cuisinière, qui est au courant, de vous l’expliquer. Vous savez, n’est-ce pas, qu’on présente les plats à la gauche du convive ?
— A la gauche ? Parfaitement, dit Arlette, la tête haute. Et elle se promit à elle-même de présenter les plats à droite, pour prouver son indépendance.
— C’est bien. Allez, Mademoiselle, je vous remercie.
Et comme Arlette s’éloignait, elle s’entendit rappeler. Elle portait si haut la tête que la comtesse venait de s’apercevoir que le chapeau d’Arlette était démesuré, hérissé de plumes un peu pelées et de couleurs flamboyantes.
— Vous venez d’arriver à peine, Mademoiselle ?
— Pourquoi, Madame la comtesse ?
— C’est que, dit la châtelaine qui s’amusait, c’est que vous portez là un chapeau de ville, comme si vous alliez sortir pour visiter les belles rues de Marseille.
— Madame la comtesse, je suis enrhumée et forcée de garder mon chapeau sur ma tête.
— Vous le quitterez du moins pour servir à table, j’espère ? lui fut-il répondu avec un sourire.
— Si c’est une obligation, Madame la comtesse, je ne saurais y souscrire, dit Arlette, hautaine, je suis entrée ici pour faire un service au sujet duquel on n’a aucune observation à me faire, car je suis au courant. Pour ce qui est de servir à table, je le ferai volontiers aujourd’hui, par complaisance, mais avec mon chapeau si le soin de ma santé me l’impose.
— J’aime à voir la fierté de votre âme, dit gravement la comtesse.
Arlette se rengorgea — et sortit avec l’allure d’une amazone victorieuse.
Monseigneur de Fréjus et Toulon fut, par précaution, informé des prétentions de Mlle Arlette, dont le chapeau empanaché tournait autour de la table comme un gigantesque papillon en délire. Personne ne pouvait s’empêcher de regarder la donzelle. Elle se croyait admirée, — et, distraite par tant de regards flatteurs, elle renversait minutieusement un peu de toutes les sauces à la droite de chacun des convives.
Huit jours après, Arlette, remerciée sous un prétexte, n’était plus lingère au château.
— Tu comprends, disait-elle à Victorin, je leur ai fait comprendre ma liberté ; et les nobles n’aiment pas ça.
Et, un jour, comme elle répétait, pour la vingtième fois, à Victorin, cette histoire et cette conclusion, en présence de maître Augias :
— Ma pauvre fille, lui dit le vieil instituteur, que vois-tu d’avilissant dans la profession, bien comprise, de domestique ? Bien compris par le maître et par le serviteur, ce métier — car c’est un métier comme un autre — est un des plus honorables. La maison bien ordonnée est une réduction de la société. Chacun de nous ne peut pas tout faire. Le chef d’une maison importante, d’une famille nombreuse a besoin d’être aidé afin de pouvoir accomplir au dehors sa part du travail social. Je ne parle pas des jouisseurs riches et oisifs qui ne valent pas mieux que toi. Mais le maître qui travaille est soutenu par ses serviteurs qui lui permettent de donner son temps, hors de sa maison, à son industrie, ou à ses malades ou à son bureau. Et, sans qu’il soit nécessaire de prononcer de grands mots, la femme de chambre qui, modestement, balaie et frotte chez lui, se trouve prêter une aide indirecte, mais incontestable, à des travaux supérieurs, nécessaires à tous et dont elle est incapable.
Arlette pensait : — Cause toujours…
Elle aimait beaucoup cette locution.