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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XXIV
DEUX INDÉPENDANTS

Arlette, demoiselle d’arrière-boutique à Marseille, rue Saint-Ferréol, jouissait, tout en manœuvrant une machine à coudre, d’un bonheur ineffable qui était de voir, par une fenêtre basse, les passants d’une rue transversale, affairés ou nonchalants, et dont quelques-uns, vieux ou jeunes, lui souriaient parfois.

Elle écrivait à Victorin :

— « Ne viens pas encore me voir. Je m’installe peu à peu. Je veux que tu me trouves dans une chambre mieux arrangée ; et, pour cela, il faut que je travaille encore à me gagner le prix d’un joli mobilier. Pour le moment, je suis en garni. Je te dirai quand tu pourras venir. »

Victorin ne s’expliquait pas qu’il n’eût plus aucune impatience de la retrouver. Il acceptait ces délais avec une involontaire satisfaction. Tout en se considérant comme engagé vis-à-vis de la jeune fille, il accueillait presque avec joie la nécessité de retarder le rapprochement. Quand il constatait en lui-même ces dispositions :

— Sans doute, se disait-il, la recommandation de mon pauvre grand-père m’a impressionné, et tous ces retards seraient pour lui faire plaisir. Retarder le moment de la revoir, c’est bien le moins que je puisse faire pour donner satisfaction au pauvre mort. Et puisque l’ajournement vient d’Arlette elle-même, je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis d’elle. Et, ainsi, je contente ma mère qui m’a dit, le jour où le grand-père est mort : « Attends au moins d’avoir fait ton service militaire… Grand-père t’aurait demandé au moins cela. C’est l’avis de ton père. Donne-nous ce petit contentement. D’ailleurs tu n’as pas encore l’âge de te marier si nous ne sommes pas consentants. »

Victorin, à ces paroles de sa mère, avait secoué la tête ; il comprenait bien ce qu’elle se pensait : elle voulait gagner du temps, et son père de même.

Et les jours coulaient ; les saisons se déroulaient, amenant des travaux différents, dans la beauté changeante et éternelle des champs, des bois et des ciels.

Pendant ce temps, Arlette jouait à la dame, les dimanches, en toilettes bon marché, mais voyantes et taillées sur des patrons à la dernière mode. Quand il le fallait, elle obéissait, comme les plus libertaires des suffragettes, aux tyrannies absurdes des tailleuses et des modistes. Quand il le fallut, elle mit, comme le disait assez heureusement son camarade Augustin, ses deux jambes dans une seule jambe de pantalon, c’est-à-dire qu’elle se glissait dans un fourreau de parapluie ; en d’autres termes, qu’elle était entravée. Elle ne put faire un pas sans risquer de choir, nez contre terre, du haut de ses talons hauts comme des petites échasses. Et cela lui valut une mésaventure amusante.

Un dimanche, comme elle avait résolu de faire une promenade au bord de la mer, avec Augustin, vêtu, lui, d’une jaquette noire, mains gantées et jonc à la main, — ils allèrent prendre le tramway du Prado. La voiture s’apprêtait à démarrer, quand, suivie de son chevalier, Arlette se présenta à la coupée. Le contrôleur, indulgent pour une jolie fille, fit attendre… Mais, lorsqu’Arlette voulut séparer son pied droit du gauche et l’élever jusqu’aux marches de la voiture, la robe étroite, le fourreau, l’entrave, le maintinrent à bonne distance du but visé. Le contrôleur se prit à rire ; Augustin s’écria :

— Au diable, les robes étroites !

Les voyageurs les plus impatients mirent la tête aux fenêtres pour connaître la cause du retard ; quand elle fut comprise, la gaieté gagna la remorque :

— Montera ! montera pas !

Arlette, perdant la tête, renouvelait ses tentatives ridicules, sans même songer qu’il eût mieux valu, pour tout le monde, qu’elle y renonçât… Un bourgeois de maintien sévère cria, du haut de la plate-forme :

— En voilà assez, c’est grotesque !

Alors Augustin eut une idée géniale, de celles qu’inspire le désespoir aux hommes d’action. Il tira de sa poche son couteau bien affilé, l’ouvrit et, saisissant par le bas la robe étroite, il la fendit, des pieds à la taille, d’un seul trait. L’étoffe crissa. Les jambes jouèrent. Arlette, suivie d’Augustin, s’élançait au milieu des rieurs. Le tram, délivré, put démarrer.

Malgré ses promenades avec Augustin Augias, et les familiarités qu’elle lui permettait, — Arlette ne lui donnait aucun gage. C’est vaguement qu’elle lui permettait une espérance d’épousailles. Tant qu’elle pouvait espérer, elle, quelque chose de sérieux du côté de Victorin, elle était trop habile pour risquer de compromettre l’avenir. Tout était calcul en elle. La diplomatie lui tenait lieu d’honnêteté. Victorin pouvait venir à l’improviste. Il la trouverait dans une mansarde qui n’était pas encore celle d’un palais, mais la vierge qui l’occupait restait froidement digne de devenir une Bouziane.

Quant à Augustin, étonné des sagesses d’Arlette, il végétait, pauvre balayeur de salles, dans une richissime maison de banque, où, journellement, lui apparaissaient, derrière une grille solide, des monceaux d’or et de billets bleus. D’abord, cela lui avait donné envie ; puis, peu à peu, il s’était habitué à voir ces trésors comme on regarde les astres du ciel, avec le sentiment qu’ils sont à l’infini. Mais il lui restait un autre sentiment : celui d’une irrémédiable déchéance. Il se disait :

— Je ne serai jamais rien, ni bourgeois, ni ouvrier, ni paysan ; rien, pas même un brave serviteur dans une maison qui sache rendre justice à mon mérite ; rien, je resterai un valet d’administration, dont la Société, qui l’occupe mécaniquement, ignore tout, les ambitions, les justes désirs et les amères souffrances.

Il y avait bien l’amitié d’Arlette ; mais les froideurs calculées, mesurées, de la rusée donzelle, avaient porté fruit. Il la contemplait comme il regardait les billets bleus et l’or de sa banque, avec un sentiment de morne désolation. Jamais elle ne serait sa femme.

En songeant à son père, aux leçons qu’il en avait reçues, et à l’impossibilité d’un retour au pays, retour que lui interdisait son orgueil, Augustin, parfois, se répétait que, lorsqu’on veut, on peut mourir, échapper à tout.

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