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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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ARLETTE DES MAYONS

Chacun de nous travaille
à refaire la France.

I
LE DÉPIQUAGE DU BLÉ

— Victorin, tu ne nous feras pas le chagrin d’épouser cette fille, dit le père.

Les deux hommes s’en venaient de l’aire, où, depuis le lever du soleil, sous les pieds de deux forts chevaux aveuglés d’œillères closes, on avait foulé le blé. Maintenant le père et le fils ramenaient à l’étable les bêtes lourdes de fatigue. Depuis l’aube, le père n’avait pas prononcé dix paroles, et voici que, la matinée finie, — au moment de goûter un peu de repos dans la maison aux volets pleins et entrebâillés, — le paysan disait cela à son fils parce qu’il jugeait que le moment en était enfin venu. Jamais auparavant il n’avait touché ce sujet.

Le fils, qui ne fut pas étonné, ne répondit pas.

Tous deux marchèrent en silence vers l’étable obscure et fraîche, dont la porte basse, qui encadrait du noir intense, avait un seuil de soleil. Sous l’ombre des grands chapeaux de paille, leur face rasée scintillait de sueur par endroits ; et, aussi, la sueur luisante se voyait suspendue aux rudes soies de leur poitrine velue, dans l’écartement des chemises de couleur. Tous deux avaient des pantalons de grosse toile bise, retenus, malgré la chaleur d’été, par une « taïole » bleu et rouge ; et, à travers les épaisses semelles de leurs souliers cloutés, ils ressentaient l’ardeur de la terre.

Ils s’arrêtèrent, à dix pas de la maison, sous l’ombre de quelques vieux mûriers, devant le puits coiffé d’un dôme et clos d’une solide porte, comme une caverne d’Ali-Baba. En ce pays ardent, on enferme l’eau comme un trésor. Victorin ouvrit la petite mais lourde porte grinçante ; il repoussa de la margelle, dans le vide, le seau de bois vermoulu, qui se balança sous la poulie de fer au bout de la chaîne. Avec des crissements joyeux, le seau descendit vers la fraîcheur du fond. Bientôt remonté, il fut vidé dans la conque où nageait une grosse éponge. L’éponge en main, le jeune homme mouilla abondamment les naseaux poussiéreux des deux bêtes.

Le père surveillait ce travail, et, quand il le vit terminé, il rentra dans la maison, laissant à son fils le soin de conduire et d’attacher les chevaux dans l’étable, devant les râteliers gorgés de foin.

A présent, les deux hommes étaient assis dans la salle obscure, où le jour ne pénétrait que par le léger entrebâillement des volets pleins et de la lourde porte. La pesante table rectangulaire touchait le mur du fond. Aux deux bouts, le père et le fils se faisaient face. La mère les servait. On entendait bourdonner une abeille. Ces gens, à cette heure grave, vivaient en silence, appliqués à leur besogne, qui était, pour les hommes, de se refaire des muscles en mangeant à leur suffisance ; pour la femme, de les aider à réparer leurs forces d’où dépendait la santé de la famille, la stabilité de la maison, l’avenir commun. Ils mangeaient donc silencieusement, et elle les servait sans rien dire. Et tous, sans avoir même à y songer, étaient pénétrés de l’importance de cette minute, — car la famille Bouziane, de l’aïeul, qui somnolait en ce moment dans une chambre au-dessus de leur tête, jusqu’à ce Victorin, son petit-fils, en passant par le père et la mère, tous, tour à tour, avaient été élevés dans le respect de la vie ordonnée et dans l’amour du travail, loin des déclamations du siècle.

La famille Bouziane ! on la citait comme un exemple extraordinaire de volonté et de probité simples. On disait d’elle couramment : « Ça, c’est des gens d’ancien temps ; » ou : « à l’ancienne mode ; on n’en fait plus de comme ça. »

Les Bouziane, depuis des siècles, n’avaient jamais quitté le pays. Par les hommes, ils descendaient à coup sûr des Sarrazins, longtemps et fortement établis non loin des Mayons, à La Garde-Freinet, au sommet de la chaîne des Maures, dans la Provence du Var.

Aujourd’hui, cette famille, ayant abandonné les hauteurs de La Garde-Freinet, habitait, dans la plaine onduleuse, sa bastide, largement et solidement assise sur un terrain incliné à peine vers le midi, entre Gonfaron et les Mayons.

Les Mayons, ce mot signifie : les maisons. Maisons paysannes, asiles nobles d’antiques roturiers ; ils étaient là sur leur sol d’origine, à moins d’une lieue de Gonfaron, presque au pied du massif des Maures, à la lisière des bois de pins qui dévalent le versant nord de la chaîne, où les arrête la grande culture des vignes.

Les Bouziane mangeaient. Les mâchoires aux blanches dentures broyaient, avec lenteur, un pain sec qui « crenillait » allègrement. Le chien, un chien courant, bon gardien de la demeure, les considérait assis sur sa queue.

— Ne vous occupez pas de lui, je lui ai donné. Il a mangé à sa suffisance, dit la mère Bouziane.

Elle apportait aux deux hommes les radis bien frais, les premières pommes d’amour, le lard grillé ; puis elle battait sa demi-douzaine d’œufs, et apprêtait la poêle où allait cuire et se dorer l’omelette aux oignons — la moissonneuse.

Quand ils auraient fini, elle monterait sa bouillie au vieux, là-haut, qui, depuis une année, s’était couché pour mourir et qui n’y parvenait pas.

Ensuite, comme de juste, elle penserait à elle-même ; et, tranquille enfin, prendrait seule son repas, mieux à son aise que s’il lui avait fallu, s’étant mise à table avec les travailleurs, s’interrompre de manger et se lever à toute minute pour chercher une chose ou l’autre.

— Ça ne serait pas sain, songeait-elle.

Et nos pères avaient raison de tenir à l’usage, aujourd’hui perdu, de faire manger la femme après les hommes, sans l’offenser, et bien au contraire, c’est-à-dire lorsqu’enfin elle peut prendre sa nourriture en toute tranquillité.

Sur cette terre de souffrance où il faut travailler, le travail, si on le distribue avec intelligence, se fait plus vite et mieux, pour le plus grand avantage de tous et de chacun. Telle était du moins la pensée des Bouziane, depuis des siècles, — depuis le jour où leurs ancêtres sarrazins étaient venus en terre de Provence, se mêler aux Liguriennes et fonder une race toujours vivante et prospère.

Pendant tout le repas, le père et le fils n’échangèrent pas cinq paroles. Ils mangeaient et buvaient en silence, tandis que, dans cette ombre, leurs corps apaisés, exhalant le soleil du matin, reprenaient fraîcheur lentement.

Le père ne s’étonnait point que le fils n’eût pas répondu sur-le-champ à son objurgation sévère. Il comptait que Victorin verrait son « devoir » (il se servait de ce mot) et qu’il s’y tiendrait, une fois averti. Et puis, les choses de sentiment, de passion, d’intérêt même, on n’y saurait penser toujours. Quand on travaille « chez nous » — on est tout au spectacle de ce que l’on fait. Pour l’heure, les hommes mangeaient. Tout le matin, on avait « foulé », tout à l’heure on foulerait encore ; et dans leur tête — pleine de la vision d’une aire qui flamboyait sous des éparpillements de longues pailles d’or, entremêlées et rigides, et où tournent inlassablement les deux chevaux au train monotone — il n’y avait pas place pour les raisonnements.

Ils étaient allés se coucher un instant à l’ombre des mûriers, près du puits, faire un peu de sieste. L’un s’était dit : « Il ne l’épousera pas », l’autre : « Bien sûr que je l’épouserai » ; mais c’était tout ; cela s’était murmuré en eux une fois ou deux, et cela, aussitôt, avait été couvert par le frappement du pied des chevaux dans la paille où le grain jaillit sourdement de l’épi… « Hue ! le Rouge ! — T’arrête pas, le Blanc ! Hue donc et fais courage ! » Puis un peu de somnolence était venue ; et quelque chose comme une nuit claire et douce avait voilé à demi le tableau ensoleillé qu’ils avaient tous deux sous le crâne.

La sieste finie, ils reprirent leur besogne ; et cela ne changea rien en eux, puisque, même, durant leur repos, ils avaient revu en imagination ce qu’ils revoyaient maintenant en réalité. Sous les pieds des chevaux, les longues pailles rigides et fines bruissaient, et, tout le long de chacune d’elles, le soleil allumait une fine aiguille de feu ; et ces millions d’aiguilles longues, ces traits de feu, sans cesse se croisaient et se décroisaient… Au milieu de cet embrasement, les chevaux viraient, viraient, dépiquant le blé encore et encore. Victorin, au centre de l’aire, faisait passer les longes derrière son dos, de sa main droite dans sa gauche ; le père Bouziane, la fourche au poing, patiemment, lançait sous le pied des bêtes de nouvelles gerbes, les éparpillait, les renouvelait sans cesse ; et, ainsi occupés, le père et le fils, tous deux suaient, brûlants de vie, dans un flamboiement de lumière opulente et de joie physique.

Le soir vint ; le feu torride cessa de tomber du ciel, comme ruissellent les grains d’un crible, sur la terre crevassée ; une douceur se fit, qui gagna cultures et bois comme une marée les rivages ; le jour, si longtemps exaspéré, s’apaisa, se mêla enfin de rêverie ; tout ce que, tantôt, il enveloppait, accablant, ne pouvait alors penser qu’à lui ; maintenant les choses se reprenaient ; elles se ressaisissaient, faisaient retour sur elles-mêmes ; la vie individuelle des plantes et des êtres se retrouvait ; tous les puits clos de la plaine s’ouvraient à cette heure pour donner aux bêtes et aux gens un peu de leur trésor d’obscure fraîcheur ; une poulie lointaine criait faiblement, avec le charme d’un appel d’oiseau qui cherche un abri pour la nuit ; c’était l’heure où les amoureux, revenant du travail, rencontrent, près des margelles, les belles fiancées qui vont quérir l’eau pour le repas du soir…

Alors les deux Bouziane ramenèrent leurs chevaux à l’étable ; et, comme ils arrivaient près du puits, Victorin, répondant enfin aux paroles que son père avait prononcées le matin, lui dit :

— Et pourquoi, mon père, que je ne l’épouserais pas, Arlette ?

Le père Bouziane éprouva dans son cœur une secousse. Cependant il n’en fit rien voir.

— Plus tard, dit-il, s’il le faut, je te dirai ça ; pour l’heure, réfléchis à ma volonté, et tu verras bientôt par toi-même les raisons pourquoi ce que je t’ai dit — je te l’ai dit.

Sans parler davantage, ils soupèrent — puis, assis sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, fumèrent leur pipe sous les étoiles.

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