Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XXIII
CONSEIL DE FAMILLE
Le temps des violettes était arrivé. On voyait leurs feuilles, en touffes bien rondes, bien vertes, en longues lignes, sur la terre brune fraîchement remuée, sur de grands espaces. C’est une des cultures du Midi. De Carqueiranne, d’Hyères ou de Nice, où elles pullulent, la mode vient de cultiver les violettes sur divers points de la région du Var qui avoisinent la ligne du P.-L.-M. Les Bouziane s’essayaient à cette culture depuis deux ou trois ans. Les douces petites fleurs ne manquent pas à leur réputation, qui est d’être modestes. Sous les touffes très drues, et sous l’ombrelle des feuilles larges, elles sont tapies dans l’ombre comme de sages fillettes des temps d’autrefois. Mais autour d’elles, l’air est tout chargé de leur charme parfumé ; on les devine de très loin, et c’est un enchantement de saison. Peu d’entre elles, pourtant, restent au pays. Comme des Arlettes, mais bien malgré elles, elles s’en vont dans les villes, les innocentes, à Marseille, à Lyon, à Paris. Elles entreront dans les cafés : « Violettes, M’sieu ? » Elles seront vendues le long des trottoirs boueux, sous les bruines d’octobre, à la lueur blafarde des réverbères, à la sortie des cafés-concerts et des théâtres, aux portières des fiacres, par des petites filles suspectes. En attendant, les violettes des Bouziane embaumaient les alentours de leur bastide. Ah ! si elles avaient connu leur future destinée ! et si elles avaient pu parler à Victorin ! Bien mieux que maître Augias ou son ami Arnet, elles auraient réussi à le convaincre :
— Reste au pays, lui auraient-elles dit, reste attaché à la terre, sous le bon soleil d’ici. Ne va pas là-bas, sous les pluies et dans la boue. Nos sœurs de l’an passé y sont mortes misérables. On les a ramassées par milliers, aux heures grelottantes du matin, parmi les vils déchets des grandes cités. Tu la connais pourtant, la chanson de Cigalous.
Et toutes, en chœur, à voix menues, auraient chanté, sous les touffes vertes, leur chanson parfumée, exhalée dans les souffles d’automne :
Mais les petites violettes ne parlent pas. Et Victorin, décidé à l’exil, préparait avec soin son propre malheur. Cette décision, et le trouble où elle le mettait, se trahissait au-dehors. Et la mère Bouziane disait au père :
— Comme il change, notre Victorin ! Cette fille l’a désavié.
Elle ajouta :
— Ce matin, quand j’ai étalé, là-haut, dans la chambre à côté de celle du grand-père, les bouquets de violettes pour lesquels je ne trouve plus une place en bas, tant il y en a cette année, — et pendant que je commençais à les compter et à les aligner dans les corbeilles, l’esprit du grand-père s’est réveillé, et il m’a appelée : — « Norade ! »
Le père Bouziane devint attentif :
— Son esprit s’éveille ? interrogea-t-il. Que t’a-t-il dit ?
— « Vous m’avez appelée, grand-père. Que voulez-vous ? » Il m’a dit : « Qu’est-ce que c’est qui sent si bon ? Est-ce que c’est déjà les violettes ? et la récolte est-elle bonne ? » « Très bonne, grand-père. » « Alors, a-t-il dit, c’est que le bon Dieu, qui m’avait oublié, a pensé à moi : je pourrai mourir content. » « Vous ne mourrez pas encore, grand-père ». « J’en ai tant d’envie, Norade ! j’ai un gros sommeil. »
— C’est bon ! dit Bouziane à sa femme. Lui qui ne t’appelait plus, même pour manger !… Je crois qu’il faut profiter du moment pour lui faire dire, devant notre pauvre Victorin, son opinion sur Arlette.
Le jeune homme fut appelé.
— Petit, lui dit sa mère, l’esprit du grand-père s’est éveillé. Je ne crois pas que ce soit bon signe. Tu sais que les vieilles vïores (lampes), quand elles n’ont plus d’huile, au moment de s’éteindre, font un gros éclat de lumière, le temps d’un éclair. Il se peut bien que le grand-père en soit là. Alors ton père a décidé que nous montions tous les trois lui parler, qui sait ? pour la fois dernière. Peut-être qu’il aura quelque recommandation à nous faire. Pas pour les choses d’argent, pechère ! mais comme qui dirait un peu de testament d’amour. Au moment de mourir, ceux qui nous aiment voient plus clair que nous sur ce qui nous est bon. Té, aide-moi encore à monter (puisque nous allons là-haut, profitons), ces trois grandes corbeilles de violettes.
Tous trois prirent chacun à deux mains un des grands paniers, débordants de fleurs.
Misé Bouziane, suivie des deux hommes, montait l’escalier en colimaçon. Arrivée à l’étage, elle eut une inspiration.
— Allons lui montrer nos banastes. C’est une richesse ! Ça lui fera plaisir.
Tous trois entrèrent dans la chambre du vieillard. Assez vaste, tout fraîchement reblanchie à la chaux, cette chambre, par une étroite fenêtre, regardait la plaine. Le grand lit de bois occupait le milieu de la pièce, le pied vers la fenêtre, ce qui permettait au vieil homme de regarder encore, parfois, le ciel, les vignes, les pinèdes. Sur un des murs, et visibles pour l’homme couché, étaient accrochés un casque et un sabre, ceux mêmes de son père, le soldat de Napoléon Ier ; au-dessous de ces reliques, la médaille de Sainte-Hélène ; au-dessus, un crucifix. Le grand-père Bouziane les vénérait, ces reliques. Aucun autre meuble dans la chambre, qu’une table et deux chaises. Au moment où entrèrent ses deux enfants et son petit-fils, l’homme, bien qu’il eût les yeux ouverts, paraissait dormir. Les draps blancs se rabattaient sur une couverture tricotée blanche. Dans sa chemise de forte toile, très blanche, les bras hors des couvertures, comme rigides le long du corps, — il sommeillait d’esprit, la tête relevée sur l’oreiller blanc, la face maigre, osseuse, le nez busqué, le menton saillant, la peau tannée par quatre-vingt-dix ans de soleil, avec des rides sans mollesse, comme creusées au couteau dans du bois.
Au bruit qu’avec leurs gros souliers cloutés, les trois personnes firent en entrant, il n’eut pas un mouvement ; il rêvait, — comme déjà hors la vie, loin de la rumeur des autres vivants, — un rêve de feuillages, de sources, de prairies ondulantes, de moissons heureuses. Un moment, ses visiteurs demeurèrent immobiles, saisis du respect même qu’on a devant les morts.
Tout à coup, sans que la tête fît un mouvement, les lèvres remuèrent :
— Comme ça sent bon, ici ! murmura-t-il ; ça sentait déjà bon depuis ce matin ; à présent, c’est meilleur, plus fort… On se croirait en plein mitan du champ de violettes… On dit que les saints ont bonne odeur dans le Paradis ; ils n’ont pas mieux ! acheva-t-il d’une voix très haute.
Mais il ne remua pas.
Sa belle-fille alors prononça :
— Voulez-vous les voir, les violettes, grand-père ? Nous sommes là, moi, votre fils et Victorin, tous les trois avec nos banastes pleines ; nous avons pensé que vous auriez plaisir à les regarder.
Et, comme la tête du vieillard ne remuait toujours pas :
— Tournez-vous un peu de notre côté.
La voix du vieillard répondit :
— Non. Je suis beaucoup fatigué.
Alors, misé Bouziane, passant au pied du lit, éleva vers lui sa banaste débordante, d’où tombèrent deux ou trois bouquets sur la blancheur du lit. Les yeux du vieillard étincelaient :
— C’est magnifique ! dit-il.
Il y eut un long silence.
— Norade, dit Bouziane, pose, comme nous, ta banaste sur la table ; et rangeons-nous tous trois au pied du lit, que le grand-père nous voie.
Et quand tous trois furent au pied du lit :
— Père, dit Bouziane, m’entendez-vous ? me reconnaissez-vous ?
Le vieillard, sans faire un mouvement, répondit d’une voix profonde :
— Oui, Bouziane ; oui, mon fils.
— Eh bien ! mon père, j’ai un conseil à vous demander. C’est pour votre petit-fils, Victorin, qui est là et qui m’écoute.
Victorin, entraîné, dit à son tour :
— Je suis là, grand-père.
Le vieux dit :
— Je te reconnais, petit Bouziane,… mon petit-fils Victorin.
Une émotion les gagnait tous les trois.
— Eh bien ! voilà, mon père, de quoi il est question. Vous vous rappelez la petite Arlette ?
— Oui, dit la voix creuse, qui déjà semblait venir d’un lointain.
— Et puis, vous connaissez aussi Martine ?… Martine des Revertégat ?
— Oui ! — dit la voix, ferme sans inflexions.
— Belle fille et bonne travailleuse… Nous voulons, mon père, que Victorin la prenne en mariage.
— Bon ! fit la voix lointaine.
Victorin se mordait les lèvres pour ne pas pleurer. Il avait, de tout temps, beaucoup aimé son grand-père.
— Eh bien ! dit le père, Victorin veut nous désobéir ; il se cherche son malheur. Pour rejoindre Arlette, qui a quitté les Mayons, il veut quitter le bien et la maison des Bouziane ; il veut Arlette ; il veut l’épouser. Quel conseil lui donnez-vous ?
Comme s’il eût eu à se défendre contre une agression brutale, inattendue, le vieux, la face crispée soudainement, l’œil luisant avec dureté, se souleva comme s’il eût bondi ; et maintenant, assis, sa chemise entr’ouverte sur sa poitrine montrant son cou long et maigre, aux tendons en saillies, il éleva son bras droit ; et, la main fermée, l’index dressé, il fit le geste qui veut dire « non ». Le torse retomba en arrière, la tête reprit sur l’oreiller la position et l’immobilité qu’elle avait tout à l’heure ; les yeux demeurèrent ouverts ; ils semblaient, par-dessus les têtes, regarder la lumière du dehors ; les lèvres s’entr’ouvrirent pour laisser échapper un menu souffle…
Victorin sanglotait. Bouziane et sa femme prirent des violettes à poignées, et, les répandant sur le lit, ils semblèrent offrir à l’ancêtre mort les prémices de la récolte nouvelle.