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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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IX
LE VIEUX QUI DORT LA-HAUT

Quelques jours plus tard eut lieu, aux Mayons, la fête des Amis de Maurin des Maures.

Maurin, ce personnage de roman, représentation fidèle d’un type réel, a pris assez de notoriété pour avoir, après sa mort, plus d’amis que n’ont coutume d’en avoir les vivants. Et de ces amitiés, son historiographe, Jean d’Auriol, a hérité. Autour de lui et de l’ombre de Maurin, une ou deux fois dans l’année, se groupaient pour un banquet les membres de la société fondée sous ce titre : les Amis de Maurin. Et la fête avait lieu, chaque fois, dans une commune différente, mais dans le royaume de Maurin, c’est-à-dire dans la région des Maures.

Cette année-là, le banquet eut lieu aux Mayons, sous les fenêtres de l’école, sur la terrasse qui domine la plaine magnifique, la vallée de l’Aille.

Au-dessus de la table, flottait une longue banderole portant ces mots en augustales :

LES AMIS DE MAURIN DES MAURES

C’est là qu’Arnet porta son fameux toast :

— Maurin, Messiès, était roi des Maures, et, en cette qualité, cousin de tous les chefs d’État. Moi, j’étais un bon cousin de Maurin. Et les cousins de nos cousins étant nos cousins, je bois à la santé de mon cousin, le Président de la République.

De ce toast, le succès fut grand. On applaudit à tout rompre. Et, comme les tambourins et les galoubets invitaient un chacun à courir vers la salle de bal, on s’y rendit au milieu des rires et des chansons. Les filles des Mayons rayonnaient de gaieté. Tout était lumière. Les yeux noirs pétillaient de malice heureuse. M. le Maire marchait entouré de félicitations sur le succès de la journée.

Le bal s’ouvrit dans la salle verte, close par des guirlandes de myrte et de laurier. Les pavillons ondulaient à la brise. Des étamines multicolores, horizontalement tendues, couvraient toute la petite place. De cette place part une rue courte qui va tout à coup plongeant dans la forêt de châtaigniers — et qui, en souvenir de cette journée, fut baptisée du nom de Jean d’Auriol.

L’occasion était bonne pour Arlette de se faire remarquer de chacun, et, en particulier, de Victorin, venu à la fête comme tous les gens des environs.

Elle était sur son trente-et-un, Arlette. Elle avait un chapeau quatre fois plus grand que sa tête, traversé de longues épingles aux pointes emboulées comme les cornes d’un taureau de Camargue. Sa robe, à carreaux de couleurs voyantes et alternées, était comme un vitrail de brasserie allemande. Ses talons semblaient de petites échasses, et l’obligeaient à marcher sur ses pointes. Elle avait une ombrelle groseille. Et, détail charmant, ses doigts, qui pinçaient un mouchoir de poupée bordé d’un feston rose, retenaient un porte-monnaie à mailles d’acier qui se donnait, au moyen d’un peu de coton, ce que le poète Dol, de Draguignan, eût appelé « une obésité frauduleuse. »

On dit que l’amour est affligé de cécité. Peut-être serait-il plus juste de le dire affligé d’un daltonisme spécial qui lui montre en beau les plus vilaines couleurs.

Victorin, qui pourtant avait vu des couchers de soleil, regardait Arlette avec complaisance. En cela fils des Maures, nos ancêtres, il ne détestait pas les tons criards et disparates, qui, du reste, perdent de leur brutalité dans la violence des « escandilhados » (embrasements de soleil) qui la font comme fondre et s’unifier en eux.

Sur le passage d’Arlette, on se retournait, ou pour l’admirer ou pour sourire, — mais on la regardait et elle était heureuse.

Victorin s’approcha d’elle.

— Je t’ai gardé, dit-elle, la première contredanse, mon beau Victorin.

— Ma jolie Arlette, répondit-il, tu me l’avais promise.

Ils marchaient côte à côte, allant vers le bal, et, au son des tambourins encore éloignés, leur démarche, involontairement, était un peu dansante.

— Et alors ? dit-il. Interrogation coutumière qui signifie : où en sommes-nous ?

Elle lui avoua comment elle l’avait suivi et surveillé en cachette, quelques jours auparavant, quand il était allé lever le liège — et que c’était l’amour et la jalousie qui l’avaient poussée à cela ; mais que si elle avait voulu se cacher d’abord, c’était de peur qu’on allât exciter, avec des bavardages, les résistances du père de Victorin. Elle dit le trouble qu’elle avait éprouvé lorsqu’il était tombé de l’arbre. Comment Martine, jalouse aussi sans doute, l’avait laissée seule, évanouie, auprès de l’arbre et combien elle avait eu envie d’aller faire une scène à cette Martine, mais que, toujours par prudence, elle s’en était empêchée.

Elle conclut :

— Tu ne l’aimes toujours pas, au moins, dis ?

Très vivement, il dit que non ; mais que Martine lui rappelait les beaux jours d’enfance où, avec lui, elle jouait à attraper des cigales. A ses yeux, Martine n’était pas une femme, comme elle, Arlette. Et puis, elle ressemblait trop, en ses manières, à toutes les autres. Tandis qu’Arlette… Il n’y en avait qu’une, comme Arlette.

— Et ton père ? Est-ce qu’il est toujours aussi en colère contre moi ?

— Je n’en suis pas sûr, mais je le crois. Tu sais, nous autres, à la maison, on ne se parle guère. « Oui, » « non, » c’est tout ; « tu feras ceci ou cela demain, » rien de plus. On se pense les choses, on ne se les dit pas. A quoi bon ? On sait ce qui en est ; il n’en faut pas plus. Voilà.

— Et le grand-père ?

— Il est toujours là-haut, dans son lit. Il n’a que les yeux qui vivent. Lui aussi, qui ne raconte rien, jamais, doit se penser beaucoup de choses cachées. Qui sait ce qu’il y a dans cette tête ? Je me dis quelquefois qu’il doit y avoir comme beaucoup de tableaux pendus. Il les regarde au-dedans de lui. Et ces tableaux sont vivants.

— Comme au cinéma, dit Arlette.

— Il y a des moissons, des vendanges — des chevaux qui tournent sur la paille des aires, en été ; des cuves pleines de grappes sur lesquelles on danse à pieds nus, jambes nues ; et puis, peut-être, des moustouïres, des baisers de sa jeunesse sur l’aire, le soir, ou dans les vignes, le jour. Et, sûrement encore, il y a des batailles, des soldats russes contre lesquels se battent des Français. Et ceux-là lui plaisent beaucoup aussi, puisqu’il a toujours gardé, accroché contre le mur, devant ses yeux, au-dessus de son lit, le sabre de cavalerie que son père, à lui, portait au temps du grand Napoléon. Lui-même a fait la campagne de Crimée. Il aime les soldats. Et l’autre jour, en passant devant la porte de sa chambre, grande ouverte, je l’ai entendu qui radotait des choses de batailles. Entre ses dents, il répétait « Vive l’Empereur ! » Tous ces tableaux doivent vivre encore dans sa tête, mais il n’en dit rien. Il se songe tout et ne dit rien. S’il comprend les choses que, des fois, nous disons autour de lui, dans sa chambre, je n’en sais rien, il les comprend, peut-être. Il m’aimait beaucoup quand j’étais petit. Il y a quatre ans, il était encore, d’esprit, comme tout le monde. Et s’il était maintenant comme il était alors, je lui aurais parlé de toi. Il serait pour nous, je crois ; il voudrait me faire plaisir. Et mon père lui obéirait, parce qu’il a toujours pris et suivi son conseil ; mais, à présent, il ne faut pas songer à le consulter. Son esprit n’est pas plus avec nous que l’esprit d’un mort.

Arlette frissonna ; il étreignit son bras et frissonna à son tour. Ils étaient assis tous deux, depuis un instant, sur le banc qui encadrait la salle de bal. Les tambourins graves vibrèrent en cadence ; le galoubet les accompagna de ses notes narquoises — et Victorin et Arlette se levèrent aussitôt. C’était une polka. Arlette, selon l’usage, mit chacune de ses deux mains ouvertes sur chacune des épaules du jeune homme, et lui, passant ses deux bras sous ceux de sa cavalière, lui plaquait les mains sur les omoplates ; et, au milieu des autres, qui avaient la même attitude, ils tournèrent par petits sauts légers, presque sur place, très lentement, très sérieusement comme tous les autres ; et, à voix basse, ils « se le comptaient au plus juste ». Les spectateurs regardaient en silence. On eût dit d’une danse rituelle. Plus de rires, plus de conversations ; le rythme du tambourin s’entendait seul, réglant le bruit des pas sur le sol. La poussière se soulevait par larges ondes illuminées de soleil, et l’on eût dit un nuage au milieu duquel évoluait, dans un songe, la mystérieuse joie de désirer et d’aimer.

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