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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XXIX
MARTINE

Victorin Bouziane, quand le jour fut arrivé de rejoindre son régiment, était allé prendre congé des Revertégat.

Ils ne prononcèrent pas beaucoup de paroles.

— Tu pars, Victorin ?

— Eh bé, oui !

— Bon voyage.

— N’ajoutez pas bonne chance, disait-il, pourquoi, quand c’est pour la chasse qu’on part, ça porte malheur.

Martine en disait plus long. Elle avait le cœur gonflé. Elle parlait haut et fort, afin de lutter contre son émotion ; et, pour la mieux cacher :

— Notre garçon de ferme, dit-elle, part, lui aussi. Lui et toi, Victorin, ça va faire ici un gros manque. Mais, sois tranquille, nous se débrouillerons. J’ai des bras d’homme, tu en sais quelque chose. Et j’ai du cœur aussi, je t’assure. S’il part beaucoup de travailleurs, nous autres, femmes et filles, nous saurons les remplacer, même derrière la charrue. Une fois, comme tu sais, Marius était malade et mon père avait beaucoup de travail ; il fallait, pas moins, porter tout de suite une charrue à réparer chez celui qui l’avait vendue, à Pierrefeu, et qui est un fameux ouvrier. Et c’est moi qui la portai sur notre charrette. Il y a bien plus de quatre lieues. Et, de m’avoir vue faire le charretier, il y en eut qui se moquèrent. Tant pis pour eux ; on fait ce qu’on doit. J’attelai le cheval à la charrette, je mis mon déjeuner dans le tiroir, ma moins bonne robe et mes meilleurs souliers, le fouet autour du cou comme j’avais vu faire à tous les rouliers ; et hue ! et dia ! me voilà en route en sifflant, figure-toi ! Sur la charrette, j’avais arrangé une chaise bien attachée et, quand j’étais fatiguée, je m’asseyais comme une reine sur son trône ! Et quand je rencontrais d’autres charretiers, j’étais galégée, tu penses ! — « Et alors, la fille, on a les culottes ? » — Notre chien, celui qui est mort, le dogue, était mon porte-respect. A un qui voulait m’embrasser il fit sentir sa dent dure ; et à celui-là, il a fallu que sa femme ou sa mère recouse la culotte, le soir. C’est pour te dire que je ne crains rien. Et d’autres filles sont comme moi courageuses. Il y en a, et beaucoup, qui, vu l’occasion, se montreront, tu verras ! Vous pouvez donc partir tranquilles, les soldats. Si c’est nécessaire, je prêterai la main à ton père ; j’ai labouré plus d’une fois et je sais comment on s’y prend. Je ne te promets pas de dire du mal au cheval, comme vous faites tous, ajouta-t-elle en riant ; mais si c’est nécessaire pour le faire marcher, je saurai lui en envoyer, des sottises ! M. le curé me pardonnera, je pense, vu la nécessité. Allons, embrasse-moi, Victorin.

Et comme il l’embrassait sur les deux joues, elle ne put s’empêcher de souffler tout bas, se sentant amoureuse de son ami d’enfance :

— Je ne suis pas une Arlette.

Et, Victorin parti, elle fit, et au delà, ce qu’elle avait promis.

Plus d’une fois, on la vit aux labours quand son père vaquait à d’autres travaux.

Sa mère ne pouvait s’empêcher de lui dire :

— N’en fais pas trop, notre Martine, que tu ne tombes pas malade.

— Je ne suis pas une fillette, répondait-elle en riant. Quand nos hommes se battent, il faut au moins leur mettre l’esprit en repos, là-bas ; et les femmes doivent les remplacer au travail.

Elle était belle, la petite, quand on la voyait sortir tenant la bride du gros cheval laboureur, pour le mener au champ où l’attendait la charrue.

La charrue dormait couchée au revers d’un sillon tracé la veille. Elle la relevait d’un poing solide, qui n’hésitait pas ; sur le dos de la bête, elle prenait les traits jetés de ci de là et les accrochait à l’araire, tendait les guides de corde dont elle nouait l’extrémité aux mancherons. Les mancherons en main, elle criait : « Hi ! hue ! » La bête avançait ; le soc écorchait la terre ; la terre s’ouvrait lentement ; et le sol dur, celui que la charrue éventrerait au retour, inégal sous les pas de la paysanne, et les mouvements qu’il fallait faire pour peser sur les mancherons, les abaisser ou bien les relever, — tout cela faisait à la belle fille une démarche onduleuse, mais ferme, qui montrait sa souplesse gracieuse et sa force. Tout son corps flexible, selon l’effort nécessaire, se haussait, raide, ou se courbait un peu, faisait saillir les hanches larges, montrait, sous le bas du jupon court, une jambe musclée comme d’un garçon vigoureux.

Et, quand sa bête lasse s’arrêtait pour souffler, la paysanne intrépide, au lieu d’injures, lui criait :

— Souffle, ma pauvre, que je t’ai alassée ! Ce n’est pas encore toi qui me feras lâcher pied. C’est Martine, souviens-t’en, qui t’aura fait demander grâce. Pourquoi est-ce qu’ils vous injurient, les hommes qui labourent ? Tu fais ce que tu peux, comme les hommes et comme moi, chacun selon sa force. Et le bon Dieu saura dire où sont les bons travailleurs.

Alors, toute seule elle riait, et Victorin n’était plus là pour lui dire, comme malgré lui :

— Quelles belles dents il montre, ton rire, Martine !

Alors, la gaieté solitaire de Martine s’arrêtait, et elle se sentait tout près de pleurer.

A plusieurs reprises, elle alla travailler pour le père Bouziane, avec le cheval qui avait l’habitude d’être mené par Victorin.

Et une de ces fois-là, tout de bon, elle se sentit gagnée par les larmes. Elle s’arrêta ; et elle les laissa couler parce qu’elle était seule au milieu du champ, sous le grand ciel, et vue seulement des oiseaux qui passaient.

Et elle dit au cheval à voix haute :

— Allons, hue ! le Rouge ! que c’est pour lui que nous travaillons… Je ne savais pas l’aimer tant, pauvre de moi ! Que Dieu le protège à la bataille ! Hue ! le Rouge ! que tu l’aimais aussi, et que c’est pour lui qu’il faut labourer, nous deux.

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