Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XVIII
LA FAMILLE ET L’ÉCOLE
— Avoir honte de ses origines, répétait souvent M. Augias, rien n’est plus méprisable. C’est un mauvais et absurde sentiment, qui gagne le peuple, bien qu’il soit en contradiction complète avec l’idée démocratique. Toute société s’établit sur la réciprocité des services. Chaque métier travaille pour tous. Le mépris pour un quelconque de ces métiers utiles à tous est un sentiment de riche sans réflexion. Il ne faut pas attendre de voir en quoi les hommes nous sont utiles pour les aimer, mais si on ne les aime pas par charité, ou instinctive ou religieuse, il faut apprendre à les aimer parce que tous nous aident à vivre. Ce qui m’abasourdit, disait M. Augias à M. le curé, c’est qu’un homme, qui travaille de ses mains et qui se prétend républicain, puisse mépriser son propre métier, alors qu’il reproche à l’aristocrate orgueilleux de montrer le même dédain. Il est tout à fait singulier, lorsqu’il n’y a plus d’aristocratie pour mépriser les humbles, que des humbles se mettent à rougir de l’humilité de leur condition.
Le curé, souriant, approuvait, disant :
— Vous prêchez bien, Monsieur Augias.
— Voyez mon fils, reprenait Augias. Quel est son mal, à ce pauvre garçon ? L’orgueil. On peut être justement fier de soi quand on vaut quelque chose, mais lui, par quoi vaut-il ? Il est orgueilleux bêtement ; il souffre d’un orgueil criminel qui le pousse à dédaigner pêle-mêle, sans profit pour lui, tous les talents et mérites qu’il voudrait avoir tous, parce qu’il envie les profits qu’obtiennent le mérite et le talent. Pour moi, je pense que c’est le caractère qui fait la vraie valeur des gens. Oui, la valeur morale, c’est ce qui fait l’homme ; c’est sur cela qu’il faut prendre sa mesure. Lorsque l’homme vaut moralement, il n’y a plus pour lui de situation amoindrissante.
— Où voulez-vous en venir ? dit le curé.
— A ceci, concluait M. Augias, que, si ce que je viens de dire est vrai, l’enseignement des vérités morales est, de beaucoup, le plus important ; c’est le premier ; et c’est justement celui qui fait défaut dans nos écoles ; soit que l’instituteur se dispense de la leçon de morale, ce qui arrive trop souvent ; soit qu’on n’ait pas unifié les formules de morale destinées aux enfants, et c’est là un fait constaté.
Et le curé :
— Je passerais peut-être pour un affreux libéral aux yeux de beaucoup d’autres prêtres, s’ils m’entendaient vous dire que la cause de l’école laïque sera gagnée à nos yeux le jour où les instituteurs penseront comme vous, feront de l’éducation morale leur principale préoccupation, et enseigneront une morale précise, qui s’accorde avec la nôtre ; lorsqu’enfin, ils ne nous traiteront plus en ennemis, n’ayant, pour cela, qu’à respecter la neutralité inscrite dans la loi de la République. Ne vous attendez pas à faire des saints laïques ; mais l’Église ne fait pas quantité de saints religieux. Faites-nous seulement une France de braves gens. Et puis, rien ne saurait empêcher les familles demeurées pieuses de nous envoyer leurs enfants au sortir de l’école.
— Le malheur, dit M. Augias, est que, trop souvent, les familles contrarient notre effort, précisément sur le terrain de la morale. Lorsqu’un enfant s’est mal conduit, si nous usons de l’une des punitions, d’ailleurs peu sévères, dont nous pouvons disposer, il est fréquent qu’une mère ou père jaloux nous reprochent d’empiéter sur leur rôle. L’un d’eux nous arrive parfois en pleine classe, élevant la voix, se répandant en paroles impertinentes ; si bien que le pauvre maître perd, du coup, toute autorité aux yeux de ses écoliers. Il y a là un grand mal, contre lequel il n’a aucun moyen de lutter. Pourquoi de telles interventions sont-elles possibles à l’école primaire, lorsqu’elles sont impossibles dans les écoles d’ordre supérieur ? Tenez, monsieur le curé, je conviens qu’aux Mayons, où l’esprit est excellent, et où j’avais l’affection de tout le monde, la chose ne m’est arrivée qu’une fois. L’institutrice de mon temps fut moins bien partagée. La première fois qu’elle infligea une punition à la jeune Arlette, la mère fit irruption dans sa classe, en mégère, au milieu des éclats de rire du petit monde, injuria si bien l’institutrice et si bien la menaça que celle-ci, pauvre orpheline et timide, renonça définitivement à faire intervenir, pour assurer l’ordre dans sa classe, les sanctions scolaires de la morale laïque.
— Il est certain, dit le curé avec tristesse, que si le professeur de morale est désarmé par les familles, tout est perdu. La morale théorique n’est déjà pas amusante par elle-même ; si celle qui n’a plus les sanctions surnaturelles perd encore les terrestres, elle perd, en même temps, toute vigueur. Mais, à vous-même, qu’arriva-t-il, monsieur Augias ?
— Ceci : le petit Victorin Bouziane m’avait fait une niche irrévérencieuse ; je lui donnai comme punition à conjuguer le verbe « être poli », avec obligation de l’écrire chez lui et de le rapporter le lendemain. Eh bien, Monsieur le curé, le père Bouziane, qui a du bon sens pourtant, mais qui a l’orgueil un peu sauvage de ses ancêtres sarrazins, prit à son compte le reproche d’être impoli que j’avais fait à son fils. Il me l’amena lui-même en classe, le lendemain, pour me dire, sans violence d’ailleurs, mais en présence de mes élèves : « Je n’entends pas, Monsieur Augias, qu’on puisse prétendre que mon fils est mal élevé ; je ne veux pas, non plus, qu’on lui donne un travail supplémentaire à faire chez moi, où il m’est quelquefois utile de me faire aider par lui aux travaux de la campagne. » Du coup, poursuivit M. Augias, je me sentis dépossédé de mon autorité ; mais un mouvement révolté du maître eût amoindri celle du père. Je me tus. L’inspecteur d’académie avait de l’estime pour moi, je lui demandai mon changement, que, par un heureux hasard, il put m’accorder sur-le-champ. Je possédais un peu de bien dans cette commune des Mayons que je n’ai jamais cessé d’aimer. Je m’exilai pourtant ; je n’y suis revenu que le jour où je pris ma retraite. On y a toujours ignoré que j’avais jadis demandé mon changement ; j’y ai retrouvé l’estime et l’affection de la population, et en voici la preuve. Le père Bouziane, dès le premier jour de mon retour, me rencontra et me fit très bon visage, ne s’étant jamais douté une minute qu’il avait pu me manquer d’égards. Or, hier, avec une parfaite inconscience, il est revenu me prier de rappeler son fils à l’obéissance envers son père. « Vous m’avez déjà, il y a quelque temps, lui ai-je répondu, demandé le même service ; et j’ai donné à Victorin l’avis de respecter vos désirs ; mais, voyez-vous, maître Bouziane, vous m’avez, un jour, quand il était petit, reproché, en sa présence, de l’avoir puni parce qu’il s’était montré sans respect pour son maître. Depuis ce temps-là, en lui-même, il a certainement pour moi moins de respect encore que pour vous ; et, s’il n’a pas suivi vos conseils, encore moins suivra-t-il les miens. Et, sans vous offenser, c’est un peu votre faute. » Il a compris, le père Bouziane ; et, la situation étant grave pour sa maison, je crois bien avoir vu dans ses yeux quelque chose comme une larme. Et, me tendant la main : « Je vois bien que j’ai eu tort, dans les temps, maître Augias ; je ne m’étais pas rendu compte que le maître, à l’école, remplace le père. Et qui, alors, aujourd’hui, pourrait parler à mon fils de manière à être entendu ? » — « Écoutez, Bouziane, Arnet m’a dit que le grand-père s’éveille de temps en temps de sa somnolence avec toute sa raison. Expliquez-lui toute l’affaire en présence de Victorin, et demandez-lui conseil. Est-ce qu’il parle, le grand-père ? » — « Oh oui, qu’il parle quand ça lui prend, et il a l’oreille fine des fois. Et quand les mots ne lui viennent pas, il a une manière à lui qui vous impressionne de se faire comprendre, avec des signes qu’il vous fait de la main. »
— Et qu’est-il arrivé, dit le curé, de cette entrevue, qui, en effet, peut impressionner le jeune homme ?
— Elle n’a pas eu lieu encore, dit Augias, et j’en espère quelque chose.