Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XI
LA FAMILLE FAIT LA PATRIE
Le bal était fini. Les tambourins ne résonnaient plus. Les chants avaient cessé. Les étrangers étaient repartis. Victorin allait regagner sa maison lorsque Arnet, qui le rencontra, lui dit :
— En rentrant à ta maison passe chez Augias, ami Victorin ; il te veut parler.
Victorin se rendit chez le vieil instituteur.
Pendant ce temps, le père Bouziane s’occupait de préparer l’avenir de Victorin tel qu’il le désirait.
En vue de ce projet, les Bouziane avaient invité pour le soir les Revertégat. On souperait ensemble, puis on reconduirait les Revertégat jusqu’à mi-chemin de chez eux, sous les étoiles d’été, après avoir fait un peu de veillée. Et ainsi, les jeunes gens, Martine et Victorin, pourraient se parler. La bonne nature travaillerait, comme de juste, pour le mieux, au désir des parents.
La porte du vieil instituteur était ouverte. Néanmoins, Victorin heurta discrètement.
— Entrez, cria Augias… Ah ! c’est toi, Victorin ! Je suis content de te voir. Je constate avec plaisir que tu n’as pas oublié ma leçon d’autrefois. Tu sais ? ma dictée qui était une leçon de morale civique, Charbonnier est maître chez lui. Le domicile est sacré. Chacun, dans sa maison, est son roi. C’est là, mon garçon, qu’on s’appartient tout entier. Et de ce royaume, on a le droit de jouir à sa volonté, quand on respecte ce même droit au seuil de tous les autres citoyens.
Il développait un de ses thèmes favoris, le bon vieux maître ; et il ajouta, comme pour lui-même :
— Je ne sais pas pourquoi nos livres d’école ne touchent pas à ces sujets, n’enseignent pas le respect du domicile, et de tous les droits d’autrui, lequel respect, par un juste retour, attire sur les nôtres le respect de chacun. Nous enseignons les lois du calcul — mais pas assez les lois morales. Il y en a pourtant d’inflexibles, de nécessaires.
Il marmonnait, semblant se parler à lui-même ; c’est qu’il songeait à son fils ; et il soupira profondément.
Il conclut enfin :
— Et si l’on parle de ces choses aux enfants, c’est sans y mettre l’émotion qu’il faut, sans essayer d’en faire comprendre l’esprit, l’importance véritablement sacrée. Victorin, fit-il brusquement, pourquoi ne veux-tu pas suivre les conseils de ton père ?
Victorin fronça le sourcil ; et, bien qu’il eût compris, il répliqua :
— Quels conseils ?
— Il ne veut pas d’Arlette pour sa bru.
— Et moi, dit Victorin avec fermeté, je la veux pour ma femme. C’est mon affaire, je pense.
Le conflit s’affirmait fortement. La lutte était déclarée entre les deux droits, le droit moral du père et le droit légal du fils.
— Tu défends ton plaisir et ton père défend tes intérêts, voilà la différence ; tu défends ton plaisir du moment, et ton père, le bonheur de toute ta vie.
— Mon père défend son caprice. J’épouserai Arlette, c’est mon droit ; mon père ne peut pas m’empêcher d’aimer qui j’aime.
— Il peut essayer de t’arrêter au moment où il croit que tu vas faire une sottise dont tu souffriras un jour. C’est son droit et c’est son devoir. Ton émotion de jeunesse t’entraîne et t’aveugle. Tu cherches avant tout ta satisfaction du moment. Et c’est parce qu’il n’est pas troublé, lui, comme tu l’es par ta jeunesse, qu’il juge sainement tes actions. Il a maintenu la famille Bouziane. Il ne veut pas que tu la détruises en y faisant entrer une fille qui n’est pas de sa race moralement. Elle n’est pas même du terroir. Il est dans son rôle de père, qui est de te guider pour ton bien.
— Qu’il me laisse tranquille, dit Victorin d’un air farouche. Qu’est-ce qu’on doit à son père ? Est-ce pour mon intérêt qu’il m’a mis au monde ? Il n’y pensait guère à ce moment-là ! il ne pensait qu’à son plaisir.
Augias eut un grand mouvement de révolte, une colère intérieure. Ainsi ce brave Victorin, ce paysan, fils de paysans aux mœurs traditionnelles, était infecté du poison moderne, qui est d’origine tudesque. Il méprisait et insultait l’autorité, ou, plus simplement, l’expérience paternelle ; il faisait pis encore : il niait la sincérité et la légitimité du conseil affectueux.
— Malheureux ! cria le vieux maître, ne vois-tu pas que tu es coupable, toi, de ce que tu reproches à ton père injustement ? Car, lui, en choisissant sa femme, il l’a prise dans des conditions qui promettaient à leurs enfants tout le bonheur possible ici-bas. Tandis que, toi, as-tu pensé à l’avenir que tu promets aux enfants d’une Arlette ?
— Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait à tous, cette pauvre Arlette ? Qu’a-t-elle fait à mon père ?
— Ce qu’elle nous a fait ? dit gravement Augias ; ce qu’elle lui a fait, à ton père ? Ceci : qu’elle méprise la terre ! Tout est là. Elle lui préfère les mauvais livres et les journaux. Et pourtant, poursuivit le vieil instituteur, qu’y a-t-il de plus beau que de posséder un morceau de cette boule du monde sur laquelle nous vivons, et d’en tourner et retourner le sol, pour en faire sortir ce qui nourrit et ce qui fait la joie : le pain et le vin ?
Un rayon d’enthousiasme brillait dans le regard du vieil homme.
— Le paysan, poursuivit-il, est vraiment l’homme dont aucun des autres hommes ne peut se passer. As-tu réfléchi à cela, Victorin ? et que la terre est à lui plus qu’à personne autre ? Il devrait le savoir et y penser chaque jour, pour être fier de son sort. Mais non ; voilà qu’une rage vous prend tous d’aller dans les villes ! Vous voulez qu’on vous appelle ouvriers agricoles ; ou de cet autre nom : travailleur de terre : comme si le mot de paysan n’était pas un plus beau titre ! Vos bastides, où n’habite qu’une famille, prennent l’air pur et la lumière à pleines fenêtres ; et, même au fond de vos intérieurs, vous buvez la lumière et l’air à pleins poumons ; et, malgré tous ces avantages, qui sont grands, vous rêvez d’habiter une mansarde dans des maisons à sept étages, ces maisons qu’avec Arnet on peut dire faites de caisses entassées, de cages superposées. Les façades y voient les fenêtres de leurs vis-à-vis ; le derrière de ces maisons regarde des cours, obscures à midi comme des puits ! Et quoi encore ? Ah ! Le chapeau mou vous gêne ; il vous en faut un bien dur, et des vestes avec des pans inutiles, des manières de jupons comme aux femmes. Et à nos filles, il faut de la toilette ! Elles ont appris à lire. A quoi ça leur sert-il ? A acheter des journaux de modes. D’après les images de ces journaux, elles peuvent copier les toilettes des belles madames dont elles se moquent parce qu’elles les jalousent. Mais, mon pauvre Victorin, sais-tu qu’une femme qui aime la toilette fait le malheur d’une maison même riche ? Alors, quel bonheur peut-elle donner à des gens comme toi, qui, sans être pauvres, n’ont pas des cent et des mille ; et qui, chaque jour, doivent travailler pour vivre ? Ton père a raison cent mille fois ! Fils d’antiques roturiers, il est beau de simplicité et d’honnêteté, dans son monde de paysans utiles au pays ; il est Bouziane comme son voisin est Colbert dans son château. Moralement, l’un vaut l’autre, à condition qu’ils comprennent, l’un et l’autre, par où ils se peuvent estimer et aimer, et par quels liens ils sont attachés pour faire ensemble, même quand ils y travaillent différemment, la force et l’honneur du pays. Épouse Martine, Victorin, suis le conseil de ton père ; l’amour et la jeunesse ne prévoient rien ; mais l’expérience des pères est là pour les avertir. Ce n’est pas sa pauvreté, certes, qui parle contre ton Arlette, c’est sa paresse et sa frivolité. Ta maison, que tu veux prospère, elle te la démolira. Tout ton travail de chaque jour ira se perdre, inutile, chez les marchands de fanfreluches. Nous en connaissons tous, de ces Arlettes, dont la famille se prive d’une nourriture saine et abondante, pour arriver à leur payer leurs talons en échasses et leurs chapeaux hérissés de baïonnettes. Vois-tu, Victorin, chacun de nous doit songer à son pays. Une famille qui se détruit, c’est une pierre de l’édifice qui s’émiette et prépare la ruine de l’ensemble. Quand, aujourd’hui, on nomme avec respect les Bouziane des Mayons — c’est la petite cité qu’on respecte ; et, en elle, la terre de Provence ; et, en celle-ci, le terroir de France… Mon brave Victorin, tu as été un de mes plus dociles et de mes plus intelligents écoliers : il est impossible que tu ne me comprennes pas. Dis-moi que tu me comprends.
Victorin baissa la tête.
— Pardonnez-moi, monsieur Augias, mais j’ai fait des promesses, je ne suis plus libre. Ne me tourmentez pas davantage… Je vous promets de réfléchir à vos paroles. Je sais que vous me parlez pour mon bien.
Il se retirait vers la porte, à reculons, en saluant gauchement, très troublé et malheureux.
— Tu réfléchiras.