Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
ATROCE ABSURDITÉ DE LA TORTURE.
«La torture, dit Beccaria, est souvent un sûr moyen de condamner l'innocent faible, et d'absoudre le scélérat robuste. C'est là ordinairement le résultat terrible de cette barbarie que l'on croit capable de produire la vérité, de cet usage digne des cannibales, et que les Romains, malgré la dureté de leurs mœurs, réservaient pour leurs seuls esclaves, pour ces malheureuses victimes d'un peuple dont on a trop vanté la féroce vertu.
«Le résultat de la question est une affaire de tempérament et de calcul, qui varie dans chaque homme, en proportion de sa force et de sa sensibilité; de sorte que pour prévoir le résultat de la torture il ne faudrait que résoudre le problème suivant, plus digne d'un mathématicien que d'un juge: La force des muscles et la sensibilité des fibres d'un accusé étant connues, trouver le degré de douleur qui l'obligera de s'avouer coupable d'un crime donné.»
La philosophie et l'humanité ont fait triompher cette vérité dans le siècle dernier, et le règne de Louis XVI vit la torture abolie en France, et pour jamais.
Des milliers d'innocens ont péri victimes de ce supplice anticipé. Nous allons citer deux faits qui confirmeront pleinement l'assertion de Beccaria.
Au commencement du dix-septième siècle, deux jeunes gens d'une ville du midi de la France étaient liés de la plus étroite amitié. L'un des deux devient éperdument amoureux d'une jeune personne de la même ville; il sollicite sa main; les parens lui répondent qu'elle est promise, et que le mariage de leur fille doit se faire sous peu de jours. Le jeune homme est atterré de cette réponse qui renverse tous ses rêves de bonheur; il s'abandonne au désespoir. Sa tête se perd; son ami fait de vains efforts pour adoucir son chagrin. Aucune raison, aucun motif de consolation ne peut calmer cette imagination en délire. La plus sombre mélancolie succède aux transports du premier moment. Puisque celle qu'il adore ne pourra jamais lui appartenir, il ne voit plus de bonheur possible pour lui sur la terre..... il médite sa propre destruction.
Un peu rassuré par son calme apparent, son ami s'applaudissait de le voir revenir à des sentimens plus raisonnables. Mais le jour fatal fixé pour le mariage de celle qu'il aime arrive; il n'en était pas prévenu. Les deux amis causaient paisiblement à une fenêtre; le joyeux cortége de la mariée passe..... L'infortuné! il a vu, il a reconnu, sous sa robe encore virginale, celle qui va devenir l'épouse d'un autre, celle qui occupe toutes ses pensées; il jette un cri de douleur, se précipite sur l'épée de son ami et se perce de plusieurs coups sans que celui-ci puisse l'en empêcher. Il tombe dans son sang, et meurt en peu d'instans.
A cet affreux spectacle, le malheureux ami est frappé de terreur; dans son trouble, il tire son épée toute sanglante des mains inanimées du cadavre, et, sans réflexion, sort précipitamment de la maison, tenant cette arme à la main. Son désordre, ses yeux hagards, cette épée teinte de sang, fixent l'attention. On l'arrête sur-le-champ; on entre dans la maison d'où on l'a vu sortir; on trouve le corps du jeune homme percé de plusieurs coups. On en conclut que celui qui a pris la fuite est l'assassin.
Soit que cet homme fût trop troublé pour pouvoir se justifier, soit qu'on ne voulût pas l'entendre, on l'entraîne à la prison comme un criminel. Le juge le fait appliquer à la question; vaincu par la douleur, il avoue qu'il a assassiné son ami; on ne cherche pas d'autres preuves; le malheureux, victime de son amitié, meurt sur la roue.
Cependant son innocence ne tarda pas à être mise au grand jour. En faisant des recherches dans les papiers du jeune homme que l'on croyait mort victime d'un assassinat, on trouva une lettre cachetée, écrite par lui tout récemment et adressée à ses parens, dans laquelle il leur annonçait que, ne pouvant plus supporter une existence qui lui était à charge, il était déterminé à la quitter; en terminant, il leur demandait pardon, et les priait d'accueillir ses derniers adieux et de le plaindre.
La découverte d'un semblable document aurait dû briser le cœur du juge qui avait prononcé la sentence de mort, et le faire gémir toute sa vie sur l'iniquité de la torture.
L'autre fait est tiré du recueil d'arrêts d'Annœus Robert, et n'est pas moins concluant.
Une femme veuve ayant disparu tout-à-coup du village d'Icci où elle demeurait, sans être aperçue dès lors dans aucun lieu du voisinage, le bruit courut qu'elle avait péri par la main de quelque scélérat, qui avait secrètement enseveli son cadavre pour mieux cacher son crime. Le juge criminel de la province ordonne des perquisitions. Ses agens aperçurent par hasard un homme caché dans des broussailles; il leur parut effrayé et tremblant; ils s'en saisirent, et sur le simple soupçon qu'il était l'auteur du crime, on le déféra au présidial de la province. Cet homme parut supporter courageusement la torture; mais apparemment par pur désespoir, et las de la vie, il finit par se reconnaître coupable du meurtre. Sur ses aveux, mais sans autres preuves, il fut condamné et puni de mort.
Deux ans après son supplice, la femme que l'on croyait morte, et qui n'était qu'absente, revint au village. La voix publique s'éleva contre les juges. Ils avaient condamné le prévenu comme il n'arrive que trop souvent, sans avoir auparavant fait constater l'homicide. De telles horreurs, commises au nom de la justice, font frissonner de terreur et d'indignation.