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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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SUPPLICE
DU MARQUIS DE LA DOUZE,
ACCUSÉ D'AVOIR EMPOISONNÉ SA FEMME.

Les détails circonstanciés de cette histoire ne nous ont pas été conservés. Ce qu'on en sait se trouve dans des lettres adressées, vers la fin de 1669, au comte de Bussy-Rabutin. Des indices violens s'élevaient contre le marquis de la Douze: toutefois on ne peut lire les particularités de sa mort sans éprouver le besoin de croire à son innocence. On a vu déjà les indices les plus véhémens causer de si funestes erreurs! Il est permis de penser que le marquis de la Douze eût été absous, n'eût peut-être pas même été accusé, si les désordres de sa conduite n'étaient pas venus appuyer, corroborer les preuves alléguées contre lui. Du moins il sortira de cette conjecture une réflexion utile; c'est qu'une vie irréprochable est un bouclier qui repousse les traits mêmes de la calomnie.

Le marquis de la Douze était d'une humeur très-galante, et d'une conduite fort dissipée. Ayant perdu sa première femme, il épousa quelque temps après la fille du président Pichon, de Bordeaux. Bientôt on l'accusa d'avoir empoisonné celle qu'il venait de remplacer avec tant d'empressement. Il fut arrêté et mis en prison. Sa seconde femme, à cette nouvelle se déguise en homme et s'introduit dans son cachot pour lui donner des conseils, et concerter avec lui des moyens de défense. Mais accusée elle-même d'avoir aidé le marquis à empoisonner sa première femme, et ses démarches auprès de son mari fortifiant ce soupçon, elle ne tarda pas à être arrêtée comme sa complice.

Le marquis avait eu aussi le malheur de tuer en duel le frère de sa première femme. Ce duel fut transformé en assassinat, et fournit un chef de plus à l'accusation. Le marquis fut condamné à la peine capitale. C'était un homme de trente-cinq ans, beau, et d'un air fort noble. Tout ce qu'il fit et dit, depuis la lecture de son arrêt jusqu'au moment de l'exécution, fut héroïque, sans jactance et sans affectation. Aussitôt qu'il eut entendu sa sentence, il s'approcha, sans s'émouvoir, de l'autel, et levant les mains au ciel: «Vous le voulez, Seigneur, dit-il; je le veux bien aussi.» Puis se retournant vers le commissaire. «Je vous remercie, monsieur, lui dit-il, d'avoir opiné pour moi; je sais de quel avis vous avez été; et Dieu m'est témoin que, si je pouvais, je vous donnerais des marques de ma reconnaissance: cependant j'atteste ce même Dieu que je meurs innocent.» Il écrivit ensuite les mots suivans à sa femme: «Ma très-chère et très-aimable enfant, je m'en vais mourir très-satisfait, puisque Dieu le veut. Le seul déplaisir qui me reste est de n'avoir point vu mon fils. Je vous le recommande, et je vous prie de le faire élever dans la crainte de Dieu. Je suis un bel exemple.»

Un de ses amis, présent à ces derniers instans, pleurait; le marquis de la Douze, se promenant sans pleurer, se tourna tout-à-coup, et lui dit: «Ah! monsieur, je vous demande pardon si je me promène sans vous entretenir: l'état où je suis est un peu violent, et l'action me soulage.»

Vers le soir, on le mit dans un tombereau avec deux cordeliers et le bourreau. Il fut conduit par la ville pour être mené à l'échafaud. Ayant vu à une fenêtre une dame qu'il avait beaucoup aimée, il la salua deux fois avec un profond respect. Il était tête nue et les pieds liés, et par grâce on lui avait laissé son pourpoint. Au pied de l'échafaud, on lui dit: «Monsieur, prenez la peine d'instruire la cour de l'assassinat commis en la personne de votre beau-frère.—Moi, dit-il, d'un ton assuré, un assassinat! cela est faux; c'est le plus beau combat qui ait jamais été fait en Guienne.» Il monta hardiment avec le confesseur; on le dépouilla; il noua lui-même son mouchoir, s'assit sur le poteau, puis se releva pour dire encore un mot à son confesseur. Le bourreau lui dit: «Monsieur, j'ai un grand déplaisir d'avoir à commencer le métier par vous.—Hélas! lui répondit le marquis, je te remercie: tu es ici le seul qui me regrette: je te prie de me laisser dire quelque prière quand j'aurai le cou sur le poteau.» Il cria trois fois Jésus, et dit ensuite: Frappe quand tu voudras. Le coup l'empêcha d'en dire davantage.

Sa femme avait été renvoyée de l'accusation: circonstance qui donne encore une nouvelle force à l'opinion que nous avons émise en commençant ce récit.


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