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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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HISTOIRE DE LA PIVARDIÈRE,
OU LE VRAI REVENANT.

Les préventions des juges n'ont que trop souvent égaré le glaive de la justice. Combien d'innocens ont été frappés au lieu des coupables! Mais ces funestes erreurs pouvaient du moins être justifiées, jusqu'à un certain point, par des apparences imposantes, par des preuves spécieuses.

Le récit que l'on va lire semblera beaucoup plus extraordinaire, en ce que la justice, lorsqu'il n'y avait pas de corps de délit, voulut absolument trouver des coupables. Il n'y avait pas crime, comment pouvait-il y avoir des criminels?

Louis de la Pivardière, sieur du Bouchet, était de ces gentilshommes dont la noblesse, comme on dit en plaisantant, était si ancienne, que ses biens en étaient usés. Il épousa en 1687 la dame de Chauvelin, veuve du sieur Menou de Billy, qui avait cinq enfans de son premier lit, et pour toute fortune la terre de Nerbonne d'environ 1000 livres de revenu.

Cette union ne fut pas heureuse. M. de la Pivardière était un homme de plaisir. Sa femme avait beaucoup de goût pour la société. Ils se déplurent bientôt mutuellement. L'arrière-ban ayant été convoqué en 1689, le sieur de la Pivardière, comme seigneur de Nerbonne, fut obligé de prendre du service, et obtint en 1692 une lieutenance dans le régiment de dragons Sainte-Hermine.

Pendant son absence, madame de la Pivardière eut une liaison de société avec le prieur de l'abbaye de Miseray, voisin et chapelain du château de Nerbonne. La médisance n'épargna pas les visites assidues du prieur. La calomnie vint y mêler son venin. Bientôt le bruit de ce prétendu commerce de galanterie parvint aux oreilles du sieur de la Pivardière. Mais, soit philosophie, soit indifférence, au lieu de revenir dans sa maison, il prit le parti de voyager de ville en ville.

Arrivant à Auxerre, sur le soir d'un beau jour d'été, et se promenant sur le rempart de la ville, il fut frappé de la beauté d'une jeune fille qui folâtrait avec un grand nombre de compagnes. Bientôt épris de l'amour le plus vif, il attaqua le cœur de la jeune fille, qui ne fut pas insensible. Mais, quoique née dans une classe obscure, quoiqu'elle eût perdu tout récemment son père, qui était huissier cabaretier, l'amante de la Pivardière avait été bien élevée et sa réputation de sagesse n'avait souffert aucune atteinte. Elle ne consentit à prêter l'oreille aux propos galans du gentilhomme qu'à la condition qu'il l'épouserait. Celui-ci cachait avec beaucoup de soin qu'il fût marié; il résista quelque temps à la proposition de celle qu'il aimait; mais, sa passion l'emportant, non seulement il épousa sa maîtresse, mais encore il prit la charge d'huissier que son beau-père avait laissée vacante. Afin de se mieux cacher, il avait quitté le nom de la Pivardière, et n'était connu à Auxerre que sous celui du Bouchet.

Quelque temps après son mariage, sous le prétexte d'aller faire une récolte d'argent chez ses fermiers, la Pivardière se rendit auprès de sa première femme, qui ne lui fit pas un accueil très-gracieux. Il y rencontra le prieur de Miseray, son prétendu rival, sans lui manifester le moindre mécontentement. Comme il disait qu'il devait retourner à son régiment, sa femme songea beaucoup plus à lui donner de l'argent pour en être débarrassée qu'à lui faire des caresses pour le retenir. La Pivardière, de son côté, n'avait garde de rester. Il retourna à Auxerre, la bourse bien garnie; ce qui fit juger à sa nouvelle femme qu'elle avait fait, en l'épousant, une meilleure affaire qu'elle ne pensait. Pendant quatre années, cette union n'éprouva aucun trouble. La Pivardière faisait annuellement un voyage pour aller lever chez sa première femme des contributions qu'il rapportait à la seconde. Il avait eu quatre enfans de ce mariage criminel.

Cependant la première femme apprend vaguement le second mariage de son mari. Sa vanité se trouve blessée beaucoup plus que ses affections. Elle jure de s'en venger. La Pivardière arrive à Nerbonne pour son voyage annuel. Il y avait grande réunion au château. C'était un jour de fête. Il est très-bien accueilli par tout le monde, excepté par la dame du lieu. Chacun des convives était étonné de cette froideur. «Est-ce ainsi qu'on reçoit un mari qu'on n'a vu depuis long-temps? s'écria une dame de la compagnie.—Je suis son mari, répliqua la Pivardière, mais je ne suis pas son ami.»

Quand la société fut partie, la dame de la Pivardière éclata contre son mari, lui reprocha son second mariage, et le menaça de s'en venger. Il eut beau nier le fait, protester de sa sincérité, il ne fut point écouté, et l'on se sépara avec colère. Quand le mari fut dans sa chambre, une des servantes de la maison vint l'avertir secrètement qu'il courait risque d'être arrêté s'il passait la nuit au château. Par suite de la colère où il avait vu sa femme, cet avis lui parut si vraisemblable, qu'il partit avant le jour, laissant à l'écurie son cheval, qui était boiteux. Il n'emporta ni ses pistolets ni son manteau, qui l'auraient embarrassé pour voyager à pied, et retourna à Auxerre.

Il y avait à peine quelques jours qu'il était parti, lorsqu'une rumeur sourde se répandit que le sieur de la Pivardière avait été assassiné à Nerbonne, et que sa femme était l'auteur du crime: le cheval et les hardes laissés au château servaient de fondement à l'accusation. Sur ces indices, le procureur du roi de Châtillon-sur-Indre, ennemi particulier du prieur de Miseray, rendit plainte de l'assassinat. Des témoins furent entendus: il y eut des voisins qui déposèrent avoir entendu un coup de fusil pendant la nuit du crime; deux servantes de la dame de la Pivardière firent une histoire précise et circonstanciée de l'assassinat: l'une accusa sa maîtresse, qui était sa marraine et sa bienfaitrice, d'avoir éloigné tous ceux qui pouvaient lui être suspects, et introduit deux valets du prieur de Miseray dans la chambre de son mari, et que ces valets avaient commis le meurtre la nuit; l'autre servante dit qu'on l'avait éloignée, et qu'elle était arrivée lorsqu'on achevait de tuer son maître; la fille du sieur de la Pivardière, âgée de neuf ans, déposa qu'elle avait entendu, au milieu de la nuit, la voix de son père, qui criait: «Ah! mon Dieu! ayez pitié de moi!»

Sur ces dépositions, madame de la Pivardière fut décrétée de prise de corps; mais, prévoyant l'orage qui la menaçait, elle avait caché ses meubles et effets les plus précieux, et s'était mise à l'abri des poursuites de la justice, non qu'elle ne fût forte de son innocence, mais parce que, ignorant le lieu de la retraite de son mari, il lui était impossible de le représenter pour sa justification.

Cependant le lieutenant particulier et le procureur du roi poursuivaient le procès. Madame de la Pivardière se rendit à Paris pour solliciter son renvoi devant un autre juge que celui de Châtillon. On fit droit à sa requête, et le 18 septembre 1697 la chambre des vacations rendit un arrêt qui la renvoyait au tribunal de Romorantin.

Pendant ce temps, madame de la Pivardière faisait toujours chercher son mari. Ces recherches furent d'abord infructueuses; enfin on s'adresse à Auxerre: là on apprend le mystère de toute sa conduite. Il apprend lui-même que c'est de la part de sa femme que l'on est à sa recherche: il prend la fuite; on le poursuit, et on l'arrête à Flavigny, où on lui annonce que sa femme est accusée de l'avoir assassiné. Cette nouvelle le pétrifie; le malheur qui pèse sur sa femme l'accable comme un remords; il se reproche intérieurement d'avoir, par ses égaremens, causé ce fatal incident. Ce n'est plus pour lui qu'il craint, c'est pour elle. Une des circonstances les plus touchantes de cette affaire, c'est que la seconde femme de ce bigame, si indignement trompée, vient généreusement au secours de la première, et excite son mari à secourir sa femme légitime.

La Pivardière ne perd pas un instant; il fait dresser devant notaire un acte de son existence, qu'il revêt de sa signature. Il se présente devant le juge de Romorantin, pour qu'il soit procédé à sa reconnaissance. Le juge se transporte avec lui dans tous les endroits voisins de Nerbonne; partout on reconnaît la Pivardière; ceux qui le croyaient mort demeuraient, à sa vue, saisis d'étonnement et de frayeur. Lors de sa confrontation avec les deux servantes qui étaient dans la prison de Châtillon, celles-ci, qui avaient dit d'abord que celui qui prenait le nom de leur maître était un imposteur, se rétractèrent, et le reconnurent positivement.

Une plaisante aventure arriva au lieutenant particulier de Châtillon, qui poursuivait encore le procès, quoiqu'on le lui eût défendu. Il s'était transporté aux étangs de Nerbonne pour y faire la perquisition du corps, qu'on lui avait dit avoir été jeté dans ces pièces d'eau. La Pivardière, averti de cette circonstance, se présenta à lui, en disant: Monsieur, ne cherchez pas au fond de l'étang ce que vous trouvez sur le bord. Cette apparition subite, ces paroles, cette voix, que le juge reconnut très-bien pour être celle du mort, lui causèrent une telle terreur, qu'il courut à son cheval, et prit la fuite au grand galop.

Cette frayeur ne diminua cependant pas l'acharnement qu'il avait mis dans la poursuite de cette affaire. La rage d'avoir été récusé pour juge, et la haine qu'il portait au prieur de Miseray, l'engagèrent à diriger ses coups contre ce dernier. Il eut recours à l'autorité du procureur-général, qui, secondant ses projets de vengeance, obtint un arrêt qui défendait au juge de Romorantin de passer outre. Par cet arrêt, le parlement évoquait à lui cette cause singulière. Le prieur de Miseray fut arrêté et jeté en prison, les fers aux pieds.

Le sieur de la Pivardière intervint, prenant la défense de sa femme, et attaqua les juges de Châtillon. Il faisait plaider par ses avocats; mais il ne comparaissait point: son crime de bigamie, qui aurait pu devenir le sujet d'une accusation périlleuse pour lui, l'avait empêché de se constituer prisonnier. La cause se plaida de la part de la Pivardière, du prieur de Miseray et des juges de Châtillon. Enfin, après quinze audiences, un arrêt du 23 juillet 1698, décréta de prise de corps le sieur de la Pivardière, et renvoya l'instruction du procès devant le lieutenant-criminel de Chartres.

En paraissant en personne, la Pivardière eût mis fin sur-le-champ à cette première affaire, mais son état de bigame, et la crainte des peines qu'il pouvait encourir comme tel, le retenaient dans sa retraite. Touchée de cette affreuse position, sa seconde femme, toujours généreuse, alla se jeter aux pieds de Louis XIV, et solliciter de sa clémence un sauf-conduit pour la Pivardière. Le roi, étonné de cette générosité, lui dit en la faisant relever: «Une fille faite comme vous méritait un meilleur sort;» et fit expédier le sauf-conduit pour trois mois. Alors la Pivardière se constitua volontairement prisonnier au Fort-l'Évêque, et prit des lettres en requête civile contre le dernier arrêt. Vers ce temps, le prieur de Miseray fut remis en liberté; et la requête civile ayant été entérinée par arrêt du 22 juillet 1699, la Pivardière obtint aussi son élargissement.

Enfin le parlement rendit un arrêt définitif, du 14 juin 1701, qui condamna l'une des deux servantes, comme faux témoin, à faire amende honorable, à la marque et au bannissement perpétuel du ressort du parlement. Cet arrêt annula aussi toutes les procédures, et mit hors de cour tous les accusés. La seconde servante était morte en prison pendant le cours de l'instruction.

Après ses égaremens, disons même après son crime, la Pivardière avait peu de bonheur à attendre de la vie conjugale. Pouvait-il retourner auprès de sa première femme, qu'il avait trahie pour en épouser une autre? Devait-il aller consacrer ses jours à celle dont la merveilleuse générosité lui avait sauvé la vie? l'option était embarrassante. La Pivardière trancha le nœud gordien: il s'éloigna de ses deux femmes, et fut tué peu de temps après par des contrebandiers, à la tête d'une brigade que le duc de La Feuillade lui avait fait obtenir. Sa première femme, presque en même temps, fut trouvée morte un matin dans son lit. A l'égard de la seconde, si intéressante par le noble caractère qu'elle déploya, elle eut deux maris, et survécut long-temps à ces étranges événemens.


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