Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
ASSASSINAT
DE LA DAME MAZEL.
SUPPLICE D'UN INNOCENT PRIS POUR LE MEURTRIER;
SA RÉHABILITATION; JUGEMENT ET AVEUX DU VRAI COUPABLE.
Quand on se représente un malheureux, accusé d'un grand crime, et condamné à une peine horrible, sur des indices sinon légers, mais qui semblent ne pas équivaloir à des preuves claires et irrésistibles, on éprouve un sentiment de compassion pénible; on blâme secrètement la sévérité des magistrats; on déplore, au nom de l'humanité, la rigoureuse nécessité qui leur a confié le glaive de la justice pour le repos de l'ordre social. Mais si cet homme, mort dans les tortures, vient à être reconnu innocent; si son innocence est proclamée par les aveux de l'auteur même du crime, et si l'on songe que semblable destinée peut atteindre l'homme le plus vertueux; alors le cœur se brise de douleur, et l'on s'indigne contre la rigueur des lois et contre la précipitation funeste des juges. Le fait suivant, qui nous suggère ces réflexions, les confirmera pleinement.
La dame Mazel occupait un hôtel rue des Maçons-Sorbonne. Cette maison avait quatre étages, qui étaient occupés par les domestiques, à l'exception du premier, qui formait un appartement de réserve destiné aux visiteurs et aux joueurs, et du second où couchait la dame Mazel. Son valet de chambre, Lebrun, avait son lit dans une salle qui servait d'office, près du grand escalier.
La chambre à coucher de la dame Mazel donnait sur la cour; pour y arriver, il fallait passer deux anti-chambres; la première, sortant sur un grand escalier, restait toujours ouverte; on fermait la seconde après le coucher de la maîtresse, et l'on mettait la clef sur la cheminée de la première; la clef de sa chambre se mettait alors sur un siége en dedans, près de la porte, qu'on tirait en sortant. Dans cette chambre à coucher, il y avait deux autres portes, l'une qui ouvrait sur un escalier dérobé, l'autre dans une garde-robe qui donnait sur le même escalier.
Du reste, la maison, rendez-vous bruyant de joueurs, de joueuses et de laquais était ouverte jour et nuit.
Le 27 novembre 1689, madame Mazel, ayant soupé, se coucha à onze heures du soir, les clefs étant posées comme de coutume, et le valet de chambre Lebrun ayant tiré la porte de la chambre.
Le lendemain matin, à huit heures, madame Mazel n'étant pas encore levée, contre son habitude, qui était de se lever à sept heures, l'inquiétude commença à se répandre parmi ses domestiques. Après avoir attendu quelque temps, on frappa à sa porte; comme elle ne répondait pas, on courut en avertir M. de Savonière, son fils, conseiller au parlement, qui se trouvait en ce moment-là au palais. Il arrive, envoie chercher un serrurier; on ouvre sans peine. Avant l'ouverture de la porte, chacun émettait ses conjectures; les uns disaient que madame Mazel était tombée en apoplexie; les autres, qu'il lui avait pris sans doute un saignement de nez qui lui était ordinaire. Lebrun dit: «Il faut que ce soit quelque chose de pis: je suis fort inquiet d'avoir vu, la nuit, la porte ouverte.»
Quelqu'un ayant dit qu'il fallait un chirurgien, Lebrun dit: Il n'est pas question de cela, c'est bien pis.
Aussitôt que la porte fut ouverte, Lebrun entra le premier, et, courant au lit de la dame Mazel, il l'appela plusieurs fois, puis s'écria: Ah! Madame est assassinée! Il passa ensuite dans la garderobe, ôta une des barres de la fenêtre pour donner du jour, souleva le coffre-fort, qui était bien fermé, et dit: Elle n'est point volée, qu'est-ce que cela?
Des médecins furent appelés pour visiter le corps, et le lieutenant-criminel pour constater le crime.
Les hommes de l'art lui trouvèrent cinquante coups de couteau: il y en avait un grand nombre aux mains et aux bras, quelques-uns au visage, à l'omoplate et à la jugulaire; ce qui avait été suivi d'une grande effusion de sang qui avait causé la mort, car aucune des blessures par elle-même n'était mortelle. On trouva dans le lit tout ensanglanté un morceau de cravate de dentelle teint de sang, et une serviette tournée en forme de bonnet de nuit. Cette serviette, aussi ensanglantée, était marquée comme celles de la maison. On présuma que la dame Mazel, en se défendant, avait arraché à l'assassin ce morceau de cravate et cette espèce de bonnet. La victime avait tous les doigts coupés; on trouva quelques cheveux dans une de ses mains. Les cordons des sonnettes se trouvèrent tournés à la tringle de la housse du lit et serrés à deux nœuds. Enfin on trouva dans les cendres un couteau à secret; la clef de la chambre n'était point à sa place accoutumée. Les deux portes du petit escalier et de la garderobe étaient fermées en dedans avec un crochet. A la première visite que l'on fit du coffre-fort, on jugea que la dame Mazel n'avait point été volée.
Lebrun fut interrogé sur-le-champ sur ce qu'il avait fait la veille au soir; puis, le lieutenant-criminel l'ayant fait fouiller, on trouva sur lui la clef de l'office et un passe-partout à ouvertures fort larges qui ouvrait la porte de la chambre à demi-tour. Ce passe-partout fit naître de violens soupçons. Lebrun fut gardé à vue: on lui mit à la tête la serviette tournée en forme de bonnet de nuit; après quoi, il fut conduit en prison, et sa femme arrêtée.
Le lendemain, le magistrat vint interroger les autres domestiques. Ce jour-là, on trouva au bas du petit escalier une longue corde neuve tenant à un croc de fer à trois branches, et ayant, d'espace en espace, différens nœuds pour servir d'échelle.
Lorsque Lebrun fut visité, il ne se trouva ni sur lui, ni sur ses habits, aucune égratignure, et pas la moindre tache de sang. Le même jour, en faisant perquisition dans les greniers, on trouva sous de la paille une chemise dont le devant et les manches étaient ensanglantés, et un col de cravate taché de sang aux deux bouts. Les visites, faites chez la femme de Lebrun, ne fournirent aucun indice contre son mari.
Pour plus ample information, on fit venir serruriers, couteliers, lingères et cordiers. Les serruriers trouvèrent que le passe-partout de Lebrun ouvrait les doubles tours de la grande porte, ainsi que ceux de la chambre et des anti-chambres. Les couteliers ne virent aucun rapport entre le couteau de Lebrun et celui trouvé dans les cendres. Les cordiers trouvèrent que la corde nouée ne ressemblait nullement aux vieilles cordes trouvées dans l'office. Les lingères établirent une grande différence entre la chemise ensanglantée et celle de Lebrun. Des femmes de chambre de la maison crurent l'avoir blanchie à un laquais nommé Berry, qui avait été chassé de la maison pour vol.
Il était bien constant que l'assassinat avait été commis par quelqu'un qui connaissait parfaitement les êtres de la maison. Tout semblait aussi prouver que Lebrun n'était pas l'assassin, mais il était fortement soupçonné d'avoir introduit le meurtrier dans la chambre à coucher de sa maîtresse. Telle fut la conviction des juges à cet égard, qu'ils le condamnèrent à la peine capitale. La sentence portée contre lui le condamna à faire amende honorable, et à être rompu vif, après avoir été appliqué à la question ordinaire et extraordinaire. Après un examen attentif et consciencieux, le parlement confirma la condamnation à la question, et le malheureux Lebrun fut mis à la torture. Il nia constamment le crime dont on l'accusait, ce qui occasiona un second arrêt du 27 février 1690, qui infirme l'arrêt du Châtelet, et renvoie l'affaire à un plus ample informé, pendant lequel Lebrun devait rester en prison.
Après avoir subi le supplice de la question, Lebrun s'était trouvé si faible, que, ne pouvant marcher, il fut porté dans l'infirmerie de la prison. Il y languit environ un mois, et mourut, à l'âge de 45 ans, le 1er mars. Il y eut un grand concours de peuple à son enterrement. Chacun était convaincu de son innocence, chacun déplorait sa triste destinée et l'infortune de sa famille.
Le coupable fut enfin découvert. Le 27 mars il fut arrêté par le prevôt de Sens. Il faisait trafic de chevaux dans cette ville depuis quelque temps. Il s'appelait Jean Gerlat, dit Berry; c'était le laquais de la dame Mazel dont nous avons parlé plus haut. Il offrit à ceux qui l'arrêtèrent une bourse pleine d'or, afin qu'ils le laissassent évader. On trouva sur lui une montre qu'on avait vue à la dame Mazel la veille de son assassinat. Amené à Paris, à la requête de MM. de Savonière et de la veuve Lebrun, plusieurs dirent l'y avoir vu dans le temps du meurtre de la dame Mazel; ce qu'il niait fortement. Une femme le reconnut pour l'avoir vu sortir de la maison Mazel pendant la nuit du meurtre. La chemise et la cravate ensanglantées furent reconnues pour lui appartenir.
Appliqué à la question, il dit que c'était par les ordres de madame de Savonière que Lebrun et lui avaient fait le complot de voler et tuer madame Mazel; que Lebrun, qui s'était chargé de l'exécution, était entré seul dans la chambre de sa maîtresse, et l'avait poignardée pendant que lui, Berry, faisait le guet.
Ce scélérat croyait en imposer encore à la justice; pourtant il était démenti par toutes les preuves rapportées au procès. Mais il changea de langage lorsqu'il eut été conduit en place de Grève pour l'exécution. Il rendit pleinement hommage à la vérité. D'abord il désavoua tout ce qu'il avait dit contre madame de Savonière et contre Lebrun. Il fit ensuite l'histoire de son crime, qu'il avait commis tout seul. Il dit, entre autres choses, qu'étant venu à Paris pour voler madame Mazel, il entra deux jours après dans sa maison, ayant trouvé la porte de la rue ouverte. Il monta, sans être vu, dans le grenier, où il resta, vivant de pommes et de pain, pendant deux jours. Le second était un dimanche. A onze heures du matin, heure de la messe pour madame Mazel, il descendit dans sa chambre et se cacha sous son lit. Plus tard, madame Mazel étant allée à vêpres, il sortit de dessous le lit; son chapeau l'incommodant, il l'y laissa, et se fit un bonnet d'une serviette qu'il trouva; il noua les cordons des sonnettes, et resta à se chauffer jusqu'au soir, qu'entendant le carosse rentrer, il se remit sous le lit et y attendit minuit. Croyant alors madame Mazel endormie, il sortit de sa cachette; mais, l'ayant trouvée éveillée, il lui demanda de l'argent. Elle se mit à crier. «Madame, si vous criez, je vous tue,» lui dit le scélérat; et, comme elle cherchait les cordons de ses sonnettes, il lui porta plusieurs coups de couteau, jusqu'à ce qu'il la crût tuée. Puis il alluma de la chandelle, prit à côté du lit la clef de l'armoire, dans laquelle il trouva les clefs du coffre-fort; y prit environ cinq à six cents louis, une montre d'or, et remit les clefs où il les avait prises. Il jeta son couteau dans le feu, laissa la serviette dont il s'était fait un bonnet, remonta dans son grenier, après avoir fermé toutes les portes derrière lui, quitta sa chemise ensanglantée, se lava les mains avec son urine, remit son habit, descendit à la porte de la rue, et sortit. Il avoua aussi qu'il s'était muni d'une échelle de corde, afin de descendre d'une fenêtre du premier étage, si la grande porte avait été fermée.
Après cette déclaration, qui lavait complétement la mémoire de Lebrun, Berry fut exécuté.
La femme de Lebrun, restée veuve avec cinq enfans mineurs, demanda, conjointement avec leur tuteur la réhabilitation, de la mémoire de son mari, avec restitution des effets qu'on lui avait enlevés, et confirmation des legs qui les concernaient dans le testament de madame Mazel. Elle réclama de plus, de la part de monsieur de Savonière, leur accusateur, cinquante mille livres de dommages-intérêts pour ses enfans, vingt mille pour elle-même, et le paiement de tous les dépens. L'arrêt du parlement, du 30 mars 1694, fit droit à cette requête, excepté pour ce qui concernait les dommages-intérêts.