Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
L'ENFANT
RÉCLAMÉ PAR DEUX MÈRES.
La fameuse cause si admirablement jugée par le roi Salomon se représente aussitôt à la mémoire, au simple titre de ce récit. Mais notre histoire n'offre que ce seul point de ressemblance avec celle de la Bible. A part le jugement rendu par le sage monarque des Hébreux, le récit qu'on va lire paraîtra bien plus merveilleux, et rappellera des circonstances qui, bien que très-vraies, pourraient passer pour romanesques. Faisons d'abord connaître quelques-uns des principaux personnages.
Le maréchal de Saint-Géran, de la maison de la Guiche, avait eu, de son premier mariage avec Anne de Tournon, deux enfans, Claude de la Guiche, et une fille qui épousa le marquis de Bouillé. Après la mort de sa première femme, il avait contracté un nouveau mariage avec la veuve du comte de Longaunay, qui avait elle-même une fille, Suzanne de Longaunay.
Pour sceller davantage leur union, et pour régulariser des arrangemens de fortune, Claude de la Guiche, fils du maréchal, fut marié, le 17 février 1619, avec Suzanne de Longaunay, fille de la maréchale. La jeune mariée n'avait que treize ans, son mari dix-huit ans seulement. A cause de cette extrême jeunesse, ce dernier fit un voyage de deux années en Italie.
Après la mort du maréchal, qui eut lieu le 30 décembre 1632, son fils lui succéda dans le gouvernement du Bourbonnais. Le comte n'avait encore obtenu aucun gage de son union; sa femme aspirait après l'heureux moment qui lui assurerait le nom si doux de mère. Vingt années se passèrent dans cette espérance toujours déçue. Pèlerinages pieux, consultations de médecins, tout fut mis en usage, mais sans succès; enfin, en 1640, elle partit de Moulins, sur la fin de novembre, pour venir à Paris. A peine y était-elle arrivée, que des défaillances, des dégoûts, des nausées, des lassitudes, symptômes ordinaires des grossesses, se déclarèrent, à la grande joie de la comtesse, et de la maréchale, sa mère.
Au bout du septième mois, la comtesse fit une chute: les hommes de l'art, qui furent appelés, prirent toutes les précautions pour prévenir les suites de cet accident, et donnèrent la certitude d'une prochaine maternité. La maréchale se rendit auprès de sa fille, au château de Saint-Géran. On retint les nourrices, et l'on attendit la naissance. D'autres parens se trouvaient au château, à la même époque, la marquise de Bouillé, sœur du comte, et le marquis de Saint-Maixant.
Le 16 du mois d'août 1641, la comtesse de Saint-Géran fut surprise des douleurs de l'enfantement, dans la chapelle du château, pendant la messe. On la transporte aussitôt dans sa chambre; sa famille et ses gens lui prodiguent à l'envi leurs soins, mais sur la remarque de la marquise de Bouillé, que tant de personnes incommodaient la comtesse, à cause de l'excessive chaleur, tout le monde sortit sans en excepter la maréchale et le comte; il ne resta que la marquise de Bouillé, et les deux Quinet; on n'y souffrit pas même les deux filles de chambre de la comtesse, qui furent éloignées sous divers prétextes. Sur les sept heures du soir, les douleurs continuant, la sage-femme assura que la comtesse ne pourrait y résister, si on ne lui procurait un peu de repos. En conséquence, on lui administra une potion qui la plongea dans un profond sommeil.
A son réveil, la comtesse se trouvant baignée dans son sang, et convaincue que l'état où elle se trouvait lui annonçait qu'elle était accouchée, elle demanda son enfant; on lui dit qu'elle n'était point accouchée: elle soutint vivement le contraire; et comme elle parut extrêmement inquiète, la sage-femme s'efforça de la rassurer, en lui disant que le jour ne se passerait pas qu'elle n'accouchât. Cette promesse calma le comte et la maréchale, mais ne tranquillisa point la comtesse, qui voulait absolument avoir été délivrée.
Le lendemain, rien de nouveau: la sage-femme, assaillie de questions pressantes, se retrancha sur l'influence de la lune, et conseilla quelque exercice violent à la comtesse. Celle-ci, après un peu de résistance, monta en carrosse, fut promenée dans des champs labourés, dans des chemins difficiles, et fut tellement secouée, qu'elle aurait péri sans la force de sa constitution.
La comtesse n'acouchant pas, on expliqua ce phénomène, en citant des exemples de femmes qui s'étaient crues grosses sans l'être, et qui avaient nourri leur erreur pendant plusieurs mois; enfin le temps, qui remédie aux plus grandes douleurs, adoucit celle de la comtesse, qui, au bout de plusieurs années, avait fait place à une douce mélancolie.
Beaulieu, maître d'hôtel du comte et de la comtesse, demanda et obtint la permission d'élever à l'hôtel de Saint-Géran un jeune enfant dont il se disait l'oncle et le parrain. Cet enfant avait de grands yeux bleus; ses cheveux étaient blonds et ses traits réguliers. Dès que la comtesse le vit, elle se récria sur sa beauté, et l'emmena à Moulins dans son carrosse. Quoique le comte et la comtesse fussent persuadés que cet enfant était le neveu de Beaulieu, ils l'affectionnèrent bientôt comme leur propre fils. La comtesse ne le caressait jamais sans une émotion extraordinaire: il lui rappelait celui qu'elle s'était attendue de mettre au jour, et cette pensée réveillait son ancienne douleur.
Beaulieu, le maître d'hôtel, mourut presque subitement, en 1648. Sa mort offrait tous les signes de l'empoisonnement. Dans ses derniers momens, il témoigna un vif désir de demander pardon au comte et à la comtesse d'un grand préjudice qu'il leur avait causé. Mais ceux-ci, craignant d'avancer sa mort, évitèrent de se rendre à sa demande.
Cependant la tendresse du comte et de la comtesse pour l'enfant, prenait toujours de nouvelles forces. Ils lui procurèrent une éducation digne de leur propre fils, et travaillèrent à lui former l'esprit et le cœur. Dès qu'il eut atteint l'âge de sept ans, ils lui donnèrent un habit de page de leur livrée, et il les servit en cette qualité jusqu'à ce que le mystère de sa naissance fût connu.
Des rumeurs d'abord sourdes et vagues, mais ensuite plus positives, parlaient depuis quelque temps d'un complot qui avait été tramé pour supprimer l'enfant du comte et de la comtesse de Saint-Géran. Ces bruits vinrent jusqu'aux oreilles du père et de la mère, qui résolurent de remonter à la source, et de faire tout au monde pour découvrir la vérité. La sage-femme fut arrêtée, et quoique ses interrogatoires fussent pleins de contradictions et de dénégations, on y puisa une foule de renseignemens qui répandaient un grand jour sur l'affaire. Mais comme la marquise de Bouillé aurait pu être décrétée par suite de ces révélations, le comte voulut ménager sa sœur, dont le déshonneur aurait rejailli sur lui, et il détourna les poursuites.
Dès que le comte et la comtesse de Saint-Géran soupçonnèrent que leur page était leur enfant, ils écoutèrent sans contrainte la voix de la nature qui leur parlait depuis si long-temps, firent jouir leur fils de son état, et l'appelèrent le comte de la Palice.
La sage-femme fut condamnée par le juge de Moulins à être pendue, après avoir été appliquée à la question, comme atteinte et convaincue d'avoir supprimé l'enfant provenant de l'accouchement de la comtesse. Elle interjeta appel de cette sentence, et fut transférée ensuite à la conciergerie du Palais. Elle mourut en prison avant l'issue de toute cette affaire.
Voici quelques détails sur les auteurs de cette criminelle intrigue, tels qu'on put les recueillir dans les dépositions et débats judiciaires. La marquise de Bouillé, sœur du comte, et le marquis de Saint-Maixant, avaient ourdi toute cette trame. Le marquis de Saint-Maixant, accusé de fausse monnaie, de magie et d'inceste, prévenu aussi d'avoir fait étrangler sa femme pour en épouser une autre, dont il avait projeté de tuer le mari, s'était échappé des mains du prevôt de la maréchaussée d'Auvergne, et s'était réfugié dans le château de Saint-Géran, où il avait été très-bien accueilli. Il y vit la marquise de Bouillé, qui s'était séparée de son mari septuagénaire, dont elle se plaignait beaucoup, mais qui n'avait peut-être pas d'autres torts que son âge avancé. Le marquis avait une figure aimable, la marquise n'était pas sans agrémens; ils étaient jeunes l'un et l'autre, ils s'aimèrent, comme peuvent s'aimer toutefois des cœurs aussi pervers.
Héritière présomptive du comte son frère, la marquise voyait s'évanouir toutes ses espérances de fortune par la grossesse de sa belle-sœur. Le marquis amoureux forma le dessein d'unir sa destinée à celle de la marquise, qui y consentit, comptant que le mari septuagénaire était au bout de sa carrière. Le marquis comptait encore davantage sur le secret qu'il avait d'avancer la mort. Ils corrompirent à force d'argent Beaulieu, le maître d'hôtel, la sage-femme, les filles, nommées Quinet, femmes de chambre de la marquise, et, à l'aide de ces subalternes, consommèrent la soustraction de l'enfant de la comtesse de Saint-Géran; de là les précautions que l'on avait prises pour tenir éloignées toutes les personnes étrangères au complot.
Au moment où l'enfant avait vu le jour, la sage-femme se disposait à lui ôter la vie, et déjà elle lui enfonçait le crâne, lorsqu'on le lui arracha des mains. Depuis cet enfant porta toujours la marque de la main meurtrière de la sage-femme; ce qui ne contribua pas peu à le faire reconnaître plus tard pour ce qu'il était. On a pensé que le marquis de Saint-Maixant s'était opposé à la mort du nouveau-né, parce que, se défiant de la promesse que la marquise lui avait faite de l'épouser, il voulait conserver ce gage pour la forcer de tenir sa parole, en menaçant de faire connaître l'état de l'enfant. C'est pourquoi l'enfant avait été confié à Beaulieu, qui l'avait mis en nourrice, l'avait ensuite fait disparaître du village de la nourrice, et conduire à Paris, chez Marie Pigoreau, sa belle-sœur, fille d'un comédien. L'enfant fut baptisé sous le nom de Bernard; et la Pigoreau, qui en prit les plus grands soins, lui donna des langes très-riches et le mit en nourrice au village de Torcy en Brie, le faisant passer pour un enfant de qualité. Plus tard, elle lui donna le nom et l'état d'un de ses enfans qui était mort, et mit ainsi le dernier sceau à la suppression de l'enfant du comte de Saint-Géran. Elle changea de quartier pour mieux réussir dans ce dessein, et vint habiter une paroisse où elle était inconnue. C'était à l'âge de deux ans et demi que l'enfant avait été repris par Beaulieu, qui l'avait introduit, comme nous l'avons vu, à l'hôtel de Saint-Géran.
Le marquis de Saint-Maixant et la marquise de Bouillé tremblèrent en voyant le fils si près du père et de la mère; et pour se défaire d'un complice et d'un témoin importun, on empoisonna Beaulieu.
Le marquis de Saint-Maixant et la marquise de Bouillé ne jouirent pas du fruit de leurs crimes. La marquise mourut, emportant le poids de son secret. Le marquis mourut à la conciergerie, où il était détenu pour les crimes atroces qu'il avait commis antérieurement.
Ainsi les deux principaux personnages avaient quitté la scène avant le dénoûment, et dans le temps que les regards de la justice cherchaient les auteurs du crime qu'ils avaient commis. Mais la dame veuve du duc de Ventadour, fille du second lit de la maréchale de Saint-Géran et sœur consanguine du comte, et la comtesse du Lude, fille de la marquise de Bouillé, résolurent d'entrer en lice pour disputer au jeune comte son état, qui leur ôtait l'espérance de recueillir la succession du comte de Saint-Géran.
A l'instigation de ces dames, et poussée par l'espoir d'une récompense, la Pigoreau se présenta comme étant la véritable mère de l'enfant. Mais son imposture ne tarda pas à être évidente. Confondue, inquiète des suites de cette procédure, elle prit la fuite; et le parlement rendit, le cinq juin 1666, un arrêt définitif, qui déclarait l'enfant fils du comte et de la comtesse de Saint-Géran, et condamnait la Pigoreau à être pendue par contumace.
Jamais procès ne fut soutenu avec une opiniâtreté égale à celle des dames de Ventadour et de Lude. Mais la tendresse de la comtesse était incapable de se rebuter. Comme elle était devenue veuve depuis quelque temps, elle disait à ses juges, en sollicitant son procès, que, s'ils ne reconnaissaient pas son fils, elle l'épouserait et lui assurerait tout son bien. Aussi sa constance maternelle fut-elle couronnée du plus entier succès.