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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LA MARQUISE DE BRINVILLIERS,
EMPOISONNEMENS QU'ELLE COMMET DANS SA FAMILLE, SON SUPPLICE.

Le nom de la Brinvilliers suffit seul pour rappeler le souvenir des plus horribles scélératesses, des crimes les plus dénaturés. L'histoire de cette femme est bien connue; elle a été traduite sur presque tous les théâtres, mais plus ou moins travestie, suivant les exigences de la scène. Nous essaierons donc d'en offrir une esquisse plus conforme à la vérité.

Ce récit prouvera que le premier pas fait dans la voie du crime peut conduire presque insensiblement aux attentats les plus pervers.

Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés,

dit notre illustre Racine; et ces degrés, je parle de ceux du crime, ne se trouvent souvent que trop rapidement franchis, pour l'honneur et la paix des familles et pour le repos de la société. Ce qui ne semble quelquefois qu'une peccadille, une faiblesse, une erreur, aux yeux du monde, peut finir par l'assassinat et le poison.

Marie-Marguerite d'Aubray fut mariée en 1651 au marquis de Brinvilliers, fils de M. Gobelin, président de la cour des comptes. La fortune des deux époux était considérable. Le marquis était mestre-de-camp du régiment de Normandie. Il s'était lié pendant ses campagnes avec le sieur Godin, dit de Sainte-Croix, capitaine de cavalerie, qu'il introduisit dans sa maison quelque temps après son mariage. Ce Sainte-Croix était né avec la vocation du crime; mais, doué d'un esprit adroit et facile, il avait l'art de donner habilement le change sur son caractère. D'ami du mari, il devint en peu de temps l'ami particulier de la dame, et ensuite son amant passionné.

La marquise possédait les grâces ordinaires de son sexe; ses traits se distinguaient par une extrême régularité: le tour de son visage se faisait admirer par une rondeur remplie de charmes. Sa physionomie, pleine de sérénité, présentait tous les caractères de la candeur et de la vertu. Une taille médiocre, mais pourtant élégante, était le seul désavantage physique que l'on pût signaler en elle.

Sainte-Croix s'empara entièrement de l'esprit de la marquise, et ne tarda pas à lui faire partager les sentimens qu'elle lui avait inspirés. La vie dissipée du marquis favorisait ces premiers désordres; et d'ailleurs, pour s'affranchir davantage encore du joug conjugal, elle obtint une séparation de biens qui lui donna le moyen de se soustraire absolument à la dépendance de son mari. Alors elle se livra sans mesure à toute sa passion. L'éclat que fit ce commerce scandaleux obligea M. d'Aubray, son père, de solliciter une lettre de cachet pour faire arrêter Sainte-Croix: la lettre fut accordée, l'amant fut saisi dans le carrosse de la marquise, et conduit à la Bastille.

Sainte-Croix connut dans sa prison un Italien nommé Exili, habile dans l'art funeste de composer des poisons. Cet étranger lui apprit les principaux secrets de sa science infernale. Après un an d'emprisonnement, Sainte-Croix recouvra sa liberté, et en profita pour renouer son commerce avec la marquise: mais tous deux, devenus plus circonspects, s'attachèrent à sauver les apparences; et la Brinvilliers eut l'adresse de recouvrer l'amitié et les bonnes grâces de son père. Sainte-Croix lui apprit les secrets dangereux qu'il tenait d'Exili, et en même temps lui inspira le dessein d'en faire usage pour satisfaire la vengeance et la cupidité qui les animaient tous deux. Le projet de Sainte-Croix était de mettre son amante à la tête de tous les biens de sa famille, et de jouir lui-même de toutes les successions dont elle hériterait.

Alors commença cette épouvantable série d'empoisonnemens dont ces deux monstres se souillèrent pour parvenir à leurs fins. On ne peut se faire une idée des raffinemens de cruauté que décèle leur conduite. La Brinvilliers semble même l'emporter sur son complice par le rôle actif qu'elle joue dans ce drame lugubre.

Elle se chargeait d'éprouver les poisons que Sainte-Croix composait; elle empoisonnait des biscuits qu'elle donnait à des pauvres, et s'informait avec soin de l'effet qu'ils avaient produit. Elle allait même à l'Hôtel-Dieu distribuer ces biscuits. Elle fit une épreuve sur Françoise Roussel sa femme de chambre, à qui elle donna des groseilles et une tranche de jambon empoisonnées. Cette fille en fut très-incommodée; mais elle n'en mourut pas.

Madame de Sévigné s'en exprime ainsi dans une lettre adressée à sa fille: «La Brinvilliers empoisonnait des tourtes de pigeonneaux, dont plusieurs mouraient qu'elle n'avait pas dessein de tuer. Le chevalier de guet avait été de ces jolis repas, et s'en meurt depuis deux ou trois ans. Elle demanda, quand elle fut en prison, s'il était mort: on lui dit que non. Il a la vie bien dure, dit-elle. M. de la Rochefoucauld dit que cela est vrai.»

Enfin le parricide vint mettre le sceau à tous ses crimes. La Brinvilliers, étouffant dans son cœur tous les sentimens de la nature, présenta à son père un bouillon empoisonné. L'effet en fut si violent, qu'il eut des vomissemens extraordinaires, des douleurs d'estomac insupportables et d'étranges chaleurs d'entrailles. Bientôt il succomba aux convulsions causées par le poison. La marquise, pendant tout le temps que dura l'agonie de son père, conserva un sang-froid qui devait écarter tous les soupçons. On ne chercha point alors à pénétrer la cause d'une mort aussi subite; c'est ce qui enhardit l'empoisonneuse à attenter à la vie de ses deux frères.

Elle employa, pour cette œuvre exécrable, un ancien laquais de Sainte-Croix, nommé Lachaussée, qui s'était formé dans le crime auprès d'un pareil maître. On le fit entrer au service des deux frères, qui demeuraient ensemble, et il se chargea de les empoisonner moyennant une récompense de cent pistoles. Après plusieurs tentatives infructueuses, les deux frères furent victimes de leur confiance en leur scélérat de domestique. Après avoir langui plusieurs mois, l'aîné mourut le 16 juin 1670. A l'autopsie cadavérique, on trouva les traces manifestes du poison; mais on ne remonta pas à la source. L'autre frère fut malade trois mois, et mourut avec les mêmes accidens. Il avait fait un legs de cent écus en faveur de Lachaussée, son assassin.

Afin de réunir, pour ainsi dire, toute sa famille dans le même tombeau, elle chercha aussi à empoisonner mademoiselle d'Aubray, sa sœur; mais, soit que celle-ci se tînt sur ses gardes, soit que le hasard la favorisât, elle n'alla pas grossir le nombre des victimes du poison.

Si l'on en croit madame de Sévigné, qui, par ses relations sociales, était à portée de connaître les particularités de cette épouvantable affaire, la Brinvilliers aurait aussi tenté plusieurs fois de se défaire de son mari par les procédés à son usage. «Elle voulait, dit madame de Sévigné, épouser Sainte-Croix, qui, ne voulant point avoir une femme aussi méchante que lui, donnait du contre-poison à ce pauvre mari: de sorte qu'ayant été ballotté de cette sorte, tantôt empoisonné, tantôt désempoisonné, il est demeuré en vie.»

D'après toutes les circonstances qui avaient accompagné la mort du père et des deux frères de la marquise de Brinvilliers, il était bien constant dans le public que ces trois personnes étaient mortes empoisonnées; mais les auteurs de ces crimes restaient enveloppés d'un profond mystère. On n'avait que des soupçons vagues, sans la moindre preuve, et souvent même fort éloignés de la vérité. Comment, en effet, oser faire la supposition qu'une jeune femme, belle, riche, bien élevée, sortie d'une famille recommandable, pût devenir capable de semblables forfaits?

Mais la Providence, qui, pour le repos de la société, laisse rarement le crime impuni, permit que cette horrible trame fût dévoilée.

Sainte-Croix s'exerçait toujours dans sa science des poisons. Un jour qu'il faisait une expérience de ce genre, le masque de verre qu'il avait, pour se garantir de la vapeur de ses drogues vénéneuses, tomba. Suffoqué par la violence du poison, il mourut à l'instant même. Cette mort d'un homme dont on ne connaissait pas la famille, et qui passait même pour n'en point avoir, rendit indispensable la présence du commissaire, qui vint apposer le scellé dans l'appartement du défunt. Lors de l'inventaire, on trouva une cassette qu'on ouvrit; et la première chose qui frappa les regards fut une feuille de papier écrite, dans laquelle Sainte-Croix suppliait très-humblement ceux ou celles entre les mains de qui tomberait cette cassette de vouloir la rendre en main propre à madame la marquise de Brinvilliers, demeurant rue Neuve-Saint-Paul; «attendu, disait l'écrit, que tout ce qu'elle contient la regarde et appartient à elle seule, et que d'ailleurs, il n'y a rien d'aucune utilité à personne du monde, son intérêt à part; et, en cas que la marquise fût plus tôt morte que moi, de la brûler et tout ce qu'il y a dedans, sans rien ouvrir ni innover, etc.» Cet écrit était signé par de Sainte-Croix.

Malgré cette injonction testamentaire, on passa outre à la vérification de la cassette; elle contenait des poisons de toute espèce, et l'inventaire qui en fut dressé eût été de nature à jeter l'épouvante dans des esprits faibles.

La marquise, fort alarmée quand elle apprit qu'on avait mis le scellé chez Sainte-Croix, prit la fuite, et passa en pays étrangers.

Lachaussée, ce domestique pervers dont on s'était servi pour empoisonner les deux frères de la marquise, s'alla jeter lui-même dans les filets de la justice; il eut l'impudence de former opposition au scellé, et cette démarche appela les soupçons sur lui. Bientôt instruit des découvertes qu'on avait faites au scellé, le trouble et les remords de sa conscience le trahirent. Arrêté, traduit successivement devant le châtelet et le parlement, il fut condamné, pour le double empoisonnement qu'il avait commis, à être rompu vif et à expirer sur la roue, après avoir été appliqué à la question ordinaire et extraordinaire pour la révélation de ses complices. La marquise fut condamnée par contumace à avoir la tête tranchée.

A la question, Lachaussée avoua tout. Dès lors les crimes de la Brinvilliers ne furent plus enveloppés d'incertitudes. L'affreuse vérité parut dans toute sa hideuse laideur. L'idée de cette empoisonneuse, dès qu'on y pensait, faisait horreur, et l'on ne prononçait son nom qu'en frémissant.

Elle s'était réfugiée dans un couvent de Liége. Un exempt, nommé Desgrais, fut envoyé pour l'arrêter. Pour ne pas causer de scandale, il se déguisa en abbé, se présenta à elle comme compatriote, lui rendit plusieurs visites; et, lui ayant parlé le langage de l'amour, qui fut écouté, il l'engagea à sortir de la ville pour faire une partie de promenade. Alors l'amant se changea tout d'un coup en exempt, arrêta la marquise, et, la laissant sous la garde de ses archers, il retourna au couvent, où il entra par un ordre du conseil des soixante. Il trouva sous le lit de la marquise une cassette à laquelle elle paraissait attacher beaucoup d'importance. Elle voulait qu'on lui rendît un papier qui s'y trouvait et qu'elle appelait sa confession: il formait quinze ou seize feuillets; c'était l'histoire de toute sa vie. Dès le premier article, elle s'accusait d'avoir fait mettre le feu à une maison; dans un autre article, elle confessait qu'elle s'était laissé débaucher dès l'âge de sept ans. Elle s'accusait non seulement de tous les crimes qu'on lui attribuait, mais encore de beaucoup d'autres dont on ne la soupçonnait pas. Elle essaya plusieurs fois de s'évader, mais ses tentatives furent inutiles. Plus troublée de l'horreur du supplice qui la menaçait que de l'horreur de ses crimes, elle voulut se donner la mort en avalant une épingle; mais elle fut détournée de son dessein par un archer. Transférée à la conciergerie à Paris, elle nia tout dans son interrogatoire, les lettres qu'elle avait écrites depuis qu'elle était arrêtée, la cassette de Sainte-Croix qu'on lui représenta, et la promesse de trente mille livres qu'elle avait faite à ce même Sainte-Croix.

Le parlement, indépendamment de la confession de La Brinvilliers, jugea qu'il y avait assez de preuves pour la condamner. Le corps des délits était bien constaté et conduisait facilement à connaître les auteurs des crimes, Sainte-Croix et la marquise. L'intérêt, le mobile de tant de crimes, les avait excités; la marquise voulait recueillir les successions de son père, de ses frères et de sa sœur: Sainte-Croix espérait disposer du bien d'une femme qui lui était livrée par une passion aveugle. Cette fatale cassette, qui contenait tant de poisons, était une pièce de conviction sans réplique.

Elle fut condamnée, pour tous ses crimes, à avoir la tête tranchée en place de Grève, à être ensuite brûlée et ses cendres jetées au vent.

La marquise, qui avait nié ses crimes depuis son arrestation, les avoua après l'arrêt. Lorsqu'elle fut conduite à la mort, elle rencontra sur son chemin plusieurs dames de distinction que la curiosité avait attirées; elle les regarda avec beaucoup de fermeté, en leur disant avec une ironie amère: voilà un beau spectacle à Voir! Le célèbre peintre Lebrun se plaça sur son passage, dans un endroit d'où il pût la considérer attentivement, quand on la mena en Grève, afin de pouvoir saisir l'expression de la physionomie d'une criminelle pénétrée de l'horreur du dernier supplice qu'elle va subir.

Madame de Sévigné a raconté, à sa manière inimitable, les derniers momens de La Brinvilliers. Son récit, en terminant le nôtre, lui prêtera son appui, et le recommandera aux lecteurs. Voici ce qu'elle écrivait à sa fille, à la date du 17 juillet 1676: «Enfin c'en est fait, La Brinvilliers est en l'air, son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et ses cendres au vent; de sorte que nous la respirerons; et, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tout étonnés. Elle fut jugée dès hier: ce matin on lui a lu son arrêt, on l'a présentée à la question: elle a dit qu'il n'en était pas besoin, qu'elle dirait tout: en effet, jusqu'à quatre heures, elle a conté sa vie plus épouvantable qu'on ne pensait. Elle a empoisonné dix fois de suite son père, elle n'en pouvait venir à bout; puis ses frères; et toujours l'amour et les confidences mêlés partout. Elle a demandé à parler à M. le procureur-général, elle a été une heure avec lui; on ne sait point encore le sujet de cette conversation.

«A six heures, on l'a menée, nue en chemise, et la corde au cou, à Notre-Dame, faire l'amende honorable; et puis on l'a remise dans le même tombereau, où je l'ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse, et sa chemise, un docteur auprès d'elle, le bourreau de l'autre côté. En vérité, cela m'a fait frémir: ceux qui ont vu l'exécution disent qu'elle a monté avec bien du courage. Pour moi, j'étais sur le pont Notre-Dame avec la bonne d'Escars. Jamais il ne s'est vu tant de monde, ni Paris si ému et si attentif; demandez-moi ce qu'on a vu. Pour moi, je n'ai vu qu'une cornette: ce jour était consacré à une tragédie; j'en saurai demain davantage, et cela vous reviendra.» Dans une autre lettre, elle écrit: «Encore un petit mot de la Brinvilliers; elle est morte comme elle a vécu, c'est-à-dire résolument: elle entra dans le lieu où on lui devait donner la question; et voyant trois seaux d'eau: «C'est assurément pour me noyer, dit-elle; car, de la taille dont je suis, on ne prétend pas que je boive tout cela.» Elle écouta son arrêt dès le matin, sans frayeur et sans faiblesse, et, sur la fin, elle fit recommencer, disant: Ce tombereau m'a d'abord frappée, j'en ai perdu l'attention pour le reste. Elle dit à son confesseur en chemin de faire mettre le bourreau devant, afin de ne point voir, dit-elle, ce coquin de Desgrais qui m'a prise. Il était à cheval devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment: elle dit: «Ah! mon Dieu, je vous en demande pardon: qu'on me laisse donc cette étrange vue.» Elle monta seule et nu-pieds sur l'échafaud, et fut en un quart-d'heure, mirodée, rasée, dressée et redressée par le bourreau. Ce fut un grand murmure et une grande cruauté.»

Madame de Sévigné dit ailleurs: «Il n'est pas possible que cette horrible femme soit en paradis: sa vilaine âme doit être séparée des autres. Assassiner, c'est une bagatelle en comparaison d'être huit mois à tuer son père, à recevoir toutes ses caresses et ses douceurs, à quoi elle ne répondait qu'en doublant toujours la dose.» L'indignation exprimée dans ce dernier fragment est peut-être bien peu charitable, chrétiennement parlant: mais combien néanmoins il serait à désirer qu'elle fût partagée et sentie par tout ce qui porte un cœur d'homme!


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