Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LE NOUVEAU LÉGATAIRE UNIVERSEL.
Le célèbre Regnard avait calqué l'un de ses chefs-d'œuvre de comique gaîté sur un fait d'insigne friponnerie avec lequel celui que nous allons raconter peut soutenir la comparaison.
Françoise Fontaine, veuve d'André Forest, marchand à Bordeaux, était une femme d'un esprit faible et facile à gouverner; aussi était-elle toujours circonvenue par une foule d'intrigans qui captaient sa confiance, et finissaient par lui faire faire tout ce qu'ils voulaient. On pense bien que cette femme était la dupe de tous ces fripons qui s'entendaient entre eux pour la dépouiller.
Lancelain, solliciteur de procès, commença la scène, en lui extorquant des donations; après lui, vinrent Brac et la Gouache, qui lui surprirent plusieurs promesses; puis parut le nommé Quiersac, qui, après l'avoir engagée à venir demeurer dans une maison voisine de la sienne, l'amena à faire une donation en faveur de San Pierre d'Arena, Génois. La dame Françoise Fontaine était alors âgée de quatre-vingt-deux ans. Ces deux escrocs avaient stipulé ensemble que le Génois céderait à Quiersac le tiers des biens donnés. Cette donation enveloppait tous les biens de la donatrice, à la charge par le donataire de lui payer une pension viagère de mille deux cents livres. Cette pension devait ensuite retourner à Quiersac. Celui-ci, cependant, ne fut pas satisfait de cet arrangement; il préféra un testament comme chose plus sûre. En conséquence, il décida la dame Fontaine à prendre des lettres de rescision contre la donation faite au sieur d'Arena. Les lettres furent entérinées, et la donation annulée par sentence du Châtelet.
San Pierre d'Arena se rendit appelant de cette sentence; mais ensuite il jugea moins chanceux de transiger avec Quiersac, et de lui assurer par un billet le tiers des biens et la pension de mille deux cents livres, après le décès de la veuve.
Quiersac ne perdait cependant pas de vue le testament qu'il avait dessein de faire signer à la veuve Fontaine; mais la mort de cette bonne femme vint déranger son projet. Néanmoins il ne se rebuta pas; car il imagina de cacher sa mort, et de mettre dans son lit une femme qui contreferait la malade.
Ici commence la scène comique jouée par nos fripons. Quiersac gagna, par des promesses d'argent, la nommée Rainteau, femme d'un cocher, et un procureur, nommé Ranquinot. Ayant appris, sur ces entrefaites, que le sieur Verron de Lisle était créancier de la veuve pour une somme de deux mille quatre cents livres, dont il n'avait pas de reconnaissance, nos fourbes allèrent le trouver pour lui dire que la dame Fontaine avait résolu de faire son testament; qu'ils présumaient qu'elle y rappellerait sa dette, mais qu'il était cependant à propos de prévenir sur ce point le notaire.
Le notaire choisi pour présider à la scène importante fut maître Mahau, chez qui le plan du testament fut dressé, de manière que la malade supposée n'avait que oui à dire, ce qui était un rôle très-facile.
Le notaire crédule, procédant de bonne foi, amène un confrère. La femme Rainteau, affublée en malade, la tête enfoncée dans le lit, le visage tourné vers la ruelle, répondait oui, d'une voix tremblante, à toutes les questions du notaire; elle confirma ainsi tous les articles; savoir: les legs pieux, ensuite celui de douze mille livres au profit de Quiersac. Le procureur Ranquinot, fut fait légataire universel. Elle se désista des lettres de rescision contre San Pierre d'Arena; elle ajouta seulement un article où elle se faisait présent à elle-même, Guillemette Rainteau, d'une somme de trois mille livres. Un des notaires voulut la voir; mais, s'étant retournée un moment, elle déclara qu'elle ne pouvait signer, à cause d'un grand tremblement qu'elle avait dans les mains. Les notaires dressèrent procès-verbal de cet incident, et se retirèrent peu après.
Le procureur Ranquinot fit son billet à Quiersac, portant promesse de lui céder la moitié de son legs universel.
La dame Fontaine était morte du 12 au 13 mars 1727. L'exécution du plan de Quiersac exigea quatre jours, et ce ne fut qu'au bout de ce temps que le décès de cette femme fut déclaré. Ses obsèques eurent lieu le 16.
Un sieur de Lurienne, petit-neveu de la défunte, et l'un de ses héritiers, ne reçut la nouvelle de sa mort que vers le mois de septembre, tant les héritiers frauduleux avaient pris soin de la cacher. Mais Lurienne ne pouvant quitter la province de Bretagne, où ses affaires le retenaient, envoya sa mère à Paris, avec sa procuration.
A son arrivée, la dame Lurienne découvrit tout le manége, et quand elle fut bien instruite de tous les détails, elle rendit plainte, et l'on fit une information sur laquelle Quiersac et sa concubine, le procureur Ranquinot et la Rainteau, furent décrétés de prise de corps. De ces quatre individus, la Rainteau seule fut prise: tous les autres s'évadèrent.
Lors de son interrogatoire, la Rainteau avoua tout; sur quoi le lieutenant-criminel rendit une sentence qui condamnait les quatre prévenus, dont trois absens, à faire amende honorable, la Rainteau et la prétendue femme Quiersac au bannissement de neuf ans, Ranquinot et Quiersac aux galères pour neuf ans; et tous quatre condamnés solidairement à deux mille livres envers l'héritier Lurienne.
Le parlement, par arrêt du 11 mai 1728, confirma la sentence du lieutenant-criminel.