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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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MEURTRE
DU MARÉCHAL D'ANCRE,
ET PROCÈS INIQUE DE SA FEMME.

Il est peu d'exemples de l'instabilité des choses humaines et des étranges caprices de la fortune qui soient plus frappans que celui que nous offre l'histoire du maréchal d'Ancre et de sa femme. Tous deux étaient venus en France en 1600 avec la reine Marie de Médicis. Concini, d'abord gentilhomme ordinaire de cette princesse, parvint assez rapidement à la plus haute faveur, par l'immense crédit de sa femme, Léonore Galigaï, fille de la nourrice de la reine. Il devint successivement marquis d'Ancre, premier gentilhomme de la chambre, gouverneur de Normandie. Il obtint la dignité de maréchal de France, sans avoir tiré l'épée, et devint ministre, sans connaître les lois du royaume; ses richesses, sa puissance, son ton fier et superbe excitèrent la jalousie et les ressentimens des plus grands seigneurs de la cour. Concini leva sept mille hommes pour maintenir, contre les mécontens, l'autorité royale, ou plutôt celle qu'il exerçait au nom du roi.

Dans ces circonstances, un jeune gentilhomme du comtat d'Avignon est introduit à la cour: il plaît à Louis XIII, alors âgé de seize ans et demi, se rend nécessaire à ce prince en s'occupant de ses amusemens, et parvient à lui persuader qu'il est seul capable de gouverner son royaume, que sa mère le hait, que Concini le trahit. Ce jeune gentilhomme, connu sous le nom de Luynes, empoisonna toutes les actions du maréchal, et fit consentir le roi à le faire assassiner.

Louis XIII, déjà surnommé le Juste, approuva l'idée de ce meurtre, et l'on désigna les assassins. L'un d'eux, l'Hôpital-Vitry, lui demanda son épée de la part du roi, et, sur son refus, le fit tuer à coups de pistolet sur le pont-levis du château, le 24 avril 1617. La reine partagea la disgrâce de son favori; elle fut emprisonnée dans ses appartemens, dont on mura les portes du côté du jardin, et bientôt on l'envoya prisonnière à Blois.

Le cadavre du maréchal, enterré sans cérémonie, fut exhumé par le peuple ameuté, et traîné dans les rues jusqu'au bout du Pont-Neuf. On le pendit par les pieds à l'une des potences qu'il avait fait dresser pour ceux qui parleraient mal de lui. Après l'avoir traîné à la Grève et en plusieurs autres endroits, on le coupa en pièces. Chacun voulait avoir quelque chose du juif excommunié. C'était le nom que lui donnait cette troupe de bêtes féroces. Ses oreilles, surtout, furent achetées chèrement, ses entrailles jetées dans la rivière, et ses restes sanglans brûlés sur le Pont-Neuf, en face de la statue de Henri IV. Le lendemain on vendit ses cendres à raison d'un quart d'écu l'once. La rage de ces cannibales était telle que, pour en donner une juste idée, on rapporte qu'un homme arracha le cœur de la victime, le fit cuire sur des charbons, et le mangea publiquement.

Mais ce meurtre épouvantable ne comblait pas tous les vœux du nouveau favori. Luynes résolut aussi la perte de la maréchale. Dévorant déjà en espérance les grands biens du mari et de la femme, il fit saisir Éléonore Galigaï, qui fut conduite à la Bastille, et de là transférée à la Conciergerie. Luynes fit aussi donner ordre au parlement d'instruire le procès du maréchal assassiné et de sa malheureuse veuve. Pour le maréchal, son corps ne pouvait pas se retrouver. Il n'était pas non plus facile de trouver de quoi juger à mort la maréchale; elle avait été à la vérité comblée des bienfaits de la reine; elle était insolente dans sa fortune et bizarre dans son humeur, mais, suivant la remarque de Voltaire, «pour ces défauts on n'a jamais fait couper la tête à personne.»

On fut obligé de lui faire un crime d'avoir écrit quelques lettres de compliment à Madrid et à Bruxelles; mais cette imputation ne suffisant pas encore, on l'accusa de magie. On croyait alors à ces sortes d'accusations autant qu'aux articles de foi.

Ses juges lui demandant comment elle avait ensorcelé la reine, elle leur fit cette belle réponse: Par le pouvoir qu'ont les âmes fortes sur les âmes faibles.

La maréchale avait fait venir d'Italie un médecin juif, nommé Montalto: elle avait même eu la scrupuleuse attention d'en demander la permission au pape. Les médecins de Paris n'étaient pas alors en grande réputation d'habilété. On prétendit que le juif Montalto était magicien, et qu'il avait sacrifié un coq blanc chez la maréchale. Cependant il ne put la guérir de ses vapeurs, qui devinrent si fortes qu'au lieu de se croire sorcière elle se crut ensorcelée. Marie de Médicis lui ayant dit que le dernier cardinal de Lorraine, atteint de la même maladie, s'était fait exorciser par des moines de Milan, elle avait eu la faiblesse de faire venir deux de ces exorcistes milanais, qui disaient des messes aux Augustins, pour la vaporeuse maréchale, et qui l'assurèrent qu'elle était guérie.

Les juges la questionnèrent sur la mort de Henri IV; on lui demanda si elle n'en avait point eu connaissance; pourquoi elle avait dit auparavant qu'il arriverait incessamment de grands changemens dans le royaume; et pourquoi elle avait empêché de rechercher les auteurs de l'assassinat. Elle satisfit à toutes ces questions, en niant certains faits, en expliquant les autres; de manière qu'il ne put rester aucun soupçon à cet égard, ni contre elle, ni contre la reine, que l'on voulait inculper de ce crime.

On passa légèrement sur ce qui aurait dû faire l'objet principal du procès, c'est-à-dire que l'on s'occupa à peine des grands biens dont elle jouissait, et des concussions de son mari. On en vint enfin à l'accusation de magie. D'abord les imputations qu'on lui faisait à ce sujet lui parurent si puériles, qu'elle ne put s'empêcher de rire au nez des juges. Mais lorsqu'elle vit qu'on y attachait la plus grande importance, elle reconnut que sa perte était jurée, et pleura amèrement.

Des deux rapporteurs qui instruisaient le procès, l'un était Courtin, vendu au nouveau favori, et qui sollicitait des grâces; l'autre était Deslandes Payen, homme intègre, qui ne voulut jamais conclure à la mort, ni même consentir à ne pas se trouver au jugement. Cinq juges s'absentèrent; quelques-uns opinaient pour le seul bannissement; mais Luynes intrigua, sollicita avec tant d'ardeur, que la majorité lui fut acquise, et que l'arrêt de mort de la maréchale fut prononcé. Ce jugement, digne du dixième siècle, tant il montre de barbarie, fut rendu, le 8 juillet 1617, devant des gens de tout état qui étaient venus pour examiner sa contenance. Elle voulut s'envelopper de ses coiffes; mais on la força d'écouter à visage découvert la lecture de son arrêt de condamnation. Elle y était déclarée coupable de lèse-majesté divine et humaine; il y était dit, qu'en réparation de ses crimes, sa tête serait séparée de son corps sur un échafaud dressé en place de Grève; que l'un et l'autre seraient brûlés, et les cendres jetées au vent.

Elle fut traînée au supplice, dans un tombereau, comme une femme de la lie du peuple, à travers une populace nombreuse qui gardait le silence, et semblait avoir oublié sa haine. Peu occupée de cette foule, la maréchale ne parut pas déconcertée de ses regards, ni de la vue des flammes du bûcher où son corps allait être bientôt consumé. Intrépide, mais modeste, elle mourut courageusement, sans bravade et sans frayeur, au milieu des larmes du peuple, dont son malheur et l'avide cruauté de ses ennemis avaient changé les sentimens.

Concini et sa femme avaient un fils et une fille; celle-ci mourut peu de temps après le meurtre de son père. Le fils, enveloppé dans la sentence rendue contre sa mère, et dégradé de sa noblesse, se retira à Florence, où il jouit, loin des orages des cours, de cent quarante mille écus de rente que son père avait placés dans cette ville.

La catastrophe qui précipita les Concini du faîte des grandeurs où ils s'étaient élevés de si bas, prouve la coupable et servile complaisance que des juges peuvent avoir pour l'autorité souveraine qui distribue les faveurs et les grâces, et les honteux sacrifices qu'ils font quelquefois à un vil intérêt. Certes, le maréchal, par son ambition, par son insolence avec les grands, avait mérité une disgrâce, et sa femme avait sans doute partagé ses torts; mais on voulait leur place et leurs biens. On assassina le mari et l'on brûla la femme comme sorcière; quelle justice!


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