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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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INNOCENS CONDAMNÉS,
OU LA FAMILLE D'ANGLADE.

Dans l'examen de nos fastes judiciaires, on n'a que trop souvent l'occasion de déplorer les effets de l'incertitude et des erreurs de la justice humaine. Quelquefois le crime, ou plutôt ceux qui l'ont commis, ont tellement pris leurs précautions, qu'ils restent même à l'abri de tout soupçon; tandis que des indices accablans viennent forcer les juges à condamner l'innocence. Le récit qui va suivre doit en fournir un déplorable exemple.

Le comte de Montgommery et le sieur d'Anglade habitaient la même maison, rue Royale, à Paris. Le comte occupait le rez-de-chaussée et le premier étage, et son voisin le second et le troisième. M. de Montgommery, jouissant d'une honnête fortune, faisait une certaine figure dans le monde; le train de sa maison était en harmonie avec son rang et sa naissance; il avait des équipages, et entretenait même un aumônier à ses gages. Nous mentionnons ce personnage, parce que son rôle est important dans ce drame.

Le sieur d'Anglade n'avait qu'un revenu médiocre; cependant il vivait avec tous les dehors d'une grande aisance, s'insinuait chez les gens de distinction, et savait se faire admettre dans les meilleures sociétés; du reste, sa probité sortit intacte de l'information sévère que l'on fit sur sa vie.

Il n'existait entre les deux voisins qu'une simple liaison de bienséance et de politesse, mais sans intimité. Le comte et sa femme ayant formé le projet d'aller passer quelques jours à leur terre de Villebousin, y invitèrent le sieur et la dame d'Anglade. Ceux-ci acceptèrent d'abord l'invitation; mais plus tard ils s'excusèrent de ne pouvoir s'y rendre; cette excuse fut d'un grand poids contre les deux époux.

Le 22 septembre 1687, le comte et la comtesse partent le soir pour aller à leur terre, d'où ils ne devaient revenir que trois jours après. Ils y furent suivis de François Gagnard, prêtre manceau, leur aumônier, et de leurs domestiques. La maison de la ville resta confiée aux soins d'une demoiselle de la dame de Montgommery, d'un petit laquais, et de quatre filles qui travaillaient à la broderie.

Le comte et la comtesse revinrent un jour plus tôt qu'ils n'étaient attendus. Le comte ayant, a-t-il dit, remarqué du sang sur une nappe et sur une serviette, en avait conçu un funeste pressentiment, et s'était décidé à partir sur-le-champ. Ses gens n'arrivèrent qu'après lui; on s'aperçut qu'une petite salle en bas, où couchaient les domestiques, était ouverte, et que la porte n'en était que tirée, quoique l'aumônier, qui en avait la clef, eût fermé la chambre à double tour en partant, et que, pendant l'absence du comte, elle eût constamment paru fermée. Le même soir, le sieur et la dame d'Anglade virent le comte et la comtesse dans une salle basse, où ils achevaient de souper. Des domestiques déposèrent à cette occasion que ces deux personnes avaient l'air surpris et interdit du retour de leurs maîtres.

Le lendemain au soir, le comte rend plainte au lieutenant-criminel du Châtelet d'un vol commis pendant son absence, au moyen de l'effraction de la serrure d'un coffre de campagne, où on avait pris treize sacs de mille livres en argent blanc, onze mille cinq cents livres en or, en pièces de deux pistoles, cent louis d'or neufs et au cordon, un collier de perles valant quatre mille livres.

La justice se transporta aussitôt sur les lieux, bien convaincue d'avance que le vol n'avait pu être fait que par des personnes de la maison. On fit donc perquisition dans tous les appartemens; le sieur et la dame d'Anglade demandent qu'on commence par leur local.

Le lieutenant-criminel est conduit par eux dans tous les lieux qu'ils occupent; coffres, cabinets, tiroirs, lits, paillasses, matelas, tout est fouillé avec le plus grand soin; on ne trouve rien.

On monte au grenier. Madame d'Anglade témoigne qu'elle a une défaillance qui l'empêche d'y monter. On trouve, dans un vieux coffre plein de hardes et de linge, un rouleau de soixante-dix louis au cordon, enveloppé dans un papier imprimé, contenant une généalogie que le comte dit être la sienne. Cette découverte fixe les soupçons sur le sieur d'Anglade et sa femme. On descend ensuite dans la salle où couchaient l'aumônier, le page, et le valet de chambre; et les préventions défavorables aux deux époux s'accrurent encore, en ce que la dame d'Anglade fit remarquer au lieutenant-criminel qu'on avait trouvé la porte de cette salle tirée et non fermée; qu'il fallait s'attacher au valet de chambre, et qu'on pourrait trouver là quelque chose. Ces préventions se changèrent en indices certains, après qu'on eut trouvé dans un coin de cette salle cinq sacs de mille livres chacun, et un où il manquait à cette somme deux cent dix-neuf livres dix-neuf sous. On ne visita pas les autres pièces de l'appartement du comte; et pourtant on devait naturellement soupçonner les domestiques, quoique le comte répondît de ses gens.

Alors le juge, prévenu, s'adressant au sieur d'Anglade, lui dit: «Ou vous, ou moi, avons commis ce vol.» Il ordonna, à la réquisition du comte, qu'il serait informé contre les deux époux, et qu'ils seraient constitués prisonniers. Le mari est conduit au Châtelet, la femme au Fort-l'Évêque; ils y sont écroués et enfermés dans des cachots, au secret, et le scellé est apposé sur leurs effets.

Le sieur et la dame d'Anglade sont accusés de vol avec effraction. Lors de l'enquête, les indices furent fortifiés par une foule d'étranges dépositions. Un témoin dit que l'accusé était un joueur; un autre, qu'il avait demeuré dans une maison où on avait volé de la vaisselle d'argent. D'autres déposaient qu'ils avaient ouï dire que d'Anglade avait volé une pièce de ruban; on confondit, dans ce qu'on avait dit contre lui, la raillerie avec le sérieux. Le 25 octobre 1687, le jugement de compétence rendu par le lieutenant-criminel, et portant que le vol avait été fait avec effraction, fut cassé par le grand conseil. D'Anglade interjeta appel de la procédure, et prit le lieutenant-criminel à partie; mais par arrêt du parlement, du 13 décembre, le procès fut renvoyé devant ce magistrat, qui, ayant été pris à partie par l'accusé, s'en vengea cruellement, en se livrant sans réserve à d'injustes préventions. D'Anglade fut condamné, le 19 janvier 1688, à la question ordinaire et extraordinaire, et, quoiqu'il n'eût rien avoué, le 16 février suivant il fut condamné à neuf années de galères, et sa femme bannie de Paris, pendant le même espace de temps, avec restitutions, dommages et dépens.

Il faut remarquer que le sieur d'Anglade et sa femme ne sont pas déclarés atteints et convaincus d'avoir fait le vol; ce qui eût entraîné une peine capitale à cette époque; mais ils étaient victimes d'apparences trompeuses, de conjectures hasardées, de préventions passionnées.

Le sieur d'Anglade, d'une complexion extrêmement faible, tomba malade dans son cachot, et était encore bien souffrant lors du départ de la chaîne. On reproche au comte de Montgommery d'avoir sollicité vivement le départ de d'Anglade, quoiqu'il fût encore loin d'être guéri, et de l'avoir attendu sur le chemin pour se repaître du cruel spectacle de l'état de souffrance du malheureux condamné. Arrivé à Marseille, d'Anglade fut transporté sans retard à l'hôpital des forçats. Sa santé paraissait irrémédiable; ses chagrins, les souffrances de la route avaient épuisé toutes ses forces. Il mourut le 4 mars 1689, à Marseille, quatre mois après son arrivée.

Le sort de la dame d'Anglade n'était pas moins affreux. Renfermée avec sa fille, âgée de cinq ans, dans un cachot obscur, humide, infect; manquant des choses les plus nécessaires à la vie, ce fut comme par miracle qu'elle put survivre à ses peines physiques et morales. L'espoir de justifier un jour la mémoire de son mari, et de se justifier elle-même, ranimait chaque jour son courage prêt à faillir.

Cependant, pour l'honneur de l'innocence, le ciel ménageait la découverte, bien tardive sans doute, des véritables auteurs du crime. Il courut dans le monde des lettres anonymes, où celui qui les avait écrites disait qu'allant s'enfermer dans un cloître, il se croyait obligé, pour la décharge de sa conscience, d'apprendre que le sieur d'Anglade était innocent du vol dont il avait été accusé; que les auteurs du crime étaient Vincent, dit Belestre, fils d'un tanneur du Mans, et un prêtre appelé Gagnard, aussi du Mans, aumônier du comte de Montgommery; et qu'une femme, nommée de la Comble, donnerait là-dessus des renseignemens positifs.

Ces lettres anonymes provoquèrent des informations sur la vie et les mœurs de Belestre et de Gagnard, qui avait quitté la maison du comte. On sut que Belestre, complice d'un assassinat dans sa jeunesse, s'était fait soldat; qu'il avait déserté pour avoir tué un sergent; qu'étant de retour dans son pays, il avait toujours mené une vie errante et vagabonde; qu'il avait des liaisons très-intimes avec Gagnard; qu'enfin il avait changé tout-à-coup de fortune et avait acheté une terre de neuf à dix mille livres, auprès du Mans. Quant à Gagnard, on apprit qu'il était né dans le sein de la misère; qu'il était fils d'un geôlier de la prison du Mans; que, depuis qu'il n'était plus chez le comte de Montgommery, il vivait dans l'abondance, faisant une dépense excessive, et entretenait une fille.

Bientôt ces deux hommes furent arrêtés, Gagnard pour avoir été présent au meurtre d'un homme, et Belestre pour un vol fait à un marchand. Parmi les témoins qui furent entendus, la femme de la Comble déposa, entre autres choses, des circonstances précises du vol commis par Belestre et Gagnard chez le comte de Montgommery. Les preuves que l'on réunit rendirent la culpabilité de ces scélérats évidente, pleine et entière. Pendant l'instruction de leur procès, la demoiselle d'Anglade, sous l'autorité d'un tuteur, intervint, et demanda que les deux accusés fussent déclarés coupables du vol fait chez le comte de Montgommery, et que la mémoire de son père et de sa mère fût justifiée. La procédure apprit que Belestre était voleur de grands chemins, et que c'était lui qui avait fabriqué les fausses clefs qui avaient servi à faire le vol du comte de Montgommery.

Les faits étaient positifs et précis, les témoins nombreux et dignes de foi par leur accord, les dépositions accablantes. La potence termina le sort de ces deux scélérats. Belestre souffrit la question sans rien avouer; Gagnard ne fut pas si ferme, il confessa le crime, et Belestre l'avoua avant d'être exécuté.

Comme on ne pouvait plus douter de l'innocence des deux époux d'Anglade, le conseil du roi donna des lettres de révision que le parlement retint. La dame d'Anglade forma une demande de dommages-intérêts contre le sieur de Montgommery. Il y eut de longues plaidoiries de part et d'autre. Le comte taxait d'injuste et de non-recevable la demande de l'infortunée: c'est ce qui excitait l'indignation du public, qui avait pris parti pour les innocens condamnés.

Enfin, le 17 juin 1693, le parlement rendit un arrêt qui réhabilitait pleinement la mémoire des deux époux, et qui satisfit aussi pleinement que possible à ce que voulaient la justice et l'humanité.


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