Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LE SPECTRE,
OU LA FOURBERIE DÉCOUVERTE.
Long-temps les histoires de revenans ont trouvé des auditeurs crédules: telle est la faiblesse de l'esprit humain, qu'il se plaît à croire aux choses merveilleuses et surnaturelles. Heureusement la philosophie, en répandant les lumières, en invitant l'homme à faire usage de sa raison, a fait justice de ces erreurs comme de tant d'autres non moins funestes. On va voir, par le fait suivant, que même au dix-huitième siècle, époque si fatale à tant de préjugés honteux, les fripons savaient encore exploiter ces vieilles croyances d'esprits, de spectres et de fantômes, et duper non seulement des gens grossiers et dépourvus d'instruction, mais encore des magistrats, organes de la justice.
Honoré Mirabel, jeune paysan de Pertuye, servait, comme valet, dans la bastide de Gay, aux environs de Marseille. Il paraissait fatigué de sa condition laborieuse et pénible, et s'occupait souvent de la recherche des moyens propres à l'améliorer.
Il vient trouver un jour un magasinier de Marseille, nommé Auquier, qui, comme lui, était du Pertuye; il veut le consulter, dit-il, sur une affaire qui l'intéresse beaucoup. Auquier lui prête la plus grande attention, ne se doutant guère du récit qu'il allait entendre.
Alors Mirabel lui raconte qu'étant couché, dans le mois de mai, à onze heures du soir, sous un amandier de la bastide de la demoiselle Gay, il vit, au clair de la lune, un homme à la fenêtre d'une bastide voisine qui était inhabitée. Mirabel, surpris à la vue de cet inconnu, dans ce lieu et à cette heure, lui adresse la parole pour lui demander ce qu'il fait là. Mais point de réponse de la part de l'homme. Mirabel, piqué, veut approfondir le mystère: la porte de la bastide est ouverte; il entre, monte l'escalier; mais, après avoir cherché de tous côtés, il ne trouve personne. Il ne doute plus alors que l'homme qu'il vient de ne voir soit un revenant; la frayeur s'empare de lui, il descend précipitamment les degrés, et fait quelques pas vers un puits voisin pour étancher la soif que l'émotion lui avait causée. Mais à peine porte-t-il l'eau à ses lèvres, qu'il entend derrière lui une voix cassée, sombre et sépulcrale, qui, l'appelant par son nom de pays, lui disait: «Pertuysan, on a enterré ici un trésor; tu n'as qu'à creuser, il sera à toi; fais-moi dire des messes.» Puis, un instant après, Mirabel voit tomber une petite pierre dans un endroit qu'il suppose être le lieu où il faut creuser.
Étonné, émerveillé de la fortune qui lui arrive et qu'il désirait si ardemment, Mirabel va faire part de son bonheur inattendu au nommé Bernard, valet de la fermière de la bastide du Paret. Ils vont creuser ensemble à l'endroit désigné, en présence de la fermière. Ils trouvent un paquet de mauvais linge qui tinta très-clair sous un grand coup de pioche. Personne n'ose d'abord toucher à ce paquet mystérieux; la crainte de la mort les retient. Mirabel s'avise de faire un croc avec une branche d'amandier pour retirer le paquet. Il le prend, le porte dans sa chambre, le trempe, à défaut de vinaigre, dans un vaisseau plein de vin, l'ouvre, et croit n'avoir pas assez d'yeux pour contempler l'or qu'il contient. Bernard et la fermière, revenus de leur premier effroi, et poussés par la curiosité, accourent; mais Mirabel, déjà défiant comme un propriétaire, les dépayse par quelques paroles vagues, et se délivre de leurs importunités.
Telle fut en substance la narration que Mirabel fit à Auquier, en lui demandant ce qu'il devait faire de son trésor. Celui-ci lui dit de se défier des voleurs, et l'engagea à lui confier sa nouvelle fortune, lui montrant, pour lui inspirer plus de confiance, une corbeille où il avait beaucoup d'espèces d'or et d'argent. Mirabel accepta la proposition. Il fut convenu qu'il remettrait son trésor à Auquier. Au jour arrêté, Mirabel vint remettre à son dépositaire deux petits sacs, l'un noué avec un ruban de fil couleur d'or, l'autre avec un cordon de fil, et reçut en échange une reconnaissance de la somme de vingt mille livres, payable à volonté.
Quelque temps après, il arriva que Mirabel allant retirer ses hardes de la bastide, car il avait quitté le service depuis qu'il était riche, fut attaqué sur la route par un homme d'une taille gigantesque qui lui donna brusquement un coup de couteau dont sa veste et sa chemise furent percées.
Le paysan crut deviner l'auteur de cet assassinat, il ouvrit les yeux sur le danger qu'il courait; Auquier attentait évidemment à ses jours pour rester possesseur du trésor qui lui était confié. Pour se mettre à l'abri de semblables tentatives, il se présenta chez lui, réclamant ses deux sacs ou le paiement de la reconnaissance.
Mais Auquier nia le dépôt et le billet. Sur ce, le paysan se pourvut en justice, et rendit plainte. Le juge permit d'informer, se transporta chez Auquier, fit perquisition, et ne trouva rien, sinon une petite corbeille d'osier dont Mirabel avait fait mention dans sa plainte, et un petit ruban de fil couleur d'or. Auquier, interrogé, dit que Mirabel lui avait confié qu'il avait trouvé un trésor et promis de le lui remettre, mais il dénia tous les autres faits énoncés par le plaignant. Sur ces indices, le juge fit faire l'information, et décréta Auquier d'ajournement personnel. On entendit quelques témoins favorables à Mirabel. Les experts ayant examiné la reconnaissance produite par ce dernier, la trouvèrent contrefaite: mais le ruban du sac qui avait été mis au greffe se trouva précisément pareil à celui qui était à la jupe de la petite fille d'Auquier, et que l'on avait trouvé lors de la perquisition.
Le procès suivit son cours, et le lieutenant-criminel condamna Auquier à la question. Celui-ci appelle de cette sentence au parlement d'Aix. De nouveaux témoins sont assignés. On entend Bernard, le valet de ferme, qui avait aidé Mirabel à déterrer le trésor. Il dépose qu'ils n'avaient rien trouvé, et qu'à quelque temps de là, Mirabel lui avait montré un papier qu'il disait avoir payé un écu.
Ce papier se trouva être la prétendue reconnaissance de vingt mille livres. Cette découverte mit sur la voie de la fourberie.
L'histoire du revenant, du trésor trouvé, de la reconnaissance d'Auquier, de l'assassinat commis par ce dernier sur la personne de Mirabel, avait été ourdie par Étienne Barthélemy, ennemi déclaré d'Auquier, et intime ami de Mirabel, dont il avait égaré l'ignorance et la simplicité.
Toute cette fourberie fut révélée par Mirabel dans les angoisses de la question. Auquier fut mis hors de cour, et les galères perpétuelles furent le partage de son accusateur et de l'intrigant qui l'avait suscité. Deux faux témoins avaient été condamnés à être pendus par les aisselles.
Telle fut l'issue de cette cause de spectre, où, par l'incroyable crédulité du premier juge, l'innocence faillit succomber sous le poids de la plus grossière calomnie. Le jugement fut rendu en 1729.