Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
MADAME DE SASSY
ACCUSÉE DU MEURTRE DE SON MARI.
La dame Gaudon, veuve du marquis de Ris, connut et aima le marquis de Sassy, colonel d'un régiment d'infanterie. Celui-ci, quoique beaucoup plus jeune qu'elle, répondit à sa passion, et demanda sa main. Mais la sœur de M. de Sassy, qui avait épousé M. de Villiers, conseiller au parlement, mit opposition à ce mariage. Après deux années de procédure, le marquis eut gain de cause, et le mariage fut conclu. Cette union, on le croira facilement, rendit les deux belles-sœurs ennemies jurées.
Madame de Sassy élevait depuis plusieurs années un enfant qu'on appelait Mignon, et pour qui elle avait tous les soins de la tendresse maternelle. Étant dans la paroisse de Saint-Irmond en Bourbonnais, et ayant trouvé cet enfant qui était allaité par une chèvre d'emprunt, parce que la mère malade ne pouvait le nourrir, et que la pauvreté de son père ne lui permettait pas d'avoir de nourrice, elle avait été touchée de ce spectacle, et, avec l'assentiment des parens, avait emmené cette petite créature. C'était un très-bel enfant.
Le marquis avait vendu son régiment; mais la vie casanière n'était pas de son goût; il s'en repentit, et chercha l'occasion de reprendre du service. Il accompagna le roi d'Espagne à Naples. Il fit ensuite plusieurs autres voyages, et passa à l'armée d'Italie comme aide-de-camp du maréchal de Marsin. Il se trouvait, en 1702, à la bataille de Luzara, où madame de Sassy perdit le fils unique qu'elle avait eu du marquis de Ris.
La campagne terminée, il se rendit à Venise, où il prit à son service un Grec nommé Alexandre, et n'ayant pu entrer au service de la république, il revint à Paris avec son Grec.
Mais son imagination inquiète ne lui permit pas de rester long-temps tranquille habitant de Paris. Il se mit en tête qu'on le soupçonnait à la cour d'un crime d'état, et qu'il était menacé d'être arrêté; il se figurait qu'on avait malignement interprété tous ses voyages; et pour se mettre à l'abri de toutes recherches, il résolut de s'éloigner de nouveau; et, sur la fin de l'année 1704, il chargea sa femme d'acheter secrètement, pour lui et pour son Grec, plusieurs choses nécessaires en voyage. Puis il partit, allant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, revenant parfois sur ses pas, en un mot, faisant mille détours pour dépister ceux qui pouvaient être chargés de le surveiller.
M. de Villiers, son beau-frère et son ennemi, ayant été instruit de ces marches et contremarches, en donna avis à la cour, et fit ainsi naître des soupçons qui furent assez forts pour faire arrêter la marquise de Sassy; on l'enferma à la Bastille, et le scellé fut apposé sur tous ses papiers. Un autre beau-frère de madame de Sassy, M. de Ransijac, ancien exempt des gardes-du-corps, obtint que ceux qui avaient donné des mémoires contre le marquis se déclarassent ses parties.
Alors le marquis de Villiers rendit une plainte, dans laquelle il énonça un complot ourdi par la marquise pour se défaire de son mari; disant que depuis son premier voyage avec le Grec on n'en avait eu aucune nouvelle; que dans la maison de la marquise il y avait un enfant de quatre à cinq ans (Mignon), qui passait pour légitime, quoiqu'il fût bien certain qu'ils n'avaient jamais eu d'enfans.
Sur cette plainte, on décréta de prise de corps la marquise, et d'ajournement personnel, plusieurs personnes, hommes et femmes, liées avec elle. On la transféra de la Bastille au Châtelet, dans un cachot où elle fut interrogée par le lieutenant-criminel. On fit l'inventaire de ses papiers; on ne trouva aucun coupable dans les personnes assignées à comparaître; ils furent tous mis hors de cour.
Il paraît que ce procès de complot était fondé sur un équivoque de mots contenus dans une déposition. La Gasteau, femme de chambre de la marquise, avait déposé qu'en bassinant le lit de sa maîtresse, elle l'avait entendue dire à la demoiselle Chamboneau qu'elle se proposait de se défaire de son mari par l'entremise du Grec. Elle déposa depuis, à la confrontation, qu'elle ne savait pas si la marquise voulait se défaire de son mari en le faisant voyager ou par la voie de l'assassinat.
Ce qui augmentait l'embarras de madame de Sassy, c'est qu'elle ignorait absolument le point de l'univers où se trouvait son mari. Cependant le Châtelet rendit une sentence, du 20 mars 1706, par laquelle le sieur de Villiers était condamné aux dommages intérêts et aux dépens.
Cette condamnation ne lui donna que plus d'acharnement; il se proposait d'appeler. Mais ayant entendu dire que le prétendu assassin de son beau-frère était dans l'île de Jersay, il y envoya un affidé qui, au lieu de l'assassin, y trouva M. de Sassy lui-même. Le gouverneur de l'île manda cette circonstance à la marquise, et lui annonça qu'il retenait l'envoyé de M. de Villiers et son mari, jusqu'à ce que la cour eût décidé leur rappel. Madame de Sassy était sortie de prison. A cette nouvelle, elle commença par solliciter le rappel de son mari; elle l'obtint, et se mit en route pour aller au-devant de lui; mais en arrivant à Saint-Malo, elle sut que M. de Villiers, toujours plus animé que jamais, y avait envoyé un exprès, qui avait requis que M. de Sassy fût soumis à un interrogatoire. Le lieutenant-général s'était présenté, l'épée au côté, pour l'interroger au moment de son débarquement. En effet, le marquis subit un interrogatoire en arrivant; mais cet appareil ébranla son cerveau déjà fort affaibli, et madame de Sassy eut beaucoup de peine à le rassurer. Elle interjeta appel de cette nouvelle procédure, comme entachée d'incompétence, et ramena à Paris le marquis de Sassy: là, elle fit tous ses efforts pour ramener le calme dans son esprit. Jamais elle ne put y parvenir, et l'impitoyable de Villiers obtint de le faire interdire et enfermer à Charenton.
L'arrêt du parlement, rendu en 1706, pour la conclusion de cette affaire, confirma la sentence du Châtelet, en infirmant seulement les dommages et intérêts, attendu que Mignon était regardé comme un enfant adopté.
M. de Sacy, avocat de la marquise, prouva que la calomnie horrible dont M. de Villiers avait chargé la dame de Sassy était suggérée par la haine, préparée par l'imposture, concertée par la malignité, qu'elle avait été consommée par l'opiniâtreté, et que les suites de cette calomnie avaient troublé pour la vie le repos de la marquise et de son époux. «Il y va du repos de tous les gens de bien, dit-il en terminant son plaidoyer, qu'une si cruelle et si dangereuse entreprise soit réprimée par un exemple propre à faire trembler ceux qui pourraient l'imiter.»