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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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ASSASSIN
CONDAMNÉ SUR LA DÉPOSITION D'UN AVEUGLE.

Un Italien de la ville de Lucques, ayant fait un commerce assez considérable en Angleterre, où il avait fixé son séjour depuis plusieurs années, réalisa la petite fortune qu'il avait amassée, et prit la résolution de retourner dans sa ville natale. En conséquence, il écrivit à Lucques qu'on lui préparât une maison, et qu'il comptait aller l'habiter dans six mois pour le reste de ses jours.

Mais le destin en avait décidé autrement. Peu de temps après, il quitte l'Angleterre, accompagné d'un domestique français. Il débarque en France, passe par Rouen, où il fait quelque séjour, et prend la route de Paris. Étant sur une montagne près d'Argenteuil, un orage éclate, nos voyageurs s'arrêtent. Le domestique profite du moment où la route est solitaire, il assassine son maître, s'empare de ses papiers et de ses effets, et jette son corps tout palpitant encore dans les vignes voisines. Un aveugle, conduit par son chien, passe en cet endroit, entend une voix plaintive, demande ce qui est arrivé. Le valet lui répond tranquillement que c'est un homme malade qui va à ses affaires. L'aveugle ne fait pas d'autres questions et poursuit son chemin. Le valet, de son côté, se rend à Paris, muni des papiers de son maître, et se fait payer des billets et des lettres de change tirées sur cette ville.

Cependant les parens de l'homme assassiné, étonnés de ne pas le voir arriver, inquiets de ne pas recevoir de ses nouvelles, envoient un homme de confiance à sa recherche. Celui-ci se rend à Londres, où il apprend que celui qu'il cherche est allé à Rouen. Dans cette dernière ville, on lui dit qu'il est parti pour Paris. Enfin, après bien des démarches infructueuses, l'envoyé porte sa plainte au parlement de Normandie.

Sur cette plainte, on fait les perquisitions les plus minutieuses dans la ville de Rouen et dans les lieux circonvoisins. On s'informe avec soin de tous les étrangers nouvellement arrivés à Rouen. Au bout de quelques jours, on découvre le nom et la demeure d'un marchand établi tout récemment. Le lieutenant criminel, pour s'assurer de la personne de ce nouveau venu, et se procurer un prétexte de le constituer prisonnier, fait supposer une obligation par laquelle ce marchand s'engageait par corps à payer une somme de deux cents écus dans un temps fixé. Le temps expire, on fait au marchand sommation de payer; il répond que l'obligation est fausse et refuse de l'acquitter; il est arrêté.

Le marchand ne se voit pas plus tôt en prison, que l'inquiétude s'empare de lui; il demande avec anxiété si cette prétendue obligation est l'unique motif de son arrestation. Le lieutenant criminel, instruit de cette particularité, se fait amener le prisonnier, et l'interroge avec douceur, après avoir invité le greffier à se retirer; il lui avoue que l'obligation qui a servi de prétexte à sa détention était supposée, mais qu'il savait qu'il était l'assassin du marchand lucquois, et qu'il tient les preuves du crime entre ses mains; qu'au surplus, comme ce marchand était étranger, cette affaire pouvait s'arranger avec de l'argent.

Le prisonnier, qui n'était pas préparé à cet interrogatoire, répondit que, puisqu'il ne s'agissait que de donner de l'argent, il avouait le crime qu'on lui imputait.

Le lieutenant criminel appelle incontinent le greffier, somme le prisonnier de répéter l'aveu de son crime, et lui fait lever la main pour prêter serment. Mais celui-ci, revenu de son premier trouble, proteste que l'accusation portée contre lui est l'œuvre de la plus insigne calomnie.

Rentré dans sa prison, il prend l'avis des autres prisonniers, et, sur leur conseil, il interjette appel de son emprisonnement, prend à partie le lieutenant criminel, et s'inscrit en faux contre l'obligation. Par suite de cette démarche, le parlement suspendit la procédure.

Néanmoins, l'avocat-général avait fait prendre des informations le long de la route de Rouen à Paris. Le juge d'Argenteuil lui apprit que depuis plusieurs mois on avait trouvé dans les vignes les restes d'un cadavre, ce dont il avait fait dresser procès-verbal. L'avocat-général en demanda copie, et pendant qu'on la faisait l'aveugle dont on a parlé plus haut vint dans l'hôtellerie demander l'aumône. Il raconta ce qu'il avait entendu sur la montagne, et assura qu'il reconnaîtrait la voix qui lui avait parlé.

Cet indice éveille l'attention. L'aveugle est conduit à Rouen; on amène devant lui le prisonnier; mais, pour s'assurer que la prévention n'aurait aucune part dans la déposition de l'aveugle, on ne les fait point parler en présence l'un de l'autre. On éloigne l'aveugle après que le prisonnier eut eu le temps de le considérer suffisamment; puis on demande à celui-ci s'il avait quelque chose à dire au sujet de l'aveugle. Le prisonnier se plaignit qu'on ne procédât contre lui que par artifice, alléguant qu'il était contraire à toutes les règles de la justice d'employer le témoignage d'un aveugle pour acquérir la conviction d'un fait qui ne pouvait être constaté que par des témoins oculaires.

Cependant on fait parler, devant l'aveugle, une vingtaine de personnes successivement. Il ne reconnaît point la voix qu'il a entendue sur la montagne d'Argenteuil. Enfin on fait parler le prévenu, et l'aveugle le reconnaît aussitôt. La même épreuve, renouvelée trois fois, produit toujours le même résultat.

Ces indices parurent suffisans aux juges, qui condamnèrent le domestique, assassin de son maître, au supplice de la roue.

Le condamné, avant d'expirer, confessa publiquement son crime.


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