Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LE PÈRE GIRARD,
ACCUSÉ D'ENCHANTEMENT ET DE SORTILÉGE
PAR LA CADIÈRE.
S'il paraît presque incroyable que des juges, un parlement tout entier, aient pu, au dix-huitième siècle, prendre au sérieux des accusations de magie, du moins il semblera consolant pour l'humanité de voir la majorité d'un tribunal absoudre l'accusé. A l'époque des Gaufridy et des Grandier, la crédulité universelle ne laissait jamais une pareille chance de salut.
Le jésuite Girard, né à Dôle, grand prédicateur et fameux directeur, fut envoyé d'Aix à Toulon, en 1728, pour y exercer les fonctions de recteur du séminaire de la marine. Il était alors âgé de cinquante ans.
Précédé d'une grande réputation de talent et de sainteté, les pénitentes vinrent à lui en grand nombre. L'une d'elles, Marie-Catherine Cadière, fille de dix-huit ans, d'une famille honnête, née avec un cœur sensible, entêtée d'ailleurs de se faire une réputation de vertu, et ayant l'imagination égarée par la lecture des livres ascétiques les plus remplis d'une fausse spiritualité, s'est acquis une sorte de célébrité par le procès dont le père Girard faillit être la victime.
Pour motiver puissamment son changement de confesseur, elle débita partout, d'un ton d'inspirée, qu'ayant rencontré le père Girard par hasard en son chemin, elle avait entendu la voix de Jésus-Christ, qui lui dit: ecce homo, voilà l'homme qu'il vous faut. La pénitente, échauffée par le plaisir d'avoir un directeur qui devait la prôner partout, eut des extases et des visions. Elle passa le carême de l'année 1730 sans prendre presque aucune nourriture. Ce jeûne lui procura de fréquentes extases, pendant lesquelles elle prétendait entendre des voix venant du ciel. A la fin du carême, elle était si faible qu'elle ne pouvait plus sortir de son lit. Le vendredi saint, on la trouva le visage couvert de sang, et elle assura qu'il provenait de stigmates qu'un ange lui avait faites près du cœur pendant son sommeil. Son directeur eut l'imprudence de s'enfermer avec elle dans le dessein de voir ce prétendu miracle: il le vit, et s'apercevant qu'il y avait de la supercherie dans la conduite de sa pénitente, il chercha à s'en débarrasser. La Cadière, piquée, choisit un autre directeur. Elle s'adressa au père Nicolas, prieur des carmes déchaussés, janséniste déclaré, et par conséquent ennemi des jésuites. Ce nouveau confesseur n'avait que trente-huit ans. Il engagea sa pénitente à faire une déposition dans laquelle elle déclara que le père Girard, après avoir abusé d'elle, avait commis un inceste spirituel; et, comme par cette déclaration, elle aurait été aussi coupable que lui, elle l'accusa d'enchantement et de sortilége. Les deux frères de la Cadière, l'un simple prêtre et l'autre religieux jacobin, contribuèrent à propager ces bruits injurieux sur le compte du père Girard.
Pour inspirer encore plus de confiance, la Cadière avait à volonté des convulsions en public. L'évêque de Toulon envoya son grand-vicaire pour interroger cette fille. La Cadière étala sa honte aux yeux du monde, pour l'unique plaisir de se venger de ce que son directeur n'avait pas été dupe de ses jongleries. Elle déclara que le père Girard avait soufflé sur elle, et que ce souffle avait produit dans tous ses sens un dérangement singulier et en même temps une violente passion pour cet ecclésiastique; qu'ensuite il l'avait engagée, sous des prétextes de religion, à accepter l'état d'absession qui lui faisait apparaître toutes sortes de visions impures. Nous jetterons un voile sur le reste de la déclaration de la Cadière, qui contient des détails dégoûtans de lubricité et de sottise.
Cette affaire, portée au parlement d'Aix, mit la combustion dans les familles. Enfin, après des cabales, des querelles, des satires, des chansons et des injures sans nombre, le parlement déchargea le père Girard des accusations intentées contre lui, à la majorité d'une seule voix, puisque sur vingt-cinq juges, douze le condamnèrent à être brûlé vif. La Cadière, mise hors de cour et de procès, fut condamnée, par un arrêt prononcé le 16 décembre 1731, aux dépens faits devant le lieutenant de Toulon. Elle fut renvoyée à sa mère, avec invitation de surveiller sa conduite de plus près. L'entêtement et la prévention des deux factions religieuses, intéressées dans cette dispute, ont répandu un tel nuage sur cette affaire, qu'on en raisonne encore diversement aujourd'hui.
Quelques uns regardent le père Girard comme un hypocrite voluptueux qui avait séduit la jeune Cadière; mais il avait alors plus de cinquante ans: d'autres pensent que l'amour n'était point sa faiblesse, mais bien plutôt l'ambition; et que ce fut ce qui le jeta dans cette scène risible et funeste, en lui faisant croire trop facilement aux prétendus miracles de sa pénitente: miracles dont la gloire rejaillissait sur le directeur. Ses supérieurs l'envoyèrent à Dôle quand le procès fut terminé; il y devint recteur, et y mourut avec la réputation d'un saint.