← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

LE LIEUTENANT-CRIMINEL TARDIEU
ET MARIE FERRIER, SA FEMME.
LEUR ASSASSINAT.

Jacques Tardieu, lieutenant-criminel de Paris, était d'une bonne famille de la robe. Il était neveu de Jacques Gillot, conseiller-clerc au parlement de Paris, chanoine de la sainte-Chapelle, et l'un des principaux auteurs de la fameuse satire Ménippée. Jacques Tardieu avait de l'esprit et de l'instruction; mais il était enclin à un vice hideux, l'avarice. Avec une semblable faiblesse, le mariage fut pour lui plutôt une affaire de bourse qu'une spéculation de sentiment; il tint beaucoup moins de compte des yeux de sa prétendue que de ceux de sa cassette. Il épousa Marie Ferrier, fille de Jérémie Ferrier, qui avait été ministre protestant à Nîmes, et qui abjura ensuite le calvinisme. Marie Ferrier était extrêmement laide et mal faite. On dit pourtant qu'elle avait été belle dans sa jeunesse, mais la petite vérole en avait fait un monstre de laideur.

Du reste, une merveilleuse sympathie unit dès l'abord ces deux époux dignes l'un de l'autre. A la grande satisfaction de Tardieu, sa femme se trouva être encore plus avare que lui. Qu'on juge de sa joie lorsqu'elle lui reprocha la trop grande prodigalité qui régnait dans sa maison! Aussi ne balança-t-il pas à remettre le gouvernail de ses affaires domestiques entre les mains d'une aussi bonne ménagère. Celle-ci fit sur-le-champ une réforme complète. Plus de valets, plus de servantes; les plaideurs qui venaient solliciter étaient obligés de panser les chevaux de la maison, et de les mener à l'abreuvoir. Mais cela ne dura pas long-temps. Elle vendit premièrement les chevaux, et puis la mule; et quand le lieutenant-criminel était obligé de suivre quelque condamné au supplice, il empruntait une monture. Il ne resta chez eux qu'un vieux valet, nommé Desbordes, qui portait ordinairement une méchante casaque rouge.

L'avarice marche rarement seule: quand on n'a jamais assez pour soi, on se fait peu de scrupule de retrancher aux autres. La dame Tardieu n'entrait jamais dans une maison qu'elle n'y escroquât quelque chose, et quand elle n'y pouvait rien prendre, elle empruntait et ne rendait jamais. C'est d'elle que Racine dit dans ses Plaideurs:

Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.

Elle avait effectivement pris quelques serviettes chez le buvetier du palais. Dans une maison voisine de la sienne, il y avait un lieu de débauche où elle allait tous les jours pour y attraper son dîner; et elle ne manquait jamais d'envoyer à son mari une partie de ce qu'il y avait sur la table. En échange, le lieutenant-criminel accordait sa protection à ce lieu d'honneur; mais le chef de la justice le fit déguerpir de son voisinage. Dans le même quartier, il y avait un pâtissier où la femme du lieutenant-criminel allait souvent prendre des biscuits sans les payer. Le pâtissier, las de cette pratique ruineuse, fit des biscuits purgatifs et les lui donna.

Boileau, qui connaissait particulièrement ce couple rapace, en donne une peinture vraie dans sa dixième satire. Quoique l'auteur du Lutrin soit, dit-on, en très-grande défaveur aujourd'hui sous le rapport de l'art, nos lecteurs nous pardonneront sans doute de leur rappeler cette tirade satirique dont les vers peuvent ne plus être bons, si l'on veut, mais qui n'en offre pas moins un curieux portrait de mœurs. Voici Jacques Tardieu et sa femme peints d'après nature:

Dans la robe on vantait son illustre maison:

Il était plein d'esprit, de sens et de raison;

Seulement pour l'argent un peu trop de faiblesse

De ces vertus en lui ravalait la noblesse,

Sa table, toutefois, sans superfluité,

N'avait rien que d'honnête en sa frugalité.

Chez lui deux bons chevaux de pareille encolure

Trouvaient dans l'écurie une pleine pâture;

Et du foin que leur bouche au râtelier laissait,

De surcroît une mule encor se nourrissait.

Mais cette soif de l'or qui le brûlait dans l'âme

Le fit enfin songer à choisir une femme,

Et l'honneur dans ce choix ne fut point regardé.

Vers son triste penchant son naturel guidé

Le fit, dans une avare et sordide famille,

Chercher un monstre affreux sous l'habit d'une fille;

Et, sans trop s'enquérir d'où la laide venait,

Il sut, ce fut assez, l'argent qu'on lui donnait.

Rien ne le rebuta, ni sa vue éraillée,

Ni sa masse de chair bizarrement taillée;

Et trois cent mille francs avec elle obtenus,

La firent à ses yeux plus belle que Vénus;

Il l'épouse, et bientôt son hôtesse nouvelle,

Le prêchant, lui fit voir qu'il était, auprès d'elle,

Un vrai dissipateur, un parfait débauché.

Lui-même le sentit, reconnut son péché,

Se confessa prodigue, et plein de repentance,

Offrit, sur ses avis, de régler la dépense.

Aussitôt de chez eux tout rôti disparut;

Le pain bis, renfermé, d'une moitié décrut:

Les deux chevaux, la mule au marché s'envolèrent;

Deux grands laquais, à jeûn, sur le soir s'en allèrent;

De ces coquins déjà l'on se trouvait lassé,

Et pour n'en plus revoir, le reste fut chassé.

Deux servantes, déjà, largement souffletées,

Avaient, à coups de pied, descendu les montées;

Et, se voyant enfin hors de ce triste lieu,

Dans la rue en avaient rendu grâces à Dieu.

Un vieux valet restait, seul chéri de son maître,

Que toujours il servit et qu'il avait vu naître,

Et qui, de quelque somme amassée au bon temps,

Vivait encor chez eux partie à ses dépens.

Sa vue embarrassait, il fallut s'en défaire;

Il fut de la maison chassé comme un corsaire.

Voilà nos deux époux, sans valets, sans enfans,

Tout seuls dans leur logis, libres et triomphans;

Alors on ne mit plus de borne à la lésine:

On condamna la cave, on ferma la cuisine;

Pour ne s'en point servir aux plus rigoureux mois,

Dans le fond d'un grenier on séquestra le bois.

L'un et l'autre, dès lors, vécut, à l'aventure,

Des présens qu'à l'abri de la magistrature

Le mari quelquefois des plaideurs extorquait,

Ou de ce que la femme aux voisins escroquait.

Mais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre,

Il faut voir du logis sortir ce couple illustre;

Il faut voir le mari tout poudreux, tout souillé,

Couvert d'un vieux chapeau de cordon dépouillé,

Et de sa robe, en vain de pièces rajeunie,

A pied dans les ruisseaux traînant l'ignominie.

Mais qui pourrait compter le nombre de haillons,

De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,

De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,

Dont la femme, aux beaux jours, composait sa parure?

Décrirai-je ses bas en trente endroits percés,

Ses souliers grimaçant, vingt fois rapetassés,

Ses coiffes d'où pendait, au bout d'une ficelle,

Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu'elle?

Peindrai-je son jupon bigarré de latin,

Qu'ensemble composaient trois thèses de satin,

Présent qu'en un procès sur certain privilége,

Firent à son mari les régens d'un collége,

Et qui sur cette jupe à maint rieur encor

Derrière elle faisait lire: Argumentabor?

Mais peut-être j'invente une fable frivole.

Déments donc tout Paris, qui, prenant la parole,

Sur ce sujet encor, de bons témoins pourvu,

Tout prêt à le prouver, te dira: Je l'ai vu;

Vingt ans j'ai vu ce couple, uni d'un même vice,

A tous mes habitans montrer que l'avarice

Peut faire dans les biens trouver la pauvreté,

Et nous réduire à pis que la mendicité.

Des voleurs, qui chez eux pleins d'espérance entrèrent,

De cette triste vie enfin les délivrèrent:

Digne et funeste fruit du nœud le plus affreux

Dont l'hymen ait jamais uni deux malheureux!

Le lieutenant-criminel Tardieu et sa femme furent assassinés dans leur maison, sur le quai des Orfèvres, le jour de la Saint-Barthélemy, 24 août 1665, sur les dix heures du soir, par René et François Touchet, frères, natifs de Niafle près de Grand en Anjou. Ces deux assassins n'ayant pu ouvrir la porte pour sortir, parce qu'il y avait un secret à la serrure, furent pris dans la maison même, et trois jours après, condamnés à être rompus vifs sur un échafaud, à la pointe de l'île du Palais, devant le cheval de bronze; ce qui fut exécuté le 27 du même mois. Quelques jours avant cet assassinat, le roi avait ordonné au premier président de Lamoignon de faire informer contre le lieutenant-criminel à cause de ses malversations.

Gui-Patin, à l'occasion de ce couple, s'exprimait ainsi dans sa correspondance sous la date du 25 août 1660. «Le lieutenant-criminel est ici fort malade; sa femme, qui est mégère, l'a battu et enfermé dans sa cave: c'est une diablesse pire que la femme de Pilate: elle est fille de Jérémie Ferrier, jadis ministre de Nîmes, révolté.» Dans une autre lettre du 16 septembre 1665, il dit sur le même sujet: «On ne parle ici que du massacre de M. Tardieu, lieutenant-criminel, et de sa femme: les deux assassins ont été pris incontinent..... Tout le peuple va comme en procession à l'église Saint-Barthélemy y prier Dieu pour l'âme de ce malheureux lieutenant-criminel et de sa misérable femme, laquelle était si énormément avare, qu'elle n'avait ni valet, ni cocher, ni servante. Elle aimait mieux se servir elle-même pour épargner son pain..... On a fait un grand service dans Saint-Barthélemy pour feu M. le lieutenant-criminel et sa femme; mais si elle n'avait point d'âme, que deviendront ces prières? Car, pour les cierges, ils sont brûlés et consumés.»


Chargement de la publicité...