Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
MADAME TIQUET,
SES DÉSORDRES, SES CRIMES.
L'adultère ouvre la porte à une foule d'autres crimes. Chose étrange! un sentiment aussi tendre que celui de l'amour finit quelquefois par des atrocités. C'est que ce n'est jamais impunément que l'on foule aux pieds les lois de la société, que l'on viole la foi jurée. Ces réflexions rappellent naturellement l'exemple de la marquise de Brinvilliers, qui, comme madame Tiquet, préluda aux crimes les plus horribles par les désordres du libertinage.
Madame Tiquet, fille d'un riche libraire de Metz, nommé Carlier, était douée d'une grande beauté et d'un esprit cultivé. Restée orpheline à l'âge de quinze ans, elle se vit en possession d'un demi-million, part qu'elle eut dans la riche succession de son père.
La fortune et la beauté de mademoiselle Carlier attirèrent un grand nombre de prétendans à sa main. Ce fut M. Tiquet, conseiller au parlement, qui l'emporta. La demoiselle se détermina en sa faveur, à cause du rang qu'elle occuperait et de la richesse qu'elle supposait à son futur. Les commencemens de ce mariage furent rians: un fils et une fille, qui en furent les fruits, semblaient devoir resserrer encore les liens qui unissaient les deux époux. Mais bientôt les dépenses excessives de madame Tiquet obligèrent son mari, qui n'était pas riche, à lui faire connaître le véritable état de sa fortune. Dans le même temps, le sieur de Montgeorge, capitaine aux gardes, se présenta chez madame Tiquet, et fit agréer très-aisément ses hommages empressés. M. Tiquet devint jaloux et se fit haïr de sa femme. Un époux jaloux et haï, un amant aimable et aimé, ont bientôt fait du chemin en sens inverse dans le cœur d'une femme. Au reste, madame Tiquet, par un effet de sa complexion, se livrait à des désordres secrets dans lesquels elle admettait souvent pour complices les sujets du plus bas étage. Elle gardait néanmoins de certains dehors, et savait si bien se composer, qu'elle était admise dans les meilleures sociétés, dont elle faisait l'agrément.
Cependant la fortune de M. Tiquet était très-dérangée. Ses créanciers le poursuivaient; sa femme obtint sa séparation de biens au Châtelet. Elle avait deux griefs contre son mari: le premier, d'avoir été trompée sur sa fortune; le second, d'être contrainte dans ses plaisirs, et tourmentée par la jalousie de son argus, qui épiait toutes ses démarches.
De telles dispositions la conduisirent bientôt au désir de se défaire de ce mari importun; elle s'adresse à un scélérat, Auguste Cattelain, qui servait les étrangers arrivant à Paris; lui donne une grosse somme, et lui en promet davantage s'il parvient à assassiner M. Tiquet. Elle gagne aussi son portier par les mêmes moyens, et l'associe à cet horrible complot: heureusement les assassins manquèrent leur coup.
Cette entreprise ayant échoué, madame Tiquet témoigna qu'elle avait changé de dessein, et recommanda le secret à ses deux complices. M. Tiquet, qui soupçonnait le portier de favoriser le sieur de Montgeorge, chassa ce domestique, et garda lui-même la clef de sa maison. Quand il sortait sur le soir, pour rentrer fort tard, il emportait la clef, et, quand il se couchait, il la mettait sous son chevet. Les deux époux avaient chacun leur appartement, et ils ne se voyaient qu'à table. Ils vécurent ainsi trois ans, dans une mutuelle froideur et dans un morne silence.
Ce fut dans cet intervalle de temps qu'elle donna ordre au valet de chambre de son mari de lui porter un bouillon qui était empoisonné; et, comme ce valet de chambre avait découvert le crime, il affecta de faire un faux pas et de laisser tomber le bouillon, et demanda incontinent son congé; mais quand il fut sorti, il révéla ce mystère d'iniquité.
Ce second essai n'ayant pas mieux réussi que le premier, madame Tiquet revint à son ancien projet d'assassinat. Elle ne s'en ouvrit qu'à son portier, qui se chargea de trouver des gens d'exécution. Un jour, elle entra tout émue chez madame la comtesse d'Aunay, où se réunissait une société brillante. On lui demanda ce qu'elle avait: «Je viens, dit-elle, de passer deux heures avec le diable.—Vous avez eu là une vilaine compagnie, répondit la comtesse d'Aunay.—Quand je dis, répliqua madame Tiquet, que j'ai vu le diable, je veux dire une devineresse fameuse qui prédit l'avenir.—Que vous a-t-elle donc prédit? demanda la comtesse d'Aunay.—Rien que de flatteur, dit madame Tiquet. Elle m'a assuré que dans deux mois je serais au-dessus de mes ennemis et hors d'état de craindre leur malice, et que je serais parfaitement heureuse. Vous voyez bien, madame, que je ne dois pas compter là-dessus, puisque je ne serai jamais tranquille pendant la vie de M. Tiquet, qui se porte trop bien pour que je compte sur un si prompt dénoûment.»
Ce jour-là même, M. Tiquet rentra fort tard chez lui; on entendit tirer plusieurs coups de pistolet; les domestiques accoururent et trouvèrent leur maître baigné dans son sang. Toutefois ses blessures n'étaient ni mortelles ni graves; il ne voulut pas qu'on le fît entrer chez lui, et, par son ordre, on le conduisit chez une personne du voisinage. Quelques instans après, madame Tiquet s'y étant présentée, son mari refusa de la voir. Le commissaire du quartier étant venu pour recevoir la plainte de M. Tiquet, et lui demandant quels étaient ses ennemis, le blessé lui répondit qu'il n'en avait point d'autres que sa femme. Cette réponse confirma les soupçons qui dès l'abord avaient plané sur elle. Cependant madame Tiquet montrait toujours la même force d'esprit, au milieu des accusations dont elle était l'objet; elle ne se déconcertait point, et conservait tous les dehors imposans de l'innocence. On lui conseilla de fuir, mais elle ne voulut jamais y consentir, croyant qu'elle saurait bien fasciner la justice. Mais Auguste Cattelain vint déclarer de lui-même en justice que, trois ans auparavant, madame Tiquet lui avait donné de l'argent pour assassiner son mari, et que le portier était du complot. Il n'y eut point assez de preuves pour convaincre madame Tiquet du dernier assassinat; mais on en trouva assez pour la déclarer coupable de la machination du premier, et la condamner à une peine capitale.
C'est sur ce fondement que les juges du Châtelet condamnèrent le 3 juin 1699 madame Tiquet à avoir la tête tranchée. Le portier fut condamné à être pendu.
Auguste Cattelain fut dans la suite condamné aux galères perpétuelles.
M. Tiquet, guéri de ses blessures, alla à Versailles, accompagné de ses deux enfans, se jeter aux pieds du roi pour demander la grâce de sa femme; mais le monarque fut inflexible. Le frère de madame Tiquet, capitaine aux gardes, et le sieur de Montgeorge, firent jouer tous les ressorts à la cour pour toucher la clémence royale. Le roi aurait pu sans doute céder à toutes ces instances; mais l'archevêque de Paris s'y opposa, alléguant que la sûreté de la vie des maris dépendait de la punition de madame Tiquet; que le grand pénitencier avait les oreilles rebattues des confessions de femmes qui s'accusaient d'avoir attenté à la vie de leurs maris. Cette remontrance détermina le roi à laisser faire un grand exemple à la justice.
Madame Tiquet était dans la force de l'âge: elle avait quarante-deux ans. Le lendemain de la Fête-Dieu, on la conduisit à la chambre de la question; on lui lut son arrêt, qu'elle entendit sans sourciller. Elle refusa d'abord d'avouer son crime, et fut soumise à la question; mais après le premier pot d'eau, faisant réflexion que sa fermeté ne lui servirait de rien, elle avoua tout; et sur ce qu'il lui fut demandé si M. de Montgeorge n'avait point eu part à son crime, elle s'écria: «Ah! je n'ai eu garde de lui en faire confidence, j'aurais perdu son estime sans ressource!»
Son interrogatoire achevé, le curé de Saint-Sulpice s'approcha d'elle et la disposa à mourir. Elle fut mise dans la charrette, ainsi que son portier: là ils se demandèrent pardon l'un à l'autre. Le portier fut exécuté le premier; son tour arrivé, quand elle fut montée sur l'échafaud, elle baisa le billot, accommoda elle-même ses cheveux, et présenta son cou au bourreau. Celui-ci était si troublé, qu'il ne put lui abattre la tête qu'au troisième coup. On laissa quelque temps cette tête sur l'échafaud, pour que ce spectacle imprimât dans les esprits une terreur salutaire.