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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LA BELLE TONNELIÈRE.

Le sieur Parfait Devaux s'était lié, étant au collége de Navarre, avec les deux frères Garnier, qui étaient pensionnaires comme lui. On sait que ces sortes de liaisons, bien différentes de celles que l'on forme ensuite dans le monde, durent souvent aussi long-temps que la vie des individus qui les ont formées.

Devaux, après sa sortie du collége, continua à regarder les frères Garnier comme ses amis. Sa mère s'était remariée en secondes noces avec un sieur Duparc, et il était né de ce second lit deux fils, Nicolas et Claude Duparc, dont l'un devint dans la suite maître-d'hôtel de la ville de Paris, et l'autre officier de la reine. Ces deux enfans, en leur qualité de frères utérins du sieur Devaux, étaient ses uniques héritiers, chacun pour moitié de ses meubles et acquêts, et des propres maternels. Cinq collatéraux étaient appelés à la succession des propriétés paternelles.

L'un des frères Garnier s'étant marié, et sa femme étant devenue enceinte, Devaux, qui les voyait fréquemment, leur disait, en plaisantant, que s'ils avaient une fille, il en ferait sa femme. Conformément aux désirs de Devaux, ce fut une fille qui vint au monde. Devaux prit l'habitude d'appeler cette enfant sa femme, et celle-ci, dès qu'elle put balbutier, l'appela son mari.

Telle fut l'origine de la liaison qui s'établit et dura entre Marie-Marguerite Garnier et le sieur Devaux jusqu'à la mort de ce dernier.

Devaux fit plusieurs voyages, et acheta ensuite des charges chez le roi et chez la reine; ce qui apportait quelque distraction à sa liaison avec la fille de Garnier.

Marie-Marguerite Garnier se maria avec Nicolas Durand, maître tonnelier. Elle était richement pourvue des agrémens de la taille et de la figure; et ces avantages extérieurs étaient même assez remarquables pour qu'on la nommât dans Paris la belle tonnelière.

En 1737 ou 1738, Devaux prit le parti de vendre ses charges, et de jouir tranquillement de sa fortune à Paris. Dès lors la belle tonnelière et sa mère ne le quittèrent presque plus. Elles se rendaient chez lui dès le matin, dînaient avec lui et lui faisaient société jusqu'au soir. On remarquait entre la jeune femme et lui une familiarité qui pouvait donner lieu de soupçonner qu'il existait entre eux autre chose qu'une simple amitié. Mais personne n'avait intérêt à éclaircir ce mystère; et le mari, qui savait tout ce qui se passait, ne s'en plaignant aucunement, le monde n'avait rien à dire.

Quoi qu'il en soit, Devaux devint valétudinaire. Les assiduités de la jeune femme redoublèrent; elle ne le quittait plus, ne souffrant pas que personne, autre qu'elle, lui administrât les remèdes qui lui étaient prescrits.

Ce fut dans ces circonstances qu'il fit un testament olographe, le 25 février 1740, par lequel il institua la jeune femme Durand sa légataire universelle. Cet acte attestait l'empire qu'elle exerçait sur l'esprit de Devaux, ou du moins l'affection aveugle qu'il avait pour elle. Non seulement le mari de la légataire n'avait point part aux libéralités du testateur, mais celui-ci ne voulut pas que l'autorité maritale s'étendît sur ses générosités. Il voulut qu'elles tournassent toutes à l'avantage de celle dont les charmes et la séduction les lui avaient inspirées, et qui en était l'unique objet.

Pour prévenir l'infidélité des héritiers, qui auraient pu facilement soustraire un testament olographe qui les dépouillait, il en fit déposer un double chez un notaire, et garda la première minute dans ses papiers. Il fit ensuite un codicile, par lequel, après avoir confirmé son testament, il faisait des legs à ses héritiers des deux branches; mais à condition qu'ils consentiraient à l'exécution du testament; sans quoi, leurs legs étaient révoqués.

Malgré toutes ces précautions, la belle tonnelière n'était pas sans inquiétude sur sa qualité de légataire universelle. Un seul instant pouvait renverser des espérances qui ne pouvaient se réaliser que par la mort de son bienfaiteur. Elle songea donc à se procurer des avantages plus indépendans des caprices de la volonté. Le 15 décembre 1741, elle amena Devaux à lui faire une donation entre-vifs d'un contrat de douze cents livres de rente au principal de vingt-quatre mille livres. Il voulait, disait-il, dans ce contrat, donner à la donataire des marques de sa considération particulière, et reconnaître, en elle, l'attachement singulier qu'il avait toujours eu pour sa famille. Il voulait aussi que cette donation fût à l'abri de toutes saisies de créanciers antérieurs et postérieurs, et qu'elle en disposât sans l'autorisation de son mari. Mais il faut remarquer qu'il s'en réservait l'usufruit sa vie durant; en sorte que la belle tonnelière, pour jouir, soit comme donataire, soit comme légataire, devait attendre le décès du sieur Devaux.

Cependant elle continua ses assiduités, et présida constamment aux soins qu'exigeait la santé de son bienfaiteur. Pendant ce temps, on écrivit à Devaux une lettre anonyme, par laquelle on essayait de lui donner des soupçons sur la femme Durand; mais il rejeta cette délation avec une énergie qui prouvait sa confiance aveugle. Pouvait-il croire en effet qu'une jeune femme douce, aimable, toujours attentive à faire valoir les charmes de la séduction, si pleine de prévenances à son égard, fût capable de commettre un attentat aussi noir que celui dont on l'avertissait de se défier?

On a dit aussi que, dans le même temps, Devaux avait eu le dessein de se marier avec une dame veuve de Noinville, et que sa favorite, la belle tonnelière lui en avait fait des reproches. Il y avait en effet de quoi l'alarmer dans ce projet, attendu que le testament et la donation couraient risque d'être anéantis par la survenance d'enfans légitimes. Ce qu'il y a de certain, c'est que le sieur Devaux fit, le 21 novembre 1742, un second codicile, contenant quelques legs au profit de la dame de Noinville.

Le testateur mourut le lendemain de cette nouvelle disposition. Les symptômes qui accompagnèrent cette mort firent soupçonner un empoisonnement. Sur ces indices, le corps fut ouvert le lendemain, et les hommes de l'art déclarèrent que le défunt avait pris quelques médicamens corrosifs qui avaient causé sa mort. Il n'en fallut pas davantage pour confirmer les soupçons.

Le procureur du roi au Châtelet rendit plainte le 24 novembre 1742, se fondant sur les soupçons qui s'étaient élevés sur le genre de mort du sieur Devaux; et, pour en découvrir la cause et la constater, il requit que le corps du défunt fût visité par les médecins et chirurgiens du Châtelet, et qu'il en fût informé.

La visite requise fut ordonnée et exécutée. Les médecins et chirurgiens du Châtelet déclarèrent qu'ils avaient trouvé l'estomac gangrené, et en dedans plusieurs excoriations et taches noires, et le velouté détruit; d'où ils conclurent que Devaux était mort d'un poison corrosif.

Le corps du délit ainsi constaté, on fit une information pour en découvrir les auteurs. Mais cette information parut si peu concluante au ministère public, qu'il se borna, dans ses conclusions, à en demander la continuation. Cependant la belle tonnelière, sa mère et un laquais du sieur Devaux, furent arrêtés.

On entendit deux nouveaux témoins. L'un d'eux, nommé André Boisval, épicier droguiste, déclara que le tonnelier Durand était venu lui acheter de l'arsenic pour des rats. Mais, dans son récolement, ce témoin changea plusieurs circonstances notables; il avait dit d'abord qu'il avait vendu au tonnelier Durand une once d'arsenic; et dans le récolement c'était une demi-once de sublimé corrosif.

On a prétendu que ce témoin fut confondu par l'accusée à la confrontation, et que cette circonstance aurait manifesté son innocence, si cette confrontation eût été fidèlement rédigée. Mais, à cette époque, le greffier du Châtelet était ce Marot que ses infâmes prévarications firent condamner dans la suite aux galères. A la faveur de la trop grande confiance du juge, il mettait son ministère à prix. Il ne rougit pas, disait-on, de faire offrir à la belle tonnelière, moyennant une somme d'argent, ce qu'il appelait une bonne tournure. Mais l'accusée, qui ne voulait devoir sa justification qu'à son innocence, rejeta avec indignation cette proposition. Marot, confus d'avoir inutilement découvert sa scélératesse, devint le plus cruel ennemi de la femme Durand. Aussi depuis ce temps-là lui fit-il éprouver toutes les humiliations que lui dictait son ressentiment. Quand on interrogeait cette femme, il affectait de la confondre avec les scélérats qui devaient, le jour même, être traînés au dernier supplice. Mais, ces actes de barbarie ne lui suffisant pas pour assouvir sa vengeance, il fit tout ce qu'il put pour la faire paraître criminelle, en supprimant, dans la procédure, ce qui était à sa décharge; et c'est ce qu'il avait fait, disait-on, dans la rédaction de la confrontation avec Boisval.

On observait encore, relativement à ce dernier, que la crainte d'être poursuivi comme faux témoin et la conviction intérieure de son crime lui avaient fait prendre la fuite, sans que l'on sût ce qu'il était devenu.

Quoi qu'il en soit, ce fut sur le témoignage de ce Boisval que le tonnelier Durand fut arrêté. Le mari et la femme furent détenus en prison pendant une année, pour un plus ample informé. L'année révolue, aucune nouvelle charge n'étant survenue, ils furent relâchés, à la charge par eux de se représenter quand ils en seraient requis.

A cette procédure criminelle se joignit une procédure civile qui fut longue et animée. Les héritiers collatéraux du sieur Devaux attaquèrent le testament qui constituait la femme Durand légataire universelle, et la donation qu'elle s'était fait adjuger de la rente de 1200 livres, et eurent gain de cause. Il y eut des appels de part et d'autre. Enfin, en 1765, plus de vingt ans après, la femme Durand ayant invoqué la prescription, pour réclamer l'exécution du testament de Devaux, fut déclarée non recevable et condamnée aux dépens. La question d'indignité fut jugée contre elle. Suspecte d'avoir empoisonné son bienfaiteur, elle était indigne de recueillir ses bienfaits.


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