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Chronique du crime et de l'innocence, tome 2/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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PARRICIDE COMMIS PAR DEUX FILS,
AIDÉS DE LEUR MÈRE.

Le parricide est un crime si anti-naturel, que les législateurs de l'antiquité, le regardant comme impossible, n'avaient pas voulu le comprendre dans les cas prévus par les lois. A Rome, il fut ignoré pendant six cents ans; mais depuis, trop d'exemples ont prouvé que la méchanceté de l'homme était capable d'enfanter les attentats les plus énormes, que rien ne pouvait lui servir de frein. Le fait suivant est de nature à fortifier cette assertion.

François D*** de S***, d'une noble et ancienne famille du Languedoc, capitaine de la galère la Réale, épousa, à l'âge de quarante ans, une jeune personne de dix-huit ans, Anne de S***, dont les parens étaient établis à Marseille. Par suite de la différence d'âge et de caractère, cette union ne fut pas heureuse. Néanmoins, les deux époux eurent onze enfans, dont il leur resta cinq garçons et deux filles qui furent religieuses.

La mère, au lieu d'inspirer à ses enfans du respect pour leur père, les associait à la haine qu'elle lui portait, et travaillait sans cesse à effacer de leur cœur les sentimens affectueux de la piété filiale. Le parricide fut le fruit de ses leçons.

En 1709, le père, qui n'avait que ses appointemens pour subsister, se retira à une bastide qu'il possédait près de Marseille dans la paroisse de Saint-Barnabé. Le personnel de sa petite habitation se composait de sa femme, de trois de ses fils, Jean-Baptiste, François-Guillaume, Louis-César, d'un Turc qui lui servait de domestique, et de Suzanne Borelli, servante. Antoine, l'aîné de ses fils, sujet d'une belle espérance, était enseigne dans la marine, et Étienne Gayetan, le quatrième, avait une sous-lieutenance d'infanterie.

Les trois années que ce malheureux père de famille passa dans cette bastide furent une querelle perpétuelle.

Le 16 octobre 1712, jour de la fête de la paroisse de Saint-Barnabé, le sieur de S*** dîna avec sa famille dans sa bastide. Le repas se passa même assez paisiblement. Jean-Baptiste devait dîner ce jour-là avec le sieur Senclou, curé de Saint-Barnabé, dont il avait épousé la nièce sans le consentement de son père, qui lui avait pardonné cette union depuis quelque temps, et qui ce jour-là même se faisait une joie de le retenir à dîner. Il ne pressentait pas qu'il gardait près de lui un de ses meurtriers.

Après le dîner, François-Guillaume demanda à son père de l'argent pour aller se divertir à la fête. Celui-ci n'était pas dans l'usage de donner de l'argent à ses enfans; la mère s'était réservé ce soin, comme moyen de les capter davantage. Cependant il présenta à son fils une pièce de cinq sous. Une somme si modique fit murmurer François-Guillaume; son père lui en offrit une de dix qui ne le satisfit pas davantage; même il s'emporta jusqu'aux plus grossières invectives. La mère, sortant alors d'un cabinet voisin, embrassa la querelle de son fils, et mêla ses reproches à ceux qu'il adressait à son père. Le jeune homme, se voyant soutenu, ne connut plus de mesure, il descendit le degré, se tint sur le seuil de la porte, et mit l'épée à la main, menaçant son père de le tuer.

Le sieur de S***, indigné d'une pareille audace, appelle son Turc, et lui ordonne de seller son cheval à l'instant, parce que, dit-il, il veut aller à Marseille porter plainte contre ses enfans, Jean-Baptiste témoignant qu'il voulait aussi soutenir son frère. Alors la mère, pâle de fureur, se tournant vers ses fils, leur dit en élevant la voix: «Si vous le laissez aller faire sa plainte, vous êtes perdus!» Puis passant derrière son mari, et le tirant par les cheveux de toute sa force, elle le terrassa, et le saisit aussitôt par les parties naturelles. A ce signal, Jean-Baptiste, transformé tout-à-coup en une bête féroce, s'élança sur son père, manifestant l'horrible intention de le mutiler. La victime, en proie aux plus vives douleurs, lui dit d'une voix mourante entrecoupée de sanglots: «Que t'ai-je fait, mon fils, pour me traiter de la sorte? Comment regardes-tu ton père comme le plus grand de tous tes ennemis? Si je ne suis plus ton père, je suis au moins un homme comme toi... Je n'ai recours qu'à ton humanité... Ma vieillesse seule ne doit-elle pas désarmer ta colère? Faut-il que ma femme et mes enfans unissent toute leur fureur contre moi?...»

Ces paroles touchantes semblaient irriter ces monstres encore davantage. Jean-Baptiste prit son père par la gorge pour l'étouffer, tandis que François-Guillaume, lui portant un coup d'épée à la tempe, lui fit une blessure dont le sang jaillit aussitôt. Alors Jean-Baptiste et sa mère, appliquant leurs genoux sur la poitrine du vieillard, l'étouffèrent. Pendant cette scène exécrable, Louis-César, le plus jeune des enfans, âgé seulement de treize ans, fondait en larmes dans un coin de la chambre, et le Turc, interdit, épouvanté, ne savait quel parti prendre.

Le crime ne fut pas plus tôt consommé qu'il fallut songer à le cacher. La mère donna un écu à François-Guillaume pour qu'il allât s'amuser à la fête. Jean-Baptiste et le Turc portèrent le corps à la chambre la plus haute de la bastide. Puis madame de S*** envoya le jeune Louis-César chercher le curé de la paroisse; elle jugea qu'elle ne devait rien redouter de ce prêtre à cause de l'alliance qu'il avait contractée avec Jean-Baptiste en lui donnant la main de sa nièce.

Quand le curé fut arrivé, la mère se hâta de lui dire que Jean-Baptiste et François-Guillaume venaient de tuer leur père, et lui demanda conseil. Frappé d'étonnement, le curé se récria sur l'énormité du crime: toutefois il conseilla de mettre le corps dans le lit, et de dire qu'il était mort subitement. «On ne réussira point, reprit la mère, à cacher le crime ainsi, parce que le corps a les parties naturelles froissées et rompues.—Eh bien! répliqua soudainement le curé, il faut que vous jetiez le corps par la fenêtre, et que vous fassiez croire que M. de S*** est tombé tout seul, parce que la tête lui aura tourné en voulant accrocher une cage en dehors: ayez le soin aussi de lui passer la cage dans le doigt.» On résolut de suivre ce conseil: Jean-Baptiste alla jeter le corps par la fenêtre; la mère saigna une poule dans l'endroit où il tomba: puis elle se mit à s'arracher les cheveux, à jeter les hauts cris; les voisins accoururent; on leur apprit, avec des torrens de larmes, la chute de M. de S*** et sa mort. Bientôt, sur l'ordre du lieutenant-criminel, arrivent des chirurgiens pour faire leur rapport sur l'état du cadavre. Prévenus que M. de S*** était mort d'une chute, ils examinèrent si légèrement, qu'ils ne remarquèrent aucune trace de la vérité. Ainsi ce crime horrible demeura caché.

Cependant la veuve, qui n'avait eu jusque là que les appointemens de son mari pour subsister, s'en trouva privée par sa mort, et ne tarda pas à sentir les horreurs de la misère. On fut obligé d'avoir recours au comte de S***, frère du défunt, qui obtint, par son crédit, une pension de six cents livres au profit de la mère et des enfans. Cette pension fut entre eux une pomme de discorde qui produisit la révélation du crime et sa punition. La mère voulait disposer seule de cette pension; mais ayant rencontré quelque obstacle de la part de ses enfans, elle les quitta, et alla se fixer à Aix. François-Guillaume et Étienne Gayetan s'établirent dans la bastide; Jean-Baptiste et Louis-César allèrent loger à Marseille.

Alors Étienne Gayetan projeta de se rendre maître de la pension, pour pouvoir la distribuer avec économie; mais Jean-Baptiste ne voulut point y consentir. Gayetan le menaça de révéler le crime. Dès lors la mauvaise intelligence éclata entre les deux frères. Pour parvenir à son but, Étienne Gayetan imagina un stratagème: il écrivit au marquis de Montolieu, ancien ami de son père, et lui fit dans sa lettre l'affreuse relation du parricide. Louis-César l'étant venu voir, il lui fit lire cette lettre, et même la lui laissa emporter pour qu'il la montrât à Jean-Baptiste, qu'il espérait par ce moyen amener à l'arrangement qu'il avait projeté. Jean-Baptiste, pour le combattre avec les mêmes armes, le prévint, en adressant une semblable lettre au marquis de Montolieu, dans laquelle il accusait sa mère et François-Guillaume d'être les seuls auteurs du meurtre. La mère, instruite de la division qui régnait entre ses enfans, écrivit de son côté au comte de S*** son beau-frère, chargeant Jean-Baptiste seul de l'atroce parricide, mais le comte lui renvoya sa lettre, en lui mandant de la brûler.

La lettre de Jean-Baptiste au marquis de Montolieu eut une destinée bien différente. Le marquis, révolté du crime qu'on lui révélait, conçut le dessein d'obtenir, sous quelque prétexte, une lettre de cachet pour faire sortir du royaume tous ces infâmes. Il en écrivit au marquis de Cavoye; mais le comte de S***, oncle des coupables, avec qui on en conféra, sentant que le roi voudrait connaître les motifs de la lettre de cachet sollicitée, écrivit au marquis de Montolieu pour le détourner de son projet, et persuada au comte de Cavoye qu'il fallait brûler la lettre du marquis de Montolieu.

Mais cette fatale lettre, qui contenait toutes les circonstances de l'assassinat, se mêla, par inadvertance, parmi d'autres papiers d'affaires que M. de Cavoye remit au chancelier Pontchartrain. Celui-ci, accablé d'affaires, en différa la lecture jusqu'au lendemain. Cependant, en les parcourant, la lettre accusatrice lui tomba dans les mains. L'horreur qu'elle lui inspira fut telle qu'il la porta sur-le-champ au roi. M. de Cavoye, qui s'était aperçu trop tard de sa méprise, voulut le lendemain réclamer cette lettre au chancelier; il n'était plus temps.

Le parlement de Provence reçut, de la part du roi, l'ordre de faire arrêter tous les coupables, et de rendre bonne et briève justice. Tous furent conduits dans la prison de Marseille.

L'instruction commença. Le Turc fut d'abord entendu comme témoin. Sa première déposition fut que son maître était mort de sa chute par la fenêtre. On l'arrêta comme faux témoin, et pour le forcer d'avouer la vérité on le mit dans un étroit cachot. Enfin il accusa la mère, François-Guillaume, et faiblement Jean-Baptiste. Cinq mois après, ayant demandé à parler, il déchargea la mère et François-Guillaume, et chargea Jean-Baptiste seul.

Plusieurs témoins vinrent révéler que la dame de S*** avait voulu empoisonner son mari avec quelque poison lent qui le réduisît au lit, et qui l'empêchât de troubler son ménage. Jean-Baptiste, interrogé sur le fait du poison, avoua que sa mère l'avait envoyé plusieurs fois chez le chirurgien de la maison pour acheter des drogues vénéneuses. Le chirurgien assigné avoua le fait, mais il affirma qu'il avait été sourd à toutes les demandes de ce genre.

Jean-Baptiste, confronté avec sa mère, ne lui adressa d'abord aucun reproche; mais quand il eut entendu la déposition qu'elle avait faite contre lui: «Quoi! ma mère, lui dit-il, pouvez-vous en conscience m'inculper de la sorte, et me faire le seul auteur d'un crime dont je suis le moins coupable? N'est-ce pas mon frère François qui a mis l'épée à la main contre mon père? N'est-ce pas vous qui, sortie du cabinet, au bruit de la querelle, l'avez pris par les cheveux, et lui avez porté la main dans un endroit que vous deviez respecter? N'est-ce pas vous qui l'avez traîné violemment jusqu'à l'étouffer?...»

Enfin la suite des interrogatoires et des confrontations dissipa tous les nuages qui enveloppaient la vérité. L'aveu même de l'attentat sortit de la bouche des coupables.

La sentence fut prononcée le 10 février 1714, par le tribunal de Marseille.

Ce premier arrêt condamnait Jean-Baptiste à être tenaillé, à avoir les deux poings coupés, à être rompu vif et brûlé; François-Guillaume à avoir le poing coupé, et, du reste, comme son frère Jean-Baptiste; Louis-César à être témoin des exécutions, et banni à perpétuité; la mère à avoir la tête tranchée, et le Turc à être fouetté.

Les condamnés, en ayant appelé au parlement d'Aix, furent transférés dans cette ville. Le 18 avril, l'arrêt du parlement confirma, à peu de chose près, la sentence des premiers juges, excepté à l'égard de Louis-César, qui fut mis hors de cour. Quant au Turc, il fut condamné à assister aux exécutions, et à être pendu deux heures par les aisselles; quoiqu'il n'eût point trempé dans le meurtre, on jugea qu'il fallait punir un domestique qui était resté spectateur immobile de l'assassinat de son maître.

Les condamnés donnèrent des marques touchantes d'un profond repentir, et subirent leur arrêt avec une résignation toute chrétienne.

M. de Pontchartrain obtint du roi, en faveur des enfans innocens, une pension de cent cinquante livres, et deux cents livres pour Antoine, qui, malgré son mérite personnel, fut cependant obligé de quitter le corps de la marine, par suite de cette inique solidarité que le public fait peser sur tous les membres d'une famille, et qui est encore un de nos plus funestes préjugés.


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