Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XIII
C'en est trop d'un.
Pardon, mademoiselle, si j'ose vous écrire avant de m'être fait connaître: mais je suis si peu maître de mon impatience; les occasions de vous voir naîtraient si difficilement, qu'il m'est impossible de les attendre. A peine vous ai-je entrevue: vous étiez comme voilée: l'envie que je montrai de lire mon sort dans vos regards ne servit qu'à me priver plutôt du plaisir que me causait votre présence: et cependant je sens que mon cœur est à vous pour jamais. Je n'ai pas l'injustice de me plaindre de votre fuite: elle ne vous rend à mes yeux que plus digne du don que je prétens vous faire de ma foi, de ma tendresse et de tout moi-même. Oui, je le jure, par le saint auteur de la nature, je n'aurai jamais d'autre épouse que vous. Je suis riche, et je m'en réjouis depuis que je vous aime; auparavant, je n'y pensais seulement pas: je ne suis point d'une naissance illustre; ma famille est de finance; je m'en réjouis encore: nos conditions sont égales, et la distance imaginaire des rangs, d'autant plus tyrannique, qu'elle est moins réelle, ne nous séparera pas.
Je vous avoue que vos grâces seules m'ont touché; j'ignore si vous êtes aussi belle que tout le reste l'annonce. Oui, mademoiselle; je ne sais quoi me fit tressaillir en vous voyant. Vous êtes faite au tour: cependant ce n'est pas votre taille: vous avez la main belle; des bras arrondis d'une blancheur de lait; une jambe... ce n'est pas encore cela qui m'a charmé: mes yeux se sont fixés sur le plus joli pied que j'eusse encore vu; je ne pouvais les en détourner, et mon cœur battait avec violence. Pour achever l'enchantement, vous avez parlé: dieu! quel son de voix séduisant! Non, non, il est impossible qu'avec cette voix touchante, l'on n'ait pas dans l'âme un fond d'inaltérable douceur, d'innocence, de candeur; et voila ce qu'il faut pour rendre un époux heureux..... Ah mademoiselle! si vous consentez que mon bonheur soit votre ouvrage, croyez que je ne négligerai rien pour faire le vôtre. Un homme estimable par ses mœurs, qui s'offre en qualité d'époux, ne doit pas être dédaigné: ses vues sont pures; il présente le don le plus précieux pour une jeune fille, en même-tems qu'il demande pour lui le bien qui donne le prix à tous les autres, une compagne aimable et vertueuse. Réfléchissez sur ce que je me permets de vous écrire aujourd'hui: Je n'ai plus de parens: je dépendrai d'un tuteur durant quelque tems encore: à vingt ans je serai maître de moi: telle fut la volonté de mon père: Je puis donc vous donner un terme fixe pour tenir ma parole. Recevez la promesse que je vous fais de n'être qu'à vous. J'irai le plutôt qu'il me sera possible savoir mon sort et votre réponse.
Je suis, mademoiselle, avec un attachement qui ne se démentira jamais,
Votre, etc.
De Lussanville.
C'est ainsi qu'écrivait à Fanchette le jeune homme qui ne l'avait qu'entrevue, et qui fut obligé de s'éloigner, lorsque son gouverneur sortit. Ce billet fut remis, par un laquais, à la marchande qui, le donnant à la jeune Florangis, lui dit: «Ma fille, voyez ce qu'on vous écrit: si c'est ce que je soupçonne, j'espère que vous ne ferez rien, sans avoir pris mes avis et ceux de madame Néné. Fanchette avait brisé le cachet et lisait: son teint qui s'anima, décelait l'émotion de son cœur. «Tenez, madame, dit-elle en finissant.» La marchande fut touchée de la confiance que lui marquait la jeune Florangis, elle lut à son tour. «Ma Fanchette, reprit-elle, que pensez-vous de tout ceci?—Que les hommes emploient pour nous tromper, des stratagêmes toujours nouveaux; qu'il faut ne rien répondre à ce jeune-homme, et l'éviter.—Belle Florangis! que j'aime à vous voir penser de la sorte! Cependant, ma chère fille, si c'était un établissement solide, il ne faudrait pas le manquer par sa faute. Ce jeune homme est aimable: ne l'avez-vous pas trouvé tel? Il ne serait pas si dangereux, s'il m'avait paru moins digne de plaire.—Vous seriez donc charmée qu'il dît vrai?—Oui, madame: mais je suis presque sure qu'il est un trompeur.—(Elle est sincère au moins). Ma fille, vous en raporterez-vous à tout ce que je ferai?—Oui, pourvu que ma bonne soit de concert avec vous.—Elle aprouvera tout; je puis vous en répondre.» Et la marchande quitta Fanchette, qui dit à sa chère Agathe: «Il me semble, ma bonne amie, que mon cœur prend le parti de ce jeune homme contre moi: j'entens une voix secrette qui me dit qu'il est sincère, tendre, et qu'il fera mon bonheur. Que j'aurai de plaisir à lui tout devoir!»
La marchande de modes regardait la jeune Florangis comme digne de son neveu. «Une fille honnête, et si sage, se disait-elle souvent, rendrait Dolsans le plus heureux des époux: elle n'est point riche; mais elle est vertueuse, modeste; elle sera dans son ménage, économe, règlée; c'est une belle dot que cela. Quand elle joint à la beauté, la sagesse et la douceur, une fille a plus que la naissance et les richesses: ses attraits retiennent le cœur de son époux, sa douceur le captive, et sa conduite fait prospérer sa maison.»
Voila comme on raisonne parmi les gens du commun: chez les grands, c'est autre chose: ces vertus que la bonne marchande estimait tant, sont devenues trop roturières: et c'est ainsi que tout a son fort et son faible dans le monde: Ah! si le bonheur, la vertu, les talens ne vengeaient la médiocrité les puissans du siècle jouiraient d'un sort trop digne d'envie!
La gouvernante de monsieur Apatéon venait rarement. Elle craignait d'être observée. La marchande quittait à peine Fanchette, lorsqu'elle entra. La touchante Florangis fut enchantée de la voir: son cœur la desirait: la lettre de Lussanville l'avait émue: elle trouvait du plaisir à la relire: elle venait d'embrasser sa bonne; elle allait la lui montrer, lorsque Dolsans parut: Sa tante elle-même le conduisait.
Cette joie pure, ce sourire de la satisfaction, cette rougeur timide, cette agitation délicieuse, que cause la vue de ce qu'on aime, on vit se peindre tout cela sur le visage de Dolsans. Fanchette baissait les yeux. Enhardi par sa tante, encouragé par la présence de la bonne Néné dont il était connu, le jeune homme parla: il fit avec grâce à la jeune Florangis les complimens les plus flateurs: jamais il n'avait eu tant d'esprit et ne s'était exprimé avec autant d'aisance: l'amour rendait ses discours touchans; le desir d'en inspirer leur donnait un air de vérité: ils rapelèrent à la gouvernante ses premières années; elle desira pour sa chère fille un époux si parfait. De concert avec la marchande on les laissa seuls un moment. Agathe même que Fanchette voulait retenir, suivit sa mère et la bonne. «Ma belle demoiselle, dit le jeune peintre, en tombant à ses genoux, vous voyez un amant qui vous adore: une félicité sans bornes, ou le comble des malheurs, voila ce que peut lui faire éprouver votre réponse. Si vous me laissez me flater de l'espérance de vous toucher un jour, il n'est personne dans le monde à qui je porte envie: si vous me l'ôtez, je suis le plus à plaindre des mortels: que faut-il que j'espère?» Fanchette rougissait. Elle cherchait, suivant sa coutume, au fond de son cœur la réponse qu'elle devait faire, lorsqu'on frapa: Dolsans se relève, la porte s'ouvre, et Lussanville, le jeune, l'aimable Lussanville paraît.