Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XXIX
Il y a du remède à tout.
Un récit, quelque triste qu'il soit par lui-même, suspend toujours un peu le sentiment de ses maux dans celui qui l'écoute et dans celui qui le fait. Néné sans doute ignorait cette maxime: cependant elle agit comme si elle l'avait connue [27].
Fanchette sanglotait, et gardait le silence: Agathe la caressait; et la bonne commença de raconter ce qui s'était passé. «Lussanville accourait à paris, ma chère fille; il n'en était plus qu'à quatre lieues: le marquis, depuis la proposition, qu'il fit à votre maîtresse, de concert avec le comte d'A***, épiait toutes nos démarches; il découvrit que monsieur de Lussanville était aimé: il entretenait à la suite de votre amant un homme qui suivait ses démarches, et ce malheureux l'instruisait de tout, de manière que le marquis n'ignorait pas même l'heure à laquelle monsieur de Lussanville devait arriver à paris. Il fut l'attendre dans une terre à quatre lieues; et lorsqu'on l'avertit qu'il passait, il le fit environner par ses gens déguisés, qui lui volèrent les présens qu'il tenait de vous et jusqu'à vos lettres: il leur était ordonné de remettre le tout dans la maison du marquis où l'on vous a conduite, et de retarder Lussanville durant quelques heures. Ce scélérat profitait de l'intervalle pour se rendre à paris, nous attirer hors de chez votre maîtresse par un faux billet, et s'emparer de sa proie. Il n'a réussi que trop facilement, hêlas!
«Vous étiez entre les mains du perfide marquis, et le tems fixé pour laisser échaper Lussanville était écoulé. Il fit tant de diligence, lorsqu'il se vit libre, que peu s'en fallut qu'il ne se rencontrât avec vos ravisseurs à la porte de la maison de campagne. Il avait aperçu de loin beaucoup de monde en ce lieu; un mouvement de curiosité fit qu'en passant, il jeta les yeux sur cet édifice élégamment bâti: il découvre à terre quelque chose qui brillait; c'était la broderie de la mule que vous aviez perdue. Lussanville la fait ramasser; il la reconnaît, et ne sait que penser: mais il vole toujours vers paris. En arrivant, sans descendre de sa chaise, il ordonne qu'on le conduise ici. Il m'y trouve noyée dans mes larmes, et traçant d'une main tremblante un billet pour monsieur Satinbourg: Je l'instruis en deux mots: il est hors de lui; m'aprend à la hâte ce que je viens de vous raconter; et cet indice qu'il avait entre les mains devient une certitude dês que je l'assure que vous étiez sortie avec ce présent qu'il vous a fait. Il me promet de me reprendre, va chercher main-forte, revient, et lorsque nous montions en voiture, j'aperçois monsieur Apatéon. Je n'étais plus à moi-même: «Suivez-nous, monsieur, lui criai-je, on vient d'enlever Fanchette!» Nous allons à toutes brides: Et le comte d'A***, qui par hazard m'avait entendue, nous suivait aussi.
«Nous arrivons: l'on frape vainement: l'on enfonce les portes: je m'élance la première dans la maison: je vous y cherche sans succès, et je m'arrache les cheveux: monsieur de Lussanville, l'hypocrite Apatéon, le comte, tous paraissent désirer également de vous retrouver. Inutile empressement! Le marquis lui-même est surpris: il se figura pouvoir nier qu'il vous eût vue: on l'aurait peut-être cru: mais Lussanville trouva votre autre mule en présence de tout le monde dans l'apartement du marquis. Il devient furieux: «C'est fait de ta vie, s'écrie-t-il, en s'élançant sur de C***, si tu ne rens celle que tu as indignement ravie, et que tu nous caches encore.» Le marquis le regarde avec un souris amer. Il convient de son forfait, brave Lussanville, en fesant à monsieur Apatéon l'aveu de ses fourberies, et dit à demi-bas à votre amant: «Viens me la disputer, cette fille si belle.» Apatéon seul entendit ce mot fatal, et n'en prévint pas l'effet! Tous deux s'éloignent, et dans le moment le comte d'A*** s'écrie qu'il vient de voir Lussanville tomber. Nous accourons tous: son sang... ah ma chère fille! j'en frissonne encore... son sang rougissait la terre: mais les gens du marquis (aparemment pour dérober la preuve du crime de leur maître) les ont fait disparaître tous deux; nous n'avons pu retrouver ni Lussanville ni son ennemi. Je me désespère, je cours, je reviens: je trouve monsieur Apatéon et le comte dans l'apartement du marquis, tranquillement occupés à lire les billets qu'on avait volés à Lussanville. Le vieux tartufe reprenait votre portrait et les autres gages que votre amant tenait de vous. Il considérait votre mule: «Ah la petite coquette! disait-il au comte d'A***: voyez comme elle connaît tous ses avantages! elle ne trouve rien de trop galant, pour orner ce qu'elle a de plus séduisant et de plus mignon!—Il est bien question, monsieur, de ces plates remarques, dans ce séjour d'horreur, ai-je dit avec indignation! La pauvre enfant n'est peut-être plus!..» Le composé vieillard a rougi, et nous vous avons cherchée de nouveau tous deux. Enfin rebutés, accablés de lassitude, nous avons donné des gardes aux gens du marquis, et nous sommes revenus, en nous promettant de retourner le lendemain.
«Ma Fanchette, quelle joie pure j'eusse ressentie, lorsque je vous ai retrouvée dans cette maison, si Lussanville... Hêlas! chère Fanchette, vous êtes tout pour moi; et je vous retrouve... Au fond de mon cœur, j'éprouve une satisfaction... Ma fille! si tu le voulais, je pourrais la gouter quelques momens... Modère ces larmes, mon adorable fille, et daigne vivre pour celle qui t'a servi de mère... Ma chère pouponne, quelle main bienfesante t'a ramenée dans cet asile?—Satinbourg et Damasville, ma bonne.—Satinbourg!... ah! raconte-moi, chère fanfan, comment... par quel bonheur...» L'aimable Florangis fit à sa bonne le récit de tout ce qui s'était passé, et la vieille Néné bénit cent fois le ciel qui sauve l'innocence. «Ce pauvre Satinbourg, s'écriait-elle! ah! Fanchette!... mais je ne vous dis rien encore... ma chère Fanchette, le ciel ne vous destinait pas à Lussanville... Allons... ma fille, il faut se soumettre. Combien en est-il de plus malheureuses que vous! on dit bien vrai qu'il y a du remède à tout, hors à la mort...—Ah! ma bonne, laissez-moi pleurer, gémir,... j'ai tout perdu!—Oui, ma chère fille; affligeons-nous toutes deux: jamais l'on n'eut de sujet plus légitime.»