Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XXXVIII
Le calme suit la tempête.
Agathe et Fanchette furent reçues de la marchande avec des transports inexprimables; la gouvernante ne se sentait pas d'aise; elle pestait contre les usages et les loix, qui ne lui permettaient pas de conduire sur le champ Fanchette et Satinbourg à l'autel pour les unir. «Ne faites plus la renchérie, ma chère fille, lui disait-elle; vos retards ont manqué de nous perdre tous.» L'aimable Florangis regardait Agathe en souriant, et semblait lui dire: «Ne crains rien.» Et la bonne Néné prit ce sourire pour un consentement. Aprês qu'on se fut caressé, fêté, la marchande fit observer que le témoignage de deux jeunes filles ne suffirait pas pour démasquer Apatéon; que ce moyen les deshonorerait plutôt elles-mêmes, dans un pays où les hommes dorés ont toujours raison. (Elle pouvait ajouter, et les jolies femmes: mais peut-être savait-elle qu'une jeune beauté, pour rétablir sa réputation d'une manière éclatante, et prouver sa vertu, doit commencer par la perdre plusieurs fois avec les... avec le... et même quelquefois avec l'... quoi qu'il en soit, elle ne dit rien des femmes.) Elle parla de la visite des deux inconnus, qui s'étaient informés de Fanchette; comuniqua ses craintes à la gouvernante, et conclut à ce que la jeune Florangis allât secrettement dans un couvent, qui ne serait connu que de sa bonne et de Satinbourg, dont elle ne sortirait que le jour où elle épouserait ce vertueux jeune-homme. Pour éviter de nouveaux revers, on exécuta cette résolution sur le champ; la jeune Agathe pria sa maman de ne la point séparer de sa chère Florangis: toutes deux furent conduites au b... de la r... v... par la marchande et la gouvernante, qui prescrivirent la conduite qu'on devait tenir, à l'égard de ceux qui demanderaient à parler aux jolies recluses.
Dês que les deux amies furent seules, elles se racontèrent mutuellement ce qui leur était arrivé depuis leur séparation. A la peinture que la jeune Agathe fit de son affreux desespoir, l'aimable Florangis fondait en larmes. Ensuite la fille de la marchande parla de l'attentat du perfide Apatéon, et lui dit comment, lorsque sans forces, sans mouvement et presque sans vie, elle allait devenir la victime de sa brutalité, le comte, la gouvernante et leurs gens étaient venus à son secours. Fanchette à son tour fit son récit: «Lorsque le balcon s'écroûla, ma chère, disait-elle à la jeune Agathe, la frayeur me fit évanouir: je revins entre les bras de ceux qui me portaient. Apatéon les précédait. Je refermai les yeux, et me doutai de quelque supercherie de la part de ce monstre: on me mit sur un lit de repos: tout le monde sort, et lui seul reste auprès de moi... Ma chère petite... cet abominable homme, plus méchant encore que je ne l'aurais pensé, me croyait hors d'état de me défendre... J'eus bientôt recouvré mon courage, et me saisissant du couteau-de-chasse d'Apatéon, je le menaçai de le plonger dans son indigne cœur, s'il osait m'aborder. Il sortit. Je passai le reste du jour et la nuit dans la plus vive douleur. Le matin, accablée, dans un état qui tenait plus à la mort qu'à la vie, je sentis mes yeux s'apesantir; je m'endormis. Lorsque je m'éveillai, il était une heure aprês-midi: je trouvai que l'on m'avait ôté l'une de mes mules: je frissonnai: Qui peut être entré dans ce lieu, me disais-je, si ce n'est Apatéon? L'infâme aura profité d'un sommeil qui ne me paraît pas naturel, pour m'aprocher... Cette réflexion me donna de mortelles inquiétudes, que ma bonne seule, à quî je les ai confiées, a su calmer. Elle m'a dit de plus que ce n'était pas lui, mais le comte, qui, secondé d'un domestique, parvint jusqu'à moi. Je ne revis plus Apatéon: le ciel m'inspira la pensée de mettre sur la croisée de la chambre la mule qui me restait. Si quelqu'un de ceux qui pourraient me chercher aperçoivent cet indice, me disais-je, ils connaîtront où je suis: c'est un présent de mon cher Lussanville, qui m'a déjà sauvée; j'en espère tout encore. Je ne me trompai pas: au milieu de la nuit et du tumulte, j'entends heurter à ma porte. «Belle Florangis, disait-on, est-ce vous?» Je répons: On ouvre, et je vois Satinbourg, qui me montre ce qui l'avait guidé pour me trouver. Je crus pouvoir m'abandonner à la foi de cet estimable jeune homme: «Il est dangereux de retourner sur mes pas, me dit-il; voyons si cette fenêtre peut nous donner une issue.» Je ne sais comme il fit; mais il eut bientôt ébranlé deux barreaux; il me descendit la première à l'aide d'une échelle de corde; il me suit; cherche la porte du jardin: celle qu'il trouve donnait sur la campagne; son cheval l'attendait; nous partons. Tu sais le reste, mon aimable Agathe.» Et les deux amies se caressèrent de nouveau, comme si cet instant eût été le premier où elles échapaient au péril.
Au sortir du tumulte des enlèvemens, Fanchette transportée tout-d'un-coup dans le calme des monastères, crut trouver dans ces maisons une image du bonheur promis aux élus. «Ah! ma chère Agathe, disait-elle à sa compagne, que ce séjour est charmant! et pourquoi ma bonne ne m'y plaça-t-elle pas, lorsqu'on m'eut délivrée des mains du marquis de C***?» La jeune Agathe s'en étonna comme Fanchette.
Sœur Rose, jeune professe de dix-huit ans, au teint de lis, à la taille élégante, et dont le cœur était encore plus tendre qu'elle n'était belle; sœur Rose avait été chargée dês le premier jour par la mère supérieure, de tenir compagnie aux deux nouvelles pensionnaires. «Que vous êtes heureuse, ma sœur, lui dit Fanchette, aprês qu'elles eurent eu quelque entretiens! vous voilà dans le port. Ce monde corrompu, qui souille, en dépit d'elle, l'innocence la plus pure, n'aura plus de pouvoir surs vous...—Hêlas! ajouta-t-elle, en regardant Agathe, ma chère petite, je crois que c'est ici que le ciel m'apelle: Satinbourg, s'il veut m'en croire, cherchera le bonheur en s'attachant à toi: et moi, occupée de l'amant que j'ai perdu, je passerai dans cet azile salutaire, une vie, dont les plus beaux jours furent trop souvent obscurcis par le nuage du malheur.—Non! s'écria la jeune Agathe, non! jamais je ne veux vous quitter; vous m'êtes plus chère que tout au monde. «Sœur Rose soupira; et laissant tomber sur la belle Florangis et sur son innocente compagne un regard de pitié:» Que je vous trouverais à plaindre, leur dit-elle, si comme nous, vous étiez dans ce port qui vous paraît si tranquille, sans en pouvoir sortir! Jeunes imprudentes! n'allez pas vous laisser séduire! Nous le crûmes ainsi que vous, lorsque n'étant pas encore engagées, tout à nos yeux, dans le monastère se peignait en beau. Cependant, je n'aurais jamais pris le parti de m'y renfermer de moi-même: la haîne, l'ambition, une injuste préférence dans une mère dénaturée tint lieu de vocation à sa fille... Mais il est inutile de vous entretenir de mes infortunes.—Hêlas! reprit Fanchette, je ne suis donc pas la seule malheureuse! Ma sœur, si cela ne vous fait pas trop de peine. Ah!... racontez-nous ce qui fait couler ces larmes que vous répandez... aimable sœur! Agathe et moi, nous savons compatir aux chagrins d'autrui: vous, surtout, m'inspirez un panchant... je sens tant de douceur à m'y livrer... Ne me refusez pas...—Je consens à ce que vous exigez, reprit sœur Rose. Je viens d'exciter votre curiosité; il est juste de la satisfaire.»
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
TROISIÈME PARTIE