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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XLIII
Où la mule de Fanchette fait un beau rôle.

Zélée comme elle l'était pour sa pupille, la bonne Néné souffrit beaucoup de ne pouvoir quitter qu'à neuf heures monsieur Apatéon. L'émotion de toutes les passions, et surtout la frayeur que lui causait le retour inattendu de l'asiatique, avaient rendu le dévot sérieusement malade, depuis la délivrance de la belle Florangis: il gardait le lit et tous les soins de ses domestiques n'aprochaient pas de ceux que, par habitude, la gouvernante prenait encore de lui. Dês qu'elle fut libre, elle accourt auprês de sa chère Fanchette. Son cœur batait d'avance: «Je vais la voir mariée, se disait-elle: ma chère fille n'aura plus rien à redouter dans les bras d'un honnête-homme: je vais quitter ce vilain Apatéon; demeurer avec elle: ce sera moi qui prendrai soin de ses enfans!» Déja peut-être son imagination qui s'échauffait, en représentait cinq à six à la bonne. Elle arrive, sonne: et sœur Rose, dans le même moment, sortant du chœur, venait auprès des deux jeunes pensionnaires.

«C'est aujourd'hui, mes bonnes amies, leur dit en entrant la jeune religieuse, que je dois voir mon frère. Que cet heureux instant tarde au gré de mes désirs!... Mais je vais vous perdre, ajouta-t-elle, en versant quelques larmes... Je n'ai trouvé que vous dans cette maison, depuis trois ans, que je pusse aimer: je serais morte d'ennui, si mon frère ne m'était rendu.» Et l'on vient demander Fanchette et sa compagne de la part de la gouvernante. «Monsieur Satinbourg n'est pas encore ici, dit la vieille Néné!—Non, ma bonne.—Non!... Mais vous! comme vous voilà! une robe commune! des mules [E]! Eh!

[E]: Chers lecteurs et très chères lectrices, Fanchette avait mis ce jour là pour la six ou septième fois ces mules célèbres, mignonnes, brodées, brillantes, présent que l'amitié fit à l'amour, et l'amour à Fanchette, le jour que Lussanville la garantit d'être tout au moins étouffée par le brutal financier, et que l'asiatique, plus délicat, ne put résister à l'envie de la déchausser.

ma fille! de grâce, allez donc vous mettre à votre toilette. Un jour comme aujourd'hui! C'est bien assez que l'on n'ait pu faire de préparatifs; il faut du moins profiter de ce qu'on a. Voyez mademoiselle Agathe comme elle est parée. Et c'est pour vous seule cependant!» Et Fanchette de sourire. Et la bonne de n'y rien comprendre. Heureusement Satinbourg arriva.

Il est bon de prévenir mes lecteurs que le jeune marchand étant venu le matin avec sa mère chez celle d'Agathe, il y avait apris le retour de l'amant de la belle Florangis: dans la conjoncture où il se trouvait, cet évènement lui fit un double plaisir: il cédait Fanchette; mais il allait la voir heureuse; par un autre, à la vérité; mais qui la méritait à tous les titres: joignez à cela qu'une jeune amante dont le cœur avait prévenu le sien, adoucissait bien le sacrifice. Il sortit sans rien dire, et vola, pour précéder Lussanville, au couvent de sa maîtresse, afin d'engager la bonne et sa pupille à sortir avant que cet amant parût. Son but était de la lui rendre encore plus chère, par la crainte où il serait de la perdre, en aprenant qu'elle n'est partie de là que pour aller à l'autel. Satinbourg, aprês avoir essuyé quelques petits reproches, et reçu beaucoup de caresses de la bonne gouvernante, pria qu'on le laissât un moment seul avec Fanchette. «Je dois vous instruire de ce que j'ai fait, mademoiselle, lui dit-il. Hier, dês que je vous eus quittée, l'envie de vous obliger (que de nouveaux motifs viennent de redoubler) me fit tout mettre en œuvre pour devenir dès aujourd'hui l'époux d'Agathe: J'allai trouver sa mère; je lui fis part de notre conversation, et j'obtins son aveu: Je gagnai la mienne un peu plus difficilement; elle vous aime déja: vous devez le jour à sa première amie; elle s'était flatée de l'espérance de vous nommer sa fille; elle n'y renonce que pour ne pas vous désobliger vous-même. En quittant ma mère, je courus auprês de mon curé; le bon homme ne vous a jamais vue, non plus que l'aimable Agathe Florangis: par une petite finesse, que la bonté du motif rend excusable, je fis substituer au vôtre le nom de baptême d'Agathe [40]: le notaire ce matin a formé le contrat civil; il n'y manque plus que la signature de votre amie: sortons, et rendons-nous chez sa mère, pour que l'aimable épouse que je reçois de votre main remplisse cette formalité. De là, nous irons à l'autel. Je sens, mademoiselle, dans ce moment mieux que jamais, que vous ne pouviez être à moi: Je vous jure, en même tems, qu'aprês vous, il n'est point de femme qui pût m'être chère, que votre jeune amie.» Fanchette témoigna sa reconnaissance dans les termes les plus flatteurs, que sa bonne entendit; ne demanda qu'un moment, et courut avec Agathe embrasser sœur Rose.

Fanchette disait à la jeune religieuse: «Hêlas! nous perdons toutes deux cette chère Agathe: car, pour moi, dês aujourd'hui, je dois revenir avec vous.» Et sœur Rose, immobile, la regardait sans lui répondre. Ses yeux parcouraient toute sa personne. «Ciel! s'écrie-t-elle tout à coup, se pourrait-il!... Mademoiselle, souffrez... Oui... je les reconnais... voila cette broderie que mon frère me pria d'y faire... c'est mon ouvrage... Chère Florangis, dites-moi, de quî tenez-vous ces mules?...» Fanchette troublée, lui répond en rougissant: «De l'amant que j'adore, de monsieur de Lussanv...» Précipitée dans ses bras, Rose collait sa bouche sur la sienne avant qu'elle eût achevé de prononcer ce nom si cher à toutes deux. «Eh! c'est mon frère, s'écriait-elle!.... C'est ton amant, ma Florangis!... Tu vas être ma sœur!... Il vit pour toi! il va paraître; t'épouser...» Et l'aimable Fanchette, rendue à l'espérance, transportée, nageant dans une mer de délices, respirant à peine, lève vers le ciel ses beaux yeux remplis des larmes de la reconnaissance, presse Rose contre son sein, tend la main à la jeune Agathe, et dit: «Lussanville!... l'unique et cher objet de la plus vive tendresse!... Ah! dieu!... Non! je ne me plaindrai plus du sort: je vais revoir Lussanville, je serai trop heureuse.—Mon adorable amie, lui répondit Agathe, que nous allons être tous contens!»

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