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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XXVII
Où les morts ressuscitent.

Apatéon, au milieu du silence de la nuit, tourmenté du démon de la luxure, était auprês de la jeune Agathe: il osait, d'une main sacrilége, toucher ce temple de la vertu la plus pure, et de la timide innocence. Tout-à-coup un bruit sourd se fait entendre: il frissonne; et le lâche, croyant que ce sont des voleurs, ne tremble que pour sa vie. Sa terreur redouble au bout d'un moment; on aproche: des gens en tumulte attaquent la porte de ce cabinet où vient de le conduire son goût pour les jeunes tendrons et pour le crîme. Elle s'enfonce: l'on arrache Agathe de ce séjour d'horreur.

Le comte d'A*** et la bonne Néné, dans la première surprise que leur causa l'absence de Fanchette, soupçonnèrent de l'avoir conduite auprès d'Agathe, dont le domestique gagné leur peignit le desespoir; ils y volent, heureusement pour la fille de la marchande de modes. Aprês l'avoir délivrée, le comte la remit entre les mains de la gouvernante. Cette aimable fille crut recevoir une nouvelle vie, en revoyant la bonne de sa chère Fanchette: mais bientôt, se rapelant l'accident cruel qui la privait de son amie, elle s'abandonna de nouveau à toute sa douleur, et racontait en sanglotant à la vieille Néné le malheur de la belle Florangis. «Elle vit, ma chère Agathe, lui répondit la gouvernante: c'était un tour du cruel Apatéon pour vous séparer, dont on vient de nous instruire: une machine descend et remonte le balcon, assez vite, pour faire croire qu'il s'abîme: Mais Fanchette... hêlas... dois-je m'en affliger ou m'en réjouir?... n'en est pas moins perdue pour nous: on ne saurait la retrouver.»

Agathe ouvrait des yeux que la nature avait fait honnêtement grands, et l'on voyait se peindre sur son visage cet embarras, cette heureuse perplexité que l'on éprouve, lorsque l'on commence à douter d'un irréparable malheur. «Oui, ma fille, continua Néné, nous venons d'aprendre que le feu d'artifice était fait exprês pour vous attirer là l'une ou l'autre: l'accident qui vous sépare était ménagé; Fanchette en fut quitte pour la peur; mais on voulait par là vous ôter toute espérance de vous revoir. Apatéon croyait tirer parti de l'état d'abandonnement où vous vous trouveriez. Eh! qui sait si ma chère fille aura pu, comme vous, éviter son malheur! nous ignorons ce qu'elle est devenue, et quelle est la main qui nous l'enlève...» Et la bonne Néné pleurait à chaudes larmes.

Le comte, sûr que la belle Florangis n'est plus chez Apatéon, rentre auprês de la gouvernante et d'Agathe, qui dans ce moment étaient dans la chambre que Fanchette avait occupée. Il tenait un jeune homme par la main, que mon lecteur ne connaît pas: le comte lui-même ne le connaissait pas davantage: la gouvernante se rapela de l'avoir vu; mais occupée de Fanchette, rien ne l'intéressait: on saura mon secret lorsqu'il en sera temps. «Je n'ai pas trouvé celle que je cherchais, dit-il: et voilà monsieur à quî surement je ne songeais pas; qui m'a prié de le tirer d'ici, mais Fanchette ne saurait être loin: Courons.» Néné disait: «O dieu! fais que ma chère fille soit en de bonnes mains: conduis-la chez sa maîtresse; je ne serai plus tenue de rien faire pour le comte, et dês demain elle épousera Satinbourg.»

Le ciel n'exauçait que la moitié de cette prière [29]. Le comte part, emmenant avec lui la jeune Agathe et la vieille Néné. Apatéon se remet d'abord un peu de sa frayeur, et se croit trop heureux de ce qu'on n'a pas malmené son précieux individu: ensuite il s'encourage; reprend un peu d'audace; regrette la belle Florangis et sa jeune amie; rassemble gravement ses domestiques épouvantés, et songe à la vengeance. Et mes lecteurs par la suite seront surpris de voir, quî l'hypocrite disculpera, sur quî sa fureur s'exercera.

Il se disposait à retourner dans la capitale, pour noircir l'innocence; il méditait sur les moyens qu'il devait employer pour tromper encore les magistrats, et leur faire oprimer sa pupille, lorsqu'il reçut une lettre du nouveau domestique laissé à paris: ce garçon mandait à son maître, qu'un homme, qui se disait connu de lui, était venu plusieurs fois. Cet homme s'était nommé. Le dévot pâlit, et s'écrie: «Ah ciel! quel contretems je l'avais cru mort!...» Ces nouvelles réglèrent ses démarches; il différa son départ de quelques jours; et lorsqu'il se rendit ensuite à la ville, ce fut secrettement: pour tout le monde, il était encore à la campagne. Mais laissons ce scélérat, en proie aux craintes et aux remords, méditer de nouveaux crîmes pour couvrir les anciens, et retournons à l'aimable, à la touchante Florangis.

Non loin de ce bourg fameux où la belle d'Estrées reçut dans ses bras le meilleur et le dernier des Henris, le jeune Satinbourg, ayant en croupe la délicate Fanchette, fut contraint de mettre pied-à-terre. L'aimable fille, accablée de fatigue, ne pouvait plus la suporter, elle était prête à s'évanouir. Il était muni de quelques rafraîchissemens: il les offre à la souveraine de son âme. «Belle Florangis, lui disait-il, c'est une main amie qui vous les présente: respirez enfin: vous êtes avec un homme qui vous adore, mais dans quî le respect égale l'amour [30]; qui, prêt à vous immoler jusqu'à sa vie mème, ne veut d'autre prix en vous servant que le plaisir de vous être utile, et la certitude de vous voir heureuse,—Monsieur, lui répondit Fanchette, vous venez de me le prouver.»

Le jour commençait à devenir grand: l'aimable Florangis achevait à peine ces mots, qui firent briller la joie sur le visage de Satinbourg, qu'ils aperçurent une troupe qui venait droit à eux. Bientôt ils reconnurent le comte d'A***[manque un point] Satinbourg ressentit un mouvement de crainte: Fanchette frissonna: mais dans le moment Agathe et la gouvernante s'étant montrées, ils se rassurèrent, et se levèrent même pour aller au devant d'elles. La jeune Agathe se précipite de la voiture et court à son amie; la vieille Néné la suit. Toutes trois s'embrassent et se serrent: mais la gouvernante inondait sa chère Fanchette de ses larmes; Satinbourg les regardait avec satisfaction; et le comte d'A*** songeait à la promesse de la bonne.

La vue de Fanchette rendait les desirs plus ardens: sous les habits, dont autrefois Apatéon l'avait parée, ses charmes avaient un nouvel éclat; son air d'abattement et d'une douce langueur, la rendait mille fois plus touchante; son pied était chaussé de ce joli soulier blanc qui causa des desirs si vifs au lascif Apatéon, lorsqu'elle touchait du clavessin; vénus et les grâces eussent envié ce soulier charmant: les yeux du comte se fixaient sur le pied mignon de Fanchette, toujours la première cause des conquêtes, des malheurs et de la délivrance de la belle orfeline. Les retards le peinaient: il pressa le départ et fit mettre seules dans une chaise l'objet de ses criminels desirs et la bonne: en y plaçant cette dernière, il lui signifia qu'il fallait se disposer à tenir sa parole. Pour en commencer l'exécution, il demanda le portrait de Fanchette, et les autres bijoux si chers à Lussanville, d'un ton qui marquait qu'il ne fallait pas le refuser. La belle Florangis se défit en pleurant de ces choses, devenues précieuses pour elle, depuis qu'elles avaient été entre les mains de son amant. La jeune Agathe et Satinbourg occupaient l'autre voiture. Le comte, sur un superbe coursier, caracole autour de la chaise de Fanchette. Tout le reste du cortége était à cheval: l'on part et lorsqu'on eut marché quelque tems, l'on s'aperçut que le comte quittait la route de paris.

«Hélas! c'en est fait, disait la gouvernante en elle-même; nous n'échaperons pas de ce dernier péril, où j'ai moi-même précipité ma chère Fanchette.» Et les yeux remplis de larmes, elle allait commencer l'explication du terrible mystère, lorsque Satinbourg s'écria d'une voix forte: «Comte, où nous conduisez-vous? n'êtes-vous aussi vous-même qu'un vil ravisseur! Écoutez-moi: mademoiselle Florangis mériterait une couronne, si la vertu et la beauté la donnaient: Je conviens que votre rang vous élève au-dessus de moi: Si vous l'aimez, et que vous prétendiez à sa possession par une voie légitime... son bonheur m'est plus cher que le mien... je vous la cède... Mais si... vous m'entendez... il faut auparavant d'aller plus loin m'arracher la vie.» D'A*** ne peut commander à sa colère: il descend de cheval, les deux rivaux s'avancent: le comte retient ses gens qui voulaient accabler Satinbourg. «Laissez, leur dit-il, et ne me deshonorez pas, en voulant me servir: mon bras suffit.» Tremblantes, éperdues, Fanchette, sa bonne, et la jeune Agathe se jettent entre les combattans. Le comte n'écoutait rien; il allait percer Satinbourg, qu'Agathe retenait dans ses bras. Des inconnus accourent. L'un d'eux, qu'une barbe affreuse et ses cheveux en desordre rendait méconnaissable, s'écrie: «Arrête, perfide, et tremble.» Dans ce moment, le jeune-homme que le comte avait trouvé chez Apatéon, arrive sur le champ de bataille: il vole à l'adversaire du comte: «Ah mon ami!» lui dit-il, en voulant l'embrasser!... Le terrible inconnu, qui ne le remet pas, le repousse; et se jetant sur d'A***, tous deux commencent à se charger avec furie. Les gens de l'inconnu mettent en fuite ceux du comte; les dames remontent dans leur voiture: et Satinbourg, voyant que son libérateur a le dessus, reprend à la hâte, à la prière de Fanchette elle-même, le chemin de paris... Hêlas! elle fuyait... qui l'eût pu croire!... celui qu'elle adorait. La belle Florangis s'éloignait, sans le savoir, de son cher Lussanville.

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