← Retour

Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

16px
100%

CHAPITRE XLII
Qui doit instruire de bien des choses.

«Ou suis-je, et que viens-je d'entendre! dans ce souterrein, une voix... Mes entrailles en sont encore émues... J'ai cru reconnaître la voix de mon fils... Ciel! des cris!... le cliquetis des épées!... Je frissonne: mes cheveux se hérissent: de l'épouvante s'empare mon cœur...»

Et l'asiatique, que nous avons laissé dans la maison du marquis de C***, s'élance hors du lit. Il ne sait plus ce qu'il doit penser du jeune-homme dont l'accueil flateur l'a séduit. Il veut sortir: il s'aperçoit qu'il est inutile de le tenter, et son trouble augmente. Tandis qu'agité de mille pensées, il s'accuse lui-même d'imprudence, son étonnement redouble: un inconnu prononce ces mots:

«Redoutez le châtiment que méritent des crîmes multipliés! Infâmes! votre honneur dépend de celui que vous avez lâchement opprimé, à l'égard duquel vous avez indignement violé les droits des citoyens et de l'humanité... Rendez-le moi, perfides: hâtez-vous... O mon fils! cher objet de mes soins, le ciel permet que je vous serve... Que vois-je!... et vous aussi monsieur! vous que tout le monde a cru mort! ô malheureux amant! que Lussanville et moi, nous vous avons souvent pleuré!»

Au nom de Lussanville, qu'il venait d'entendre, la surprise de l'asiatique cessa: il comprit que c'était le gouverneur du jeune Lussanville qui délivrait son élève. Il attendait impatiemment le moment d'être instruit de ce qui l'intéressait le plus.

Cependant le vieillard Kathégètes, aprês avoir accablé de reproches le marquis de C*** et le comte d'A*** (qui toujours avaient agi de concert) se hâtait d'éloigner son élève et Valincourt de ces lieux détestés. Et c'était le matin du jour même où la bonne Néné croyait que Fanchette deviendrait femme de Satinbourg; où ce jeune homme devait épouser Agathe; où sœur Rose attendait son frère. L'aimable Lussanville, dês qu'il fut hors du souterrein, se précipite dans les bras de son gouverneur, et lui dit: «Ah mon papa! qu'est devenue mon adorable Florangis? Laissons à leurs remords le comte et le marquis: parlons de mon amante.—Sortons d'ici, lui répond le respectable vieillard; nous en aurons bientôt des nouvelles.

—Comment avez-vous pu me découvrir, disait en chemin Lussanville à son instituteur?—Le ciel, mon cher fils, répondit le vieillard, se sert de tous les moyens, pour sauver l'innocent et punir le coupable. Lorsqu'en cherchant votre amante chez le marquis, vous disparutes tout-à-coup, je fus étonné; mais je ne crus point votre mort. Je courus solliciter des ordres pour faire arrêter votre ennemi. Malgré tout son crédit, hier ils me furent expédiés. Mais tandis que je fesais agir les amis de votre famille, on m'aprit votre rencontre avec le comte d'A***; je me vis dans un nouvel embarras: qu'étiez-vous devenu? Durant quelques jours, mes recherches ont été inutiles. Mes inquiétudes s'accrurent. J'avais toujours des soupçons sur le marquis, quoique depuis l'enlèvement de mademoiselle Florangis, le comte et lui parussent brouillés. Comme je retournais hier sur le soir à la ville, je vis qu'on fesait des embellissemens à une maison voisine de celle du marquis d'où nous sortons. Je m'en aproche, et découvrant un jardin qui me paraît beau, j'y pénètre: une solitude absolue règne partout. Je parviens à des bosquets charmans; je m'introduis dans des labyrinthes et des routes tapissées de verdure, endroits délicieux, s'ils n'étaient souillés par la débauche. J'entens dans l'éloignement parler d'un ton animé. Je marche avec précaution, et lorsque je ne fus plus séparé de ceux qui s'entretenaient, que par une haie de lilas, je détournai quelques branches, et j'aperçus le maître de la maison avec deux inconnus.

«Si l'on en peut juger par ce portrait et la petitesse de ce soulier, c'est elle-même, disait-il. Qu'elle est belle!—Lorsque d'A*** montra ce portrait chez la baronne de V***, intérompit un jeune homme, toutes les femmes ont dit qu'il était flaté: le comte jurait qu'il était audessous de l'original: ce fut bien pis, quand il fit voir la chaussure de cette jolie persone; les dames se récrièrent; le comte fesait des sermens, qui n'étaient pas écoutés: mais s'étant avisé de dire que la fille de la baronne avait un soulier aussi mignon que celui qu'il leur présentait, toutes ces folles changèrent subitement de langage: il ne s'en trouva pas une qui ne prétendît pouvoir s'en servir, et pas une seule pourtant qui osât l'essayer toutes, jusqu'à la jeune agnès, qui n'était sortie du couvent que depuis huit jours, s'en défendirent en rougissant. Quel désespoir pour l'amant chéri de cette belle, lorsqu'il aura vu entre des mains étrangères ces dons précieux qu'il tenait d'elle!»

«Jugez de mon étonnement et de l'espérance que je conçus, mon cher Lussanville, en me rapelant que durant notre voyage de Bayonne, vous aviez un jour entre les mains un soulier tout semblable à celui qu'on admirait! Et je redouble d'attention.

«Tandis que le jeune homme avait parlé, le maître du jardin examinait curieusement le portrait, la chaussure mignone, et la boîte d'où l'on avait tiré tout cela. «Son amant respire! s'écrie-t-il avec étonnement... Et connaît-on bien les parens de cette jeune fille?—La belle Fanchette est, dit-on, la nièce d'une marchande de modes, qui se nomme, comme elle, Florangis.—Fanchette! Florangis! (J'ai cru le voir pâlir.)—Oui, reprenait le jeune homme, elle fut élevée par celle que je vous dis.» Et l'inconnu considérait de nouveau le portrait. «Nièce de la marchande de modes, reprit-il!... Apatéon l'enlève, par des ordres du magistrat sans doute, puisque...—Apatéon est son tuteur.—Qu'entens-je!... Ces traits... ce nom... le petit pied qu'indique cette chaussure... pupille de monsieur Apatéon... Qu'est-elle devenue?—Nous le saurons bientôt: mais nous l'ignorons à présent... Vous y prenez beaucoup d'intérêt!—Une jeune personne que je vis un jour, belle comme l'original de ce portrait, et dont cette mule quitta le pied dans une singulière avanture, m'inspire les sentimens les plus vifs, et j'ai résolu de l'épouser.—Épouser est bon!... Mais oui, cette mule est à elle... Vous la vites?—Au faubourg saint germain.—C'est où demeure son amant, un jeune langoureux, qui, comme vous, veut épouser, et que nous retenons chez moi jusqu'à ce que son cœur ou son cerveau soient guéris.—Et quel est le but d'un attentat...—De lui souffler sa maîtresse: d'honneur, c'est là tout. Il sortira de nos mains quand il en sera tems.—Mais de quel droit...—Bon! ce n'est qu'un roturier [37].—J'entens.—Sa jolie maîtresse est un peu revêche; nous la lui rendrons souple, aguerrie... Si pourtant c'était la vôtre... on pourrait...»

«Le maître de la maison a paru indigné: il s'est levé sans repliquer, et s'est tourné vers un vieillard qui n'avait pas ouvert la bouche. Ils se sont aprochés l'un de l'autre, et se sont dit quelques mots, que le marquis n'a pas entendus.

«La chaussure de votre amante me fit comprendre que le jeune homme possesseur de la boîte qui la renfermait, était le marquis de C***; je jugeai que vous ne pouviez être que chez lui. Je me hâtai de me retirer. Le marquis et les deux inconnus gagnèrent ensemble la maison du premier, qui conservait encore l'air de solitude qu'il lui donna lorsqu'il vous eut fait disparaître. Je présumai que cette mystérieuse conduite couvrait une trame odieuse. En arrivant chez vous, je trouvais les ordres que j'attendais. Je n'ai pas perdu un moment. Je vous ai trouvé. Le reste vous est connu. Mais vous, mon cher fils, aprenez-moi ce qui vous est arrivé tandis que vous avez été retenu par des scélérats, dont vous dédaignez de vous venger.

—Vous vous rapelez, dit l'amant de la belle Florangis, que de C*** m'ayant provoqué au combat, je le suivais. En traversant une petite cour, je voulus mettre l'épée à la main: tout-à-coup je chancelle; un pistolet part; la terre s'entr'ouvre; couverts d'une pluie de sang, nous enfonçons tous deux... parce que nous étions sur une trape recouverte de gazon, et que l'on voulait persuader que nous étions blessés. Je fus conduit dans une salle souterreine, où l'on distinguait à peine les objets à la triste lueur d'une lampe sépulcrale. Durant plusieurs jours je ne savais ce qu'était devenu de C***. Enfin il reparut. «Ton amante a péri, malheureux, me dit-il [38]». Un coup de poignard m'eût été moins sensible. Je pousse un cri de fureur et de désespoir, auquel le marquis répondit par de longs éclats de rire. «Mais auparavant, a-t-il continué, le comte d'A*** et moi, nous avons satisfait les desirs qu'elle nous avait inspirés. Vis avec cette affreuse connaissance: rien ne peut t'arracher d'ici, mes précautions sont prises pour que l'on ne te découvre jamais.—Et la foudre ne t'écrase pas, indigne! m'écriai-je: elle ne renverse pas ces lieux abominables où tu me retiens, où la vengeance m'est impossible!» De C*** me répondit, avec un sourire amer: «Sans ton impuissante rage, je ne serais vengé qu'à demi.» Il me quitte. A sa place, une jeune fille dressée à tout le manége de la débauche, fut introduite auprès de moi.

«La conduite du marquis à mon égard était bisarre: il s'efforçait de me réduire au désespoir, en m'annonçant des horreurs, et la mort de mademoiselle Florangis; et cependant ma table était servie avec profusion et délicatesse: il allait jusqu'à vouloir me procurer ces plaisirs licencieux si fort de son goût. La dangereuse syrène qu'il avait mise auprês de moi, ayant vainement employé toutes ses agaceries, elle fut remplacée par une autre, plus jeune, plus jolie, plus retenue. Dans toute autre circonstance, je n'aurais pas répondu de moi; mais je pleurais une amante adorée; mon cœur était fermé aux plus douces amorces de la volupté. Je pris néanmoins du gout à l'entretien de la jeune fille, à laquelle j'inspirais les sentimens qu'elle demandait de moi. Mais il faut craindre jusqu'aux dons d'un ennemi [39]: cette réflexion ne fut quelquefois pas inutile pour affermir ma confiance.

«La passion que j'excitai dans cette âme avilie, lui donna du ressort, et la rendit capable de générosité. Elle me dit un jour: «Je suis heureuse avec vous dans cette prison: mais vous ne l'êtes pas: vous allez me devoir votre liberté, des nouvelles de votre amante, et l'occasion de la sauver. Elle respire; un certain Apatéon l'a enlevée: le comte d'A*** et le marquis la lui doivent arracher; ce soir elle arrive ici: la maison du vieil Apatéon est sur la route de bourgogne, à quelques lieues de celles-ci: courez à son secours pour toute reconnaissance, un jour souvenez-vous de moi tous deux.» J'étais hors de moi, durant ce discours: j'embrassai la petite Lolote, qui sans perdre de tems m'ouvrit une porte dérobée. Je me trouvai dans le jardin. Je vole à Paris. Je comptais vous y trouver: mais vous etiez alors occupé à me servir ailleurs. Je me fis accompagner de tous les gens de la maison, et de quelques hommes qu'ils engagèrent à me suivre. J'attendis le comte dans un lieu par où nécessairement il devait passer pour entrer dans la maison du marquis. Nous tinmes ce poste durant toute la nuit: le jour devenait grand, et nous commencions à désespérer, lorsque je découvris le comte d'A***. Et dans le moment, je le vis aux mains avec un jeune homme que sa fureur allait immoler. Cet inconnu doit être estimable, puisqu'il se montrait ennemi du comte. Suivi de nos gens, je cours sur le plus méprisable des hommes. J'avais aperçu mon adorable maîtresse; mais je voulais la venger, avant de lui montrer celui dont elle est adorée. Valincourt vint à moi: je le méconnus: à peine le regardai-je: le combat commence, et mon ami me seconde: les gens du comte abandonnent lâchement leur maître: je l'épargnai, parce que j'étais le plus fort.

«Cependant le jeune homme que j'avais délivré s'éloignait avec Fanchette et sa bonne. Le perfide comte feignant d'être touché de ma générosité, me tend la main: Valincourt, que je venais de reconnaître avec la même surprise que vous avez montrée, se joint à lui, et m'aprend qu'il lui doit sa liberté. Je ne pus résister à ce bienfait. Je vois sans défiance revenir les gens du comte. Ils étaient en beaucoup plus grand nombre, et le marquis, que je ne remarquai pas, les accompagnait. Dês qu'ils se furent aprochés, on se jette sur moi; on saisit Valincourt; on nous désarme; on nous entraîne; nos gens sont dispersés, et nous tombons tous deux dans le cachot où j'avais déjà langui.

«Je ne retrouvai plus l'obligeante Lolote. Tous nos efforts pour nous procurer la liberté furent inutiles. Cependant mon sort était bien moins affreux que durant ma première détention: j'étais avec mon ami: je lui disais: «L'aimable Florangis connaît leurs desseins: elle saura se garantir de leurs embûches.»

«Valincourt me fit alors un récit que je souhaiterais de pouvoir oublier: il me raconta des malheurs... des crimes... J'en frémis encore... O fille infortunée!...

«On entrait dans paris, lorsque Lussanville cessa de parler. Mais tandis qu'il vole chez la marchande pour revoir sa chère Florangis, ou tout au moins s'informer des lieux qu'elle habite; que le marquis humilié, rougit devant l'asiatique de l'affront qu'il vient de recevoir, et de la générosité de l'amant de Fanchette; que l'étranger et l'instituteur aplaudissent tout bas au gouvernement sage qui protège également la noblesse et la roture; retournons au couvent, où se passent de nouvelles scènes.»

Chargement de la publicité...