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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE DERNIER
Plus heureux qu'on ne pense.

Trois jours s'étaient écoulés depuis le triomphe de Fanchette chez le magistrat. Ils se passèrent comme on l'a vu; et furent employés aux préparatifs du mariage de Fanchette avec Lussanville; à tout disposer pour la sortie d'Adélaïde; à s'inquiéter, se chercher, se retrouver, se reconnaître; à s'aimer, à se le dire, à se répéter mille fois qu'on s'aimerait toujours; à caresser Agathe; à l'entendre vanter son bonheur; à faire mille questions à Bibi, à la consoler, en lui promettant un mari; et cent autres choses qu'il serait trop long de raporter.

Enfin l'on vit paraître le quatrième (c'était celui de l'union desirée) et Lussanville, Rosin, Valincourt, suivis d'un nombreux cortége, se présentent à la porte du couvent. La supérieure amène Fanchette richement parée, éblouissante comme le soleil, et plus touchante, plus belle encore que brillante. Elle la remet entre les bras de son époux. L'aimable jeune-homme donna quelques momens à jouir de sa délicieuse situation. Ensuite se tournant vers la religieuse: «Madame, lui dit-il, ce n'est pas encore tout, je vous prie de lire ceci (un huissier présenta l'arrêt) et de me rendre ma sœur. Je laisse à votre maison tout ce qu'elle aporta lors de son entrée chez vous: je ne veux qu'elle.» La supérieure ne pouvait revenir de son étonnement: elle demanda du tems pour délibérer avec les anciennes: Lussanville était pressé; il ajouta, que le jour même, il ferait remettre à la supérieure le fonds des 1000 l. de pension dont la sœur devait jouir. On se consulte; l'article de la pension touche ces bonnes filles; on décide qu'Adélaïde sortira sur le champ. Lorsqu'on fut l'avertir, elle avait déjà repris les habits de son véritable état. Les religieuses l'accompagnent jusqu'au tour: Bibi la suit: on les embrasse: elles sortent. Et nulle expression ne peut rendre quelle fut la joie de Rosin, lorsqu'il pressa la main de la jolie Bibi.

L'on venait d'arriver chez l'oncle de l'aimable Florangis, d'où l'on devait se rendre au pied des autels: Fanchette demandait sa bonne, et montrait la plus vive inquiétude, lorsqu'on entendit dans la cour le bruit d'une voiture: c'était celle de monsieur Apatéon: on en voit descendre Néné: «Et vite, mes chers enfans, dit-elle à l'aimable Florangis, à Lussanville, à Rosin, qu'elle reconnut, qu'elle embrassa, mais qu'elle n'avait pas le tems d'intéroger: Et vite; il n'y a pas un moment à perdre: venez être témoins des derniers instans d'un malheureux que les remords déchirent.» Et tout de suite elle leur aprend que la veille Apatéon l'avait envoyé chercher: qu'elle n'avait pu le voir sans être touchée jusqu'aux larmes. «Il est blessé, mes enfans, ajouta-t-elle: les scélérats auxquels il s'était associé pour vous persécuter, et qu'il voulait justifier à vos dépens, l'en ont puni: le comte d'A** et lui se sont fait des reproches devant le magistrat: en sortant, d'A** et le marquis de C** se sont réunis contre un vieillard trop ami de son corps pour s'être jamais battu, et qui refusait de mettre l'épée à la main: ces deux misérables, non contens de l'assommer à coups de canne, ont eu la lâcheté de se servir de leurs armes contre un homme qui demandait la vie à genoux. Les coupables sont arrêtés; il faudra tout leur crédit pour les tirer de là. J'ai passé la nuit à consoler le moribond: il se reproche des crîmes affreux, qu'il veut avouer devant vous: Courons, ma chère fille: je lui crois des desseins favorables pour votre fortune: il vous demande...» L'aimable Florangis caressait sa bonne: dans ce moment, elle n'était sensible qu'au plaisir de la revoir. Ensuite elle s'attendrit sur le sort d'Apatéon, et donna des larmes à son infâme persécuteur. O vertu des cœurs tendres, précieuse sensibilité, doux apanage d'un sexe enchanteur, une larme que tu fais répandre, est au-dessus des victoires des héros... Lussanville et Valincourt lui-même sont émus: Rosin, que son fils avait instruit des forfaits du dévot, bénit le ciel qui s'est chargé de le venger, présente la main à Bibi d'un air satisfait; l'on part, l'on vole, et l'on arrive.

Quel spectacle, grand dieu! que celui qu'offre un mourant, dont la vie fut un tissu d'horreurs, qui n'a, pour se rassurer contre un avenir terrible, pas même le triste avantage de l'incrédulité! auquel sa conscience ne présente que des jeunes filles forcées, trompées, séduites, abandonnées au desordre; des innocens oprimés, et tous les crîmes! Le découragement, l'effroi, le desespoir le tourmentent plus que sa maladie même: il souffre des maux infinis. Tel était Apatéon.

«Aprochez, Fanchette, dit-il, d'une voix éteinte, ô vous que j'ai tant offensée... plus que vous ne le croyez encore... Quoi! Adélaïde!... sa sœur!... Rosin!... Je bénis l'être suprême de ce que vous êtes tous ici:... ma confusion en sera plus grande... mais peut-elle égaler mes forfaits?... Fanchette, et vous-même, Lussanville, venez... Mes chers enfans, je vous ai fait prier de me rendre cette visite, pour vous demander pardon... Vous allez frémir... Mais voyez ma douleur, mes remords et mes larmes; et si quelque jour le vice se présentait à vos yeux sous une forme séduisante,... rapelez-vous ma funeste fin... Je fus vertueux tant qu'un père sage guida mes premières années. Je le perdis... Hé! que ne le suivis-je au tombeau [43]!... de faux amis, de pernicieux conseils me corrompirent: en peu d'années je surpassai mes maîtres... Mais comme mon extérieur avait toujours été réglé, je n'en changeai pas: j'en imposais aux hommes; j'entrais ainsi dans d'honnêtes familles, où je portais le desordre et ma corruption... Que de filles précipitées dans le crîme presque sous les yeux de leurs mères! enlevées, entretenues, dans des maisons que mes richesses me permettaient d'avoir!... Tant que je fus jeune, inconstant et volage, je gardais peu la même maîtresse: alors ces malheureuses passaient en d'autres mains, et souvent de là, au dernier degré du vice, à l'affreuse prostitution... Cependant le ciel ne permit pas toujours que je souillasse l'innocence: j'échouai auprês de vous, Adélaïde... vous vous êtes faussement cru la victime de ma brutalité... vous vous troublates... vous perdites l'empire sur vos sens égarés; revenue à vous-même, vous vous crutes avilie... Il n'en est rien, croyez-moi, quoique j'en sois indigne; la vérité seule demeure [44].» Et Valincourt, dans ce moment terrible, poussant un cri de joie, est aux genoux de son amante, sur laquelle auparavant il n'osait lever les yeux. «Je t'adorais et je t'estimais, ma chère Adélaïde, lui dit-il: mais en me nommant ton époux, je t'aurais vue rougir...—Relève-toi, pauvre imbécile! intérompit Rosin: ne vois-tu pas que tu dis des sotises?—Belle et vertueuse Florangis, continua Apatéon, vous, qui durant un tems me crutes votre protecteur, aprenez... je vais vous faire horreur... C'est moi, qui n'ayant pu me faire écouter de votre mère, donnai des avis anonymes à monsieur de Lussanville, que je crus mon rival, et le combatis sans péril, secondé que j'étais du malheureux qui le suivait et que j'avais gagné... Je ne m'en tins pas là; j'occasionnai la ruine de vos parens, pour obliger votre mère à se livrer à moi, je n'y pus parvenir; de rage, j'avançai ses jours... et fus tourner les soupçons sur madame de Lussanville...—O monstre! s'écrient Rosin et l'amant de Fanchette!» et cette aimable fille dans les bras de Néné fondait en larmes: Valincourt regardait Adélaïde, en soupirant. «Ce n'est pas tout, reprit Apatéon: Je m'introduisis chez madame de Lussanville: j'y reconnus le jeune Rosin: je résolus de le perdre adroitement; et je n'aurais que trop facilement réussi, si le vertueux magistrat devant lequel nous avons paru, n'eût été aussi bon que j'étais méchant... Je voulus séduire Adélaïde; j'enlevai Bibi; je vis sans pitié mourir leur mère de regret d'avoir fait le malheur de l'une de ses filles, et perdu l'autre... O Fanchette! le crîme affreux qu'il me reste à confesser fut inutile: j'abusai de votre confiance, de mon pouvoir, de votre jeunesse, de votre heureuse innocence: le ciel sauva votre vertu comme par miracle; Néné ne fut que son instrument... n'oubliez jamais cette grâce... Pour réparer mes crîmes, autant qu'il est en moi, je vous laisse tout mon bien: recevez, je ne dis pas un don, mais la restitution trop due de ce que je vous ai fait perdre.—Oui, monsieur, répondit vivement Néné (transportée de plaisir de voir Fanchette plus riche que son amant lui-même), elle le reçoit. Ah! je le vois bien, vous étiez bon, ce sont les méchans qui vous ont gâté.» C'est ainsi qu'un trait de générosité captive les âmes simples et droites. Apatéon répondit en sanglotant: «Mais qui lui rendra son père, que je lui ravis, lorsque ses attraits naissans eurent excité mes criminels desirs!...»

L'ange de la mort semblait attendre l'aveu de ce dernier forfait, pour fraper sa victime: une faiblesse survint à l'infâme, dans laquelle il expira; bien moins malheureux sans doute qu'il ne le méritait. Tous étaient saisis d'horreur. «Qui l'aurait dit, s'écria Néné!» Rosin vint embrasser Lussanville, et lui ouvrit son cœur sur son injuste haîne qui venait de cesser, sur les sentiments que lui inspirait Bibi: le même jour fut pris pour cette union et celle de Valincourt avec Adélaïde: on essuie les larmes de la belle Fanchette, et l'on sort pour se rendre au temple.

Enfin il s'accomplit cet hymen, dont un vertueux amour alluma le flambeau: des sermens sacrés unirent Fanchette à Lussanville: cette fille charmante donna ce que tant de fois on voulut lui ravir. Quelques jours aprês Adélaïde épousa son amant, et Bibi s'unit avec Rosin. On partagea également la succession du financier: celle d'Apatéon fut à Fanchette, qui reçut encore de son oncle un présent considérable. La jeune Agathe et son époux ne furent pas oubliés; mr et mme de Lussanville leur abandonnèrent quelques-uns des biens d'Apatéon: exemple rare dans tous les siècles, où chacun garde ce qu'il a! Mr Kathégètes, touché de la conduite de Néné, voulut la tirer de l'oprobre du célibat, et lui fit porter son nom: Tout le monde nagea dans la joie [H]. C'est ainsi que l'amour et la fortune se réunirent pour recompenser la vertu [45].

[H]: Fanchette prit soin de Lolotte, qui, docile aux leçons de son aimable bienfaitrice, aime toutes les vertus qu'elle lui voit pratiquer.

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