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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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Zéphire, fils d'Éole et de l'Aurore—qui prêta son nom à l'une des plus mignonnes et singulières maîtresses de Monsieur Nicolas—Zéphire est la seule divinité qu'il nous convienne d'invoquer au début de cette étude d'essayiste. C'est, à vrai dire, avec une légèreté de papillon butinant et folâtrant au milieu des innombrables documents amassés par d'érudits et curieux chercheurs que nous allons effleurer les reliefs extravagants et si multiples de cette physionomie changeante du plus fécond conteur à la mode au dernier siècle. Selon le rite antique, nous sacrifions donc très volontiers au petit dieu, époux de Chloris, une des blanches brebis du poétique troupeau de Mme Deshoulières; puisse cette offrande si peu onéreuse nous rendre propice le favonius des Latins; puisse ce même Zéphire soutenir notre plume comme une houlette enrubannée, au cours de cette analyse; puisse-t-il enfin voiler de ses ailes et couvrir des tendres roses dont il fut si prodigue les mille et un détails cyniques que la vérité historique va placer sur notre route.

Restif de la Bretonne—dont nous venons de nous approprier, en quelque manière, le style imagé dans ce préambule—est aujourd'hui recherché, prôné, sinon très lu dans certains milieux d'enthousiastes. «On l'a placé dans une chapelle comme une puissante statue de Bouddha, dit un savant psychologue [U-1]] dans une étude sur notre illuminé; on l'a redoré à nouveau après un séjour d'un demi-siècle dans quelque fosse humide, et maintenant ce n'est plus qu'hymnes et oraisons parmi les flots d'encens. Le bon goût en gémit; mais sait-on encore ce que sont le goût et les traditions françaises en fait de littérature?

[U-1] Études de psychologie, Portraits du XVIIIe siècle, par Jules Soury. Paris, Charpentier, 1879.

Ceux qui le savent, poursuit le même pessimiste, ne comptent plus guère dans une société affairée et distraite, avide d'émotions violentes et de spectacles nouveaux. Ce qu'on appelait jadis le culte des belles-lettres est une religion disparue. Ce n'est qu'à cet affaissement des mœurs et des habitudes littéraires qu'un écrivain comme Restif doit un regain de célébrité; ajoutons que ses œuvres sont fort rares et nous aurons le mot de l'énigme.

«Les bibliophiles, en effet, passent aujourd'hui pour des lettrés; ils donnent le ton aux personnes du monde qui se piquent de littérature, l'engouement de quelques riches amateurs suffit pour faire une réputation. On ne lit pas, mais on montre dans sa bibliothèque tel volume de Restif ainsi que de vieux laques de Chine ou du Japon... A en juger par le nombre des curieux, l'ère de la curiosité sera longue; mais quelle erreur de confondre le lettré et le collectionneur et de prendre pour arbitre du goût, du talent et de l'esprit des amateurs de belles reliures!»

«Nous ne saurions adhérer entièrement au sentiment des lignes qui précèdent, bien qu'elles reflètent assez fidèlement une opinion courante dans un groupe très nombreux de littérateurs; la Restifomanie, si nous pouvons employer ce mot, ne provient point seulement de la vogue soudaine qui s'attacha il y a quelques années aux éditions diverses de l'auteur des Idées singulières, et aux prix fabuleux qu'ils ont acquis dans les ventes célèbres depuis dix ans environ; les bibliophiles en général ne mènent pas grand tapage dans la littérature militante et ne se montrent guère aux avant-gardes de l'armée des belles-lettres. Un bibliophile—et par là nous entendons un amateur éclairé—ne se pique aucunement de donner le ton aux gens du monde ou de provoquer un appel à la postérité en faveur de ses élus; il n'a point la faconde du bibliographe, se montre assez sobre de ses jugements et aime à voyager en égoïste dans sa bibliothèque, comme ces heureux philosophes qui se cachent dans une retraite bien loin des vanités mondaines. Pour les bibliomanes spéculateurs et autres courtiers marrons de la curiosité, leur rôle se borne à suivre les mouvements de hausse, mais point, que nous sachions, à faire œuvre de réhabilitation littéraire.

La vogue renaissante des ouvrages de Restif de la Bretonne est due à l'excentricité même de leur contenu, à la puissante originalité de l'écrivain, aux intéressants matériaux et documents qu'il fournit pour les mœurs et aussi à ce ragoût de libertinage, à cette soif perpétuelle de la femme, à cette sentimentalité raisonneuse et pleurarde qui se heurte le plus singulièrement du monde aux débordements de luxure de ses conceptions. Pendant la première moitié de ce siècle, celui qu'on nomma un peu sans façon le Rousseau des Halles fut oublié complètement d'une génération peu soucieuse d'étudier les mœurs de la veille. Cependant les pirates du feuilleton et les corsaires du drame se mirent à flairer ce grand cadavre et à le dépouiller aussi paisiblement que possible; les Nuits de Paris, les Contemporaines, les Françaises, les Parisiennes et Monsieur Nicolas inspirèrent plus de romans, de comédies et de mélo-drames qu'on ne le saurait croire; ce fut à qui butinerait dans le lourd bagage laissé par Restif et toute une cohue de vieux Jeunes France s'y vautra, se donnant à peine le souci du démarquage.

Qui songeait alors à tout ce fatras? On se disait que le génie assassine ceux qu'il pille, et la prétention au génie enlevait tout remords à la conscience. Tous ces prévaricateurs littéraires avaient un double intérêt à laisser l'oubli couvrir de son ombre la mémoire de l'auteur des Posthumes; une enquête était nécessaire, et c'est en essayant d'en suivre les différentes phases que nous pourrons nous rendre compte de l'engouement excessif dont les œuvres de Restif sont l'objet depuis ces dernières années.

L'œuvre de Restif de la Bretonne, œuvre énorme et mouvementée, eut la destinée la plus bizarrement accidentée que livres puissent rêver; glorieuse au début, discréditée hier, en pleine vogue aujourd'hui, son sort futur ne nous paraît guère mieux assuré [U-2]].

[U-2] Voyez nos Caprices d'un bibliophile, in-8o, Paris, Rouveyre, 1878. Nous nous empruntons à nous-même les quelques pages qui suivent.

Restif, ce grand prodigue de sa vitalité, après avoir surmené sa vie et dispersé en menue monnaie son incontestable talent, expira à Paris le 3 février 1806, à l'âge de soixante-douze ans. Ses propres contemporains commençaient déjà à l'oublier, et il fallut que sa mort vînt cingler, comme d'un coup de fouet, l'indifférence générale dont ses derniers jours étaient enveloppés.

Ses obsèques furent pompeusement célébrées; l'Institut y envoya une députation, les journaux honorèrent Restif ainsi que ses ouvrages, et plus de mille huit cents personnes suivirent son corps au cimetière Sainte-Catherine [U-3] où il fut inhumé.

[U-3] Aujourd'hui cimetière du Mont-Parnasse.

Sa tombe à peine fermée, l'émotion du moment passée, Paris qui comble si hâtivement ses vides, panse si vivement ses plaies, et qui sèche ses pleurs par un éclat de rire; Paris, tout entier aux passions de la politique et de la guerre, oublia Restif; et les deux cents volumes où l'âme, disons plutôt la faconde du pauvre romancier était toute semée, furent englobés dans la plus profonde insouciance.

Le glorieux écrivain de la veille était déchu! Ses ouvrages ornèrent pêle-mêle les parapets des quais; ils furent vilipendés, rejetés avec mépris, exposés aux injures de l'air et de la pluie et trop souvent, hélas! abandonnés à l'épicerie, ce prosaïque Montfaucon des volumes infortunés.

L'époque, il est vrai, ainsi que les événements, prêtaient assez peu à la bibliomanie; la vie fiévreuse de chacun ne laissait guère de loisirs pour les doux passe-temps du livre, et les bouquins, ces vrais sages, durent attendre une ère de paix et de science pour enseigner de nouveau leur morale si variée et souvent si contraire.

Restif, au demeurant, ne semble avoir écrit spécialement que: ad posteros et son œuvre est de celles qui ne peuvent mourir entièrement. En s'attachant à peindre son siècle avec le coloris réaliste qu'il puisait sous ses yeux, en traçant les silhouettes nettement accusées des mœurs au milieu desquelles il se mouvait, en calquant enfin, pour ainsi dire, la vie, le costume et le langage exacts de ses contemporains, il dut penser, avec raison, qu'un jour viendrait où les savants et les curieux se montreraient désireux de reconstituer son époque dans ses moindres détails et d'analyser les modes et la vie intime du Paris d'alors.—Ce temps est venu, et tous ses volumes, fidèles représentants, pour la plupart, de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sont recherchés et hors de prix aujourd'hui.

Restif de la Bretonne est à l'ordre du jour et c'est à M. Charles Monselet que revient l'honneur d'avoir le premier exhumé et rendu à la vogue, avec l'expression de leur originalité et d'une manière aussi complète qu'intéressante, les œuvres de ce fécond littérateur [U-4].

[U-4] Quérard dans la France littéraire, Didot, 1835; M. Eusèbe Girault dans la Revue des romans (2 vol. in-12, 1839, tome II, pages 199-204), et Pierre Leroux dans les Lettres sur le fouriérisme (Revue sociale de Pierre Leroux, mars 1850), avaient déjà rédigé de curieuses notices sur Restif de la Bretonne.

Dans les numéros du Constitutionnel des 17, 18 et 19 août 1849, le spirituel auteur de Monsieur de Cupidon consacra à Restif de longs articles qui devaient servir de base au travail si curieux qu'il publia cinq ans plus tard [U-5].

[U-5] Restif de la Bretonne, sa vie et ses amours, etc., par Charles Monselet, avec un beau portrait gravé par Nargeot. Paris, Alvarès fils, éditeur, 1854.

Dans l'intervalle, en 1850, la Revue des Deux Mondes fit paraître une analyse de Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé [U-6].

[U-6] Histoire d'une vie littéraire au XVIIIe siècle.—Les Confidences de Nicolas (Restif de la Bretonne), par Gérard de Nerval, Revue des Deux Mondes, nos des 15 août, 1er et 15 septembre 1850.—Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé, fait partie des Illuminés ou les Précurseurs du socialisme, Récits et portraits, par Gérard de Nerval, dont la première édition fut donnée par Victor Lecou, en 1 vol. in-12, 1852.

Cette étude, fort bien écrite et présentée par Gérard de Nerval, montre l'homme plutôt que l'écrivain; c'est la biographie de Restif, ses aventures amoureuses, ses misères et ses folies, c'est, en un mot, le romancier envisagé et remis en roman par un rare poète.

Ces deux bio-bibliographies, traitées de manière toute différente, mais de main de maître, suffirent pour ramener l'attention vers les livres de Restif de la Bretonne, car l'individualité, l'originalité, voire une pointe de folie, donnent aux œuvres littéraires le plus sûr passeport à la curiosité de l'avenir. On commença à rechercher les Restif, on y découvrit des gravures précieuses, tant pour la finesse d'exécution que pour la fidélité des modes qu'elles reproduisent; bref, les chercheurs et les lettrés s'aperçurent que l'œuvre entière du polygraphe était intéressante à plus d'un titre et digne de servir de documents précis aux études rétrospectives, digne aussi, par conséquent, de figurer dans une bibliothèque d'érudit.

L'orthographe variée et singulière, le piquant des confessions de l'auteur, l'étrangeté de ses romans, composés pour la plupart avant d'être écrits, et qui semblent prêter à Restif le spirituel mot de Rivarol: L'imprimerie est l'artillerie de la pensée; les formats même de ses volumes et la difficulté de les réunir en œuvre complète, tout contribua à faire briller, avec un nouvel éclat, la renommée un moment ternie et compromise du père des Parisiennes.

Ce fut bien vite une fureur parmi les hommes de lettres et collectionneurs parisiens; du petit au grand, chacun voulut avoir Restif partiellement ou en nombre, et dans l'un de ses catalogues, un libraire en renom mit en vente un Restif de la Bretonne dans les conditions suivantes:

«Œuvres de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne. Deux cent douze parties ou tomes en cent cinquante-quatre volumes in-18, in-12, in-8o et in-fol.—maroquin, dos orné à petits fers, fil. tr. dorée (Chambolle-Duru), superbe exemplaire, richement relié, lavé et encollé.—Prix: Vingt mille francs

20,000 francs!!! il est juste d'ajouter qu'on ne connaît en France qu'une dizaine de collections complètes des œuvres de Restif de la Bretonne: la Bibliothèque nationale en possède une, le libraire Fontaine, deux (probablement vendues); les autres appartiennent à MM. le duc d'Aumale, au baron J. de Rothschild, Toustain de Richebourg et autres bibliophiles aussi féroces que riches [U-7].

[U-7] M. Restif de Tonnerre (Yonne), descendant de Restif, possède aussi au grand complet et dans un très bel état les œuvres de son grand parent.

L'engouement acquit des proportions si énormes que le savant bibliophile Jacob (Paul Lacroix) dut prendre les choses en main, et, avec une science étonnante et un travail d'investigation des plus remarquables, il fit paraître LA BIBLIOGRAPHIE ET L'ICONOGRAPHIE de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne [U-8]. Cet ouvrage colossal, outre la description raisonnée des collections originales, des réimpressions, des contrefaçons, des traductions, des imitations, contient les notes historiques, critiques et littéraires les plus curieuses et les mieux étudiées qui nous guideront plus d'une fois au cours de cette étude.

[U-8]—1 vol. in-8o de XV-510 p. Paris, Auguste Fontaine, 1875.

Après cette bibliographie de M. Paul Lacroix, on eût pu croire que tout avait été dit sur Restif de la Bretonne. Point! un nouveau volume parut. M. Firmin Boissin, dans un petit in-8o d'une centaine de pages, trouva encore moyen de parler de notre auteur d'une aimable manière [U-9]; il jugea l'homme, l'œuvre, la destinée d'icelle, et ses bibliographes. L'on peut dire que ce volume, loin d'être inutile, est un excellent complément d'ensemble sur tout ce qui a été fait et écrit sur l'écrivain du Paysan perverti.

[U-9] Restif de la Bretonne, à Toulouse, et à Paris chez Daffis, in-8o, 1877.

M. Firmin Boissin ne clôt pas la série des Restifographes. M. J. Assezat, un sympathique érudit trop tôt enlevé à ses travaux, en tête d'une réimpression d'un choix des Contemporaines [U-10], fit une notice annotée traitant de Restif, de son œuvre et de sa portée, et dernièrement, M. Jules Soury publiait dans le Temps la très curieuse étude psychologique, insérée par la suite dans un ouvrage que nous avons mentionné plus haut.

[U-10] Les Contemporaines, ou aventures des plus jolies femmes de l'âge présent. (Choix des plus caractéristiques de ces nouvelles pour l'étude des mœurs à la fin du XVIIIe siècle.) Notices par J. Assezat, 3 vol.: les Contemporaines mêlées, les Contemporaines graduées et les Contemporaines du commun. Paris, Alphonse Lemerre 1875 (De la collection Jannet-Picard).

L'œuvre de Restif ne saurait être réimprimée ni entièrement, ni en majeure partie; cependant il n'est point téméraire de penser que quelques-unes de ses œuvres seront un jour publiées à nouveau. Déjà plus d'un essai de publication des écrits de ce monstre d'originalité a été tenté avec succès en France et à l'étranger, et nous croyons qu'un choix judicieux fait parmi les principaux ouvrages de son immense bagage d'écrivain serait favorablement accueilli du public.

Dans les Nuits de Paris, dans les Parisiennes, les Françaises, dans les Années des Dames nationales, on arriverait à glaner des mélanges remarquables et dignes de l'intérêt des lecteurs curieux et lettrés.—Si jamais il nous était loisible de publier Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé, livre étonnant entre tous, nous osons dire qu'il nous serait agréable de nous mettre à la tête d'une telle entreprise et de présenter alors Restif en une longue étude où les faits se presseraient, où les documents et les notes s'accumuleraient dans un travail d'ensemble qui formerait assurément plus d'un volume. Mais à cette époque de vie hâtive, il ne faut point se consumer à des tâches qui risquent de demeurer stériles, ni mettre sur la table de l'érudition aimable des mets trop lourds ou trop complexes pour la rapidité des repas du jour. Puisque l'on ne sait plus dîner, ni souper ni lire, dans toute l'acception exquise de ces doux plaisirs d'antan, allons au buffet de la bibliographie légère et curieuse, et résumons, résumons, résumons notre étude sur l'homme et l'œuvre; dosons le tout pour la mémoire comme les traitements faciles à suivre de ce siècle de progrès.

Entre le dictionnaire et la terrible et ennuyeuse préface grave et embroussaillée de notes en manchettes et en bas de pages, prenons le juste milieu. Un prodigieux vivant aussi hâbleur, aussi fanfaron de vices et aussi infatué de vertus intimes que Restif de la Bretonne serait intéressant à fouiller, à déchiffrer, à dépister dans tous les coins où se masque sa vie; mais cet intérêt de chercheur serait bien égoïste et tous les érudits, comme les collectionneurs et autres sages monomanes, on ne l'a point assez remarqué, sont de purs égoïstes. Ils ne font grâce d'aucun détail aux malheureux lecteurs qui n'ont point vécu dans leur atmosphère de recherches, avec leurs alternatives de joie et de prostration; ils sont semblables à ces voyageurs qui cherchent à étonner des auditeurs indifférents par le récit de leurs voyages, et ils ne se doutent point de l'ennui qu'ils causent et de leur incommensurable égoïsme, comme ces hommes du monde dont parle Chamfort, qui ignorent le monde par la raison qui fait que les hannetons ne connaissent point l'histoire naturelle.

Concluons donc par cette simple esquisse littéraire de Restif—biographie au trait, étude linéaire et concise au possible.

II

Restif de la Bretonne, en exposant une de ses théories familières sur la façon de doter les enfants ab initio, écrivit à son sujet: «Je fus sans doute conçu dans un embrassement chaud qui me donna la base de mon caractère: s'il eût été accompagné de dispositions vicieuses, j'étais un monstre; la preuve de la pureté du cœur de mes parents, c'est ma candeur native.» Cet aveu mérite d'être enregistré au début d'une biographie aussi compliquée et aussi exceptionnelle que celle que nous avons à poursuivre, car il est hors de doute qu'avec son tempérament essentiellement sensuel et érotique, l'auteur du Pied de Fanchette eût été un monstre mille fois plus pernicieux que le célèbre marquis de Sade, si ses instincts d'impétueux Égipan n'avaient été traversés par un courant contraire et adoucis par une sensiblerie généreuse qui font de lui un être à part, quelque chose de bizarre et d'extravagant comme un maréchal de Retz au pays d'Astrée.

Nicolas-Edme Restif naquit à Sacy, près de Vermenton, dans cette contrée des lurons de basse Bourgogne, entre Auxerre et Avallon, le 23 octobre 1734 [U-11].

[U-11] La date de la naissance de Restif a été certifiée par la communication de l'acte de baptême de l'auteur, conservé dans les registres de la paroisse de Sacy et dont M. Sylvain Puychevrier a fourni copie dans un numéro du Bulletin du Bouquiniste (8e année, Ier semestre 1864, p. 492). Tous les biographes commettent l'erreur (propagée par Restif lui-même) de faire naître l'auteur de la Fille naturelle le 22 novembre 1734. Cette date, en effet, se trouve consignée dans les premières lignes de Monsieur Nicolas.

Voici cet acte: «Le vingt-trois octobre mil sept cent trente-quatre, nous, curé de Sacy, avons baptisé Nicolas-Edme, fils de maître Edme Restif, marchand, et de honneste femme Barbe Ferlet, les père et mère, né le même jour et de légitime mariage, lequel a eu pour parrain M. Restif minore (le frère de Restif, qui se préparait dans les ordres mineurs à devenir prêtre) et pour marraine honneste fille Anne Restif qui ont signé avec nous et les témoins: Restif; Anne Restif; E. Restif; Foudriat, curé de Sacy.»

Quant à l'orthographe même du nom de Restif, bien que dans l'à-propos de la Vie de mon père il soit dit: «Notre nom s'écrit indifféremment Rétif, Rectif ou Restif», nous adoptons, avec M. Assezat, l'orthographe régulière avant la réforme du XVIIIe siècle et écrivons Restif, ainsi que l'auteur signait couramment, comme on peut s'en convaincre dans un fac-similé de petit traité qui figure dans la monographie de Restif par Charles Monselet. (M. Charles Monselet a cependant adopté Rétif).

Son père, après avoir vécu quelques années à Paris en qualité de clerc d'homme d'affaires, était venu se donner à la culture à la ferme de la Bretonne. Il s'était marié deux fois et avait eu sept enfants d'un premier lit. Nicolas-Edme fut le premier-né d'un second mariage avec Barbe Ferlet de Bertro qui devait doter la Bourgogne de six autres petits Restifs. On voit que l'écrivain des Gynographes était d'une famille qui savait suivre les préceptes de la Bible et qu'il devait chasser de race.

«L'enfance de Nicolas ressembla à celle des autres petits paysans, dit M. J. Soury dans une charmante page de son étude remarquable; tout le jour il courait dans les prés et dans les bois de Nitry et de Sacy, il cherchait les nids, menait au champ et sur les collines prochaines, où l'air est très vif, les troupeaux de son père, et quand, le soir venu, il distinguait les murs blanchis de la petite ferme de la Bretonne, il hâtait le pas, trop lent à son gré, de ses moutons et de ses chèvres. C'était l'heure du souper: le père, la mère, les enfants et tous les gens de la ferme, les garçons de charrue, les vignerons, les servantes, s'asseyaient à la même table.

«Après le repas, le père de famille ouvrait sa Bible et en expliquait tout haut quelques chapitres. Quoiqu'on songe encore involontairement au tableau célèbre de Greuze, il n'y a pas moyen de révoquer en doute cette coutume dans la maison paternelle de Restif. Bien avant d'avoir lu la Bible, Nicolas la savait par cœur, surtout le Pentateuque, et il la mettait en action.»

Aussi, vers sa dixième année, il élève un autel de pierre dans une solitude sauvage et y offre en holocauste des oiseaux, comme un grand prêtre juif. «Je voyais, dit-il, avec des élans de dévotion tourbillonner la fumée de mon sacrifice que j'accompagnais de quelques versets de psaumes [U-12]

[U-12] Monsieur Nicolas, page 172 et passim.

«Ce grand prêtre juif était alors un enfant fort doux, très bon et d'une timidité presque maladive. Comme il avait la plus jolie figure du monde, les filles couraient après, l'embrassaient malgré lui, à la sortie de la messe, aux heures où les garçons de son âge jouaient devant les métairies ou dans les granges; Nicolas ne savait comment échapper à ses persécutrices. Il fuyait, plus léger qu'un jeune faon, sans prendre garde aux rieuses qui criaient: «V'la qui monsieur Nicolas! V'qui l' sauvége!»—«C'ô in chevreu», disaient les hommes; «il ôt dératé», répondaient les femmes. A le voir, au moindre mot, baisser en rougissant ses grands yeux aux longs cils, les parents disaient au père et à la mère: «C'est une fille modeste que votre fils; êtes-vous sûrs de son sexe?»

Lui-même avoue qu'il était femme par la sensibilité, l'excitabilité de son imagination.

«Encore quelques jours et, dès onze ans, M. Nicolas deviendra un embrasseur redoutable qui, à son tour, mettra en déroute les folles embrasseuses. Il ne fera pas bon pour elles de le rencontrer sur les chemins, surtout les jours de fête, avec son chapeau neuf, sa chemise à manchettes, son habit rouge, sa veste et sa culotte bleu céleste, chaussé de fins bas de coton, avec des escarpins aux boucles fort antiques et très éblouissantes.»

Le sensible Restif, en dépit de la fréquente école buissonnière qu'il faisait aux beaux jours d'été, étudiait de son mieux pendant l'hiver à l'école de maître Jacques à Vermenton. A peine sut-il lire couramment qu'il fut pris d'une fièvre intense de savoir, et comme les braves femmes du village, les ouvriers de la ferme s'extasiaient devant la facilité et l'ardeur savante du petit Nicolas qui récitait tout haut ses lectures au premier venant, son père le mit en pension à Joux où il ne resta que peu de temps, y ayant pris la petite vérole dont il faillit mourir.

A peine rétabli, il fut décidé qu'un cousin de Nicolas, Jean Restif, avocat à Noyers, une des lumières de la famille, viendrait interroger l'enfant et déciderait de sa vocation d'après les aptitudes qu'il lui reconnaîtrait. Ce Jean Restif, homme respectable et d'une austère vertu (selon les termes mêmes de M. Nicolas), arriva pour la fête de Sacy, mis plus que simplement, un vieil habit de drap gris, ses souliers coupés à cause des cors aux pieds, et il se prit aussitôt à interroger son petit cousin: «Que lisez-vous?—La Bible, monsieur l'avocat, et mon père nous la lit tous les soirs [U-13].» Et voici le jeune homme bavardant avec son grand cousin Jean, lui faisant part de ses remarques sur la Bible, contant ses autres lectures, émettant ses idées avec timidité d'abord, puis avec une grande assurance, tant et si bien que lorsque le brave père de Restif demanda à l'austère examinateur: «Que pensez-vous... en ferai-je un laboureur?» celui-ci répondit: «Non!»—«En ferai-je un prêtre comme son aîné?»—«Moins encore, répondit le juge, il aime les femmes; comme la pauvreté, qui n'est pas vice, tient les pauvres toujours à la veille d'être fripons, ce penchant à l'amour peut devenir néfaste; donnez une solide instruction au petit cousin, puis après nous verrons.»

[U-13] Les Restif (d'après une note de M. Assezat) avaient, lors de la Réforme, embrassé la religion protestante. Une partie de la famille s'était expatriée lors de la révocation de l'édit de Nantes; l'autre, à laquelle appartenait la branche dont sortait notre auteur, était revenue au catholicisme lors des Dragonnades. On y avait cependant conservé, comme on le voit, l'une des plus caractéristiques habitudes du protestantisme, la lecture de la Bible.

Nicolas fut, en conséquence, conduit par le coche à Paris, chez l'un de ses frères d'un premier lit, l'abbé Thomas, précepteur chez les jansénistes de Bicêtre; il y fut nommé «frère Augustin» et porta la soutane et le camail comme tous les petits curés de l'endroit. Le voici donc au sortir de la vie ensoleillée des champs, claustré dans la monotonie des exercices religieux, n'ayant pour toute lecture que des œuvres jansénistes telles que les Provinciales, les Essais de Nicole, la Vie et les Miracles du diacre Pâris, ouvrage d'une gaieté douteuse pour un adolescent plein de pétulance et d'imagination. Par bonheur, à ce qu'il raconte, quelques sœurs firent tout au monde pour perdre son âme, et il laisse sous-entendre qu'il put prendre sa revanche des coups de férule de l'abbé Thomas en goûtant le bonheur dans les bras des tendres Mères.—L'exil de Nicolas dura peu, les jansénistes de Bicêtre furent persécutés et dispersés et «l'ex-petit prêtre Augustin» revint en Bourgogne chez son autre frère, le curé de Courgis, un brave et saint homme adoré de ses ouailles.

Restif de la Bretonne approchait alors de sa quinzième année et dès ce moment nous voyons les événements de sa vie se précipiter et ses aventures amoureuses naître et se succéder avec une rapidité qui semble défier l'analyse, tant ces amours et amourettes innombrables foisonnent de détails. Restif a tissé avec sa propre existence le canevas de plus de cent romans et écrit un millier de contes et nouvelles, vécues par lui-même, selon le mot du jour. Qu'on juge de la discrétion qui nous est recommandée, de la concision dont il nous faut faire preuve dans ce modeste avertissement au Pied de Fanchette qui ne peut être qu'une brève causerie familière.

Voici d'abord Jeannette Rousseau, la fille du notaire de Courgis, le grand amour idéal qui poursuit Nicolas à toutes les étapes de son existence passionnée; cette Jeannette dont il rêvait encore avant de mourir et sur laquelle il écrivit ces lignes: «Jeannette Rousseau, cet ange sans le savoir, a décidé mon sort. Ne croyez pas que j'eusse étudié, que j'eusse surmonté toutes les difficultés parce que j'avais de la force et du courage. Non! je n'eus jamais qu'une âme pusillanime, mais j'ai senti le véritable amour. Il m'a élevé au-dessus de moi-même et m'a fait passer pour courageux, j'ai tout fait pour mériter cette fille dont le nom me fait tressaillir à soixante ans après quarante-six ans d'absence... Oh! Jeannette, si je t'avais vue tous les jours, je serais devenu aussi grand que Voltaire et j'aurais laissé Rousseau loin derrière moi, mais ta seule pensée m'agrandissait l'âme, ce n'était plus moi-même, c'était un homme actif, ardent, qui participait au génie de Dieu.»

Après cette Jeannette tant chantée, voici Marguerite, la servante de son frère le curé, puis la céleste Colette, la Mme Parangon, femme de l'imprimeur d'Auxerre [U-14], où Restif fit son apprentissage vers la seizième année, et plus tard la célèbre Septimanie, comtesse d'Egmont, Zéphire la charmante grisette, tour à tour vêtue d'indienne et de taffetas rose, Sara, Suadèle, Henriette et tant d'autres, sans compter les mésaventures du mariage de notre héros avec Agnès Lebègue. Comment narrer une existence si pleine d'épisodes et d'aventures incroyables, si remplie, si touffue! Ce serait refaire les Confidences de Nicolas ou dépasser en étendue et en intérêt peut-être les Mémoires du charmant aventurier Casanova; mais reprenons notre récit hâtif.

[U-14] La famille de cet imprimeur existe encore à Auxerre, et il y aurait ici indiscrétion à révéler le nom de Mme Parangon.

Restif ne resta pas de longues années chez son frère le bon curé de Courgis. En juillet 1751, il fut reçu comme apprenti chez un grand imprimeur d'Auxerre dont il déguisa le nom à l'aide d'un terme typographique en l'appelant M. Parangon. Cette période de sa vie, de 1751 à 1755, où il vint à Paris, reste assez obscure; sa passion pour Mme Parangon et ses amourettes avec quelques belles filles auxerroises semblent remplir ces quatre années. Dans le Cœur humain dévoilé, le jeune typographe trouve le moyen de nous attendrir durant de longs chapitres sur Edmée Sévigné, Manon Prudhot, Madelon Baron, Marianne Tangis, Rose Lambelin, Fanchette, sa fiancée et autres aimables damoiselles dont nous ne saurions compter ici les aventures. Il vint à Paris par le coche en 1755 et le pauvre Nicolas commença une lutte terrible contre l'adversité, les tentations et la misère de la grande ville. Il était entré comme ouvrier compositeur à l'imprimerie du Louvre; mais la corruption des milieux qu'il fréquentait le soir après le travail ne tardèrent pas à le gangrener dans l'âme. Selon son biographe Monselet, on le rencontrait dans les caves du Palais-Royal, repaire des militaires et des comédiens de province, contant fleurette aux nymphes de comptoir, ou bien joyeusement assis au cabaret de la Grotte Flamande, mangeant une fricassée de petits pois entre Aline l'Araignée et Manette Latour. «Il faudrait, s'écrie l'auteur de la Lorgnette littéraire, la plume d'Homère pour tracer le dénombrement des maîtresses de l'inconstant Bourguignon; avec lui les aventures galantes se succèdent sans intervalle; son cœur n'est jamais vide, et la blonde s'y rencontre souvent en même temps que la brune. Sur la fin de sa vie, lui-même s'est mis à faire son calendrier amoureux, une patronne par jour, trois cent soixante-cinq au dernier décembre et les plus belles filles du monde, des marchandes, des grisettes, quelquefois même des grandes dames; puis, une fois son calendrier terminé, voilà que Restif se trouve sur les bras un excédent de soixante et quelques femmes.»

Après des déboires sans nombre, et en dernier lieu accablé par la rupture de son mariage fictif avec une Anglaise, Henriette Kircher, qui s'était fait passer à ses yeux lui pour une riche héritière, Restif revint à Auxerre, à Courgis, à la Bretonne; puis il part pour Dijon où il travaille dans une imprimerie, revient à Paris et se marie enfin, sérieusement cette fois, à Auxerre avec Agnès Lebègue, le 22 avril 1760.

«J'étais beau ce jour-là, écrit-il en évoquant ses souvenirs; j'étais beau ce jour de ma mort morale; on loua ma figure en disant qu'Agnès ne me méritait point. Arrivé à l'église, le fatal serment du mariage fut prononcé. Un mot frappa mon oreille au moment où, levant les yeux sur ma cousine Edmée, je la voyais en prière à l'écart: Enfin la voilà donc mariée! et moi je pensais tristement: «Infortuné! te voilà donc lié!... Je revins de l'église avec le sentiment que j'étais perdu et je l'étais...»

Restif marié, c'était l'enfer. Après avoir payé les dettes criardes de sa femme, il s'établit de nouveau à Paris, où il reprit du travail chez la veuve Quillau, à l'imprimerie Royale.

Nous laisserons sous silence les discordes du nouveau ménage, le mari inconstant, la femme infidèle et de plus bel esprit, les luttes infinies et nous comprendrons que M. Nicolas ait abandonné pour une certaine Rose Bourgeois l'infâme Agnès, comme il la nomme. Aussitôt libre, ses amours reprennent, l'incroyable satyre ne se lasse pas ou plutôt c'est à croire avec un de ses biographes qu'il ne pouvait voir aucune femme sans s'imaginer qu'elle l'aimait et sans écrire une relation imaginaire de ses amours. Selon M. Jules Soury, avec lequel nous serions volontiers d'accord, notre romancier, qui finit par tomber dans le délire des persécutions, fut toute sa vie un de ces aliénés que le docteur Lasègue appelle exhibitionniste; il exhibait plus ou moins toute sa personne devant les devantures des marchandes de modes ou dans les escaliers obscurs des maisons où il poursuivait ses singulières bonnes fortunes.

En 1767, Restif se révèle littérateur et publie la Famille vertueuse, le premier ouvrage de cette série d'œuvres incroyables qui devaient se succéder avec une si grande rapidité, que nous sommes forcés ici d'abandonner l'écrivain pour terminer à bon terme la biographie de l'homme même. Ce premier essai n'avait pas été heureux, mais il put se rattraper vers la quarantième année par le Pied de Fanchette, le Paysan perverti et les Contemporaines, qui lui acquirent toute sa célébrité. Recherché avec curiosité de tous côtés, invité partout, Restif n'en devint que plus misanthrope.

«C'était alors, écrit M. Soury, un homme de taille moyenne et un peu courbé, d'allure timide et réservée, presque cléricale, car l'ancien enfant de chœur de Bicêtre avait gardé le pli et les manières de sa première éducation; les yeux et les sourcils fort longs, qui, dans la vieillesse lui donnèrent l'aspect d'un hibou, étaient encore noirs; la bouche charmante et fine, avec le nez aquilin des Restif. A le voir dans ses habits d'ouvrier, les bras nus, la poitrine velue, on admirait un torse d'une rare puissance et qui eût pu convenir à une statue d'Hercule. Sa capacité de travail était prodigieuse: en six ans, il imprima quatre-vingt-cinq volumes dont il lut trois fois les épreuves. De 1767 à 1802, Restif a publié deux cents volumes; il pouvait donc écrire un demi-volume par jour.

«Ce n'était pas seulement le descendant d'une forte race de paysans, c'était un sobre et vigoureux athlète, qui sans un point vulnérable eût été un anachorète. Il mangeait peu et ne buvait jamais de vin. «En toute ma vie, a-t-il écrit, un repas, quel qu'il fut, n'a jamais troublé ma tête au point de m'ôter le goût du travail.» Il lui est arrivé de mettre vingt ans le même vêtement; on lui voyait toujours une vieille redingote bleue «l'aînée de ses habits»; pour courir les rues, il se couvrait d'un lourd manteau à collet de très gros drap noirâtre, qui lui descendait à mi-jambes; il se sanglait au milieu du corps comme une bête de somme; un grand chapeau de feutre à larges bords, comme on le voit aux estampes de ses Nuits de Paris, lui couvrait toute la figure. D'ailleurs peu de chemise et point de soins de toilette. Cubières-Palmaiseaux raconte qu'il rencontra Restif avec une barbe extrêmement longue et inculte: «Elle ne tombera, dit l'homme aux idées singulières, que lorsque j'aurai achevé le roman auquel je travaille.—Et si ce roman est en plusieurs volumes?—Il sera en quinze!»

Tout Restif est là, volontaire et dédaigneux comme Rousseau.

Nous voudrions suivre Restif dans ses relations mondaines et littéraires, le surprendre dans ses logis divers, le montrer pendant la Révolution où il joua un rôle curieux et déploya un grand enthousiasme républicain; présenter ses retours conjugaux vers Agnès Lebègue et son divorce prononcé pendant la Terreur, le juger pendant sa vieillesse; mais la place nous manque, quelque succinct que nous puissions nous montrer et nous voici contraint d'enregistrer la date de sa mort en regrettant de n'avoir pu complètement effleurer le récit de sa vie.

Restif de la Bretonne mourut à l'âge de soixante-douze ans, le 8 février 1806 vers midi, dans une maison de la rue de la Bûcherie. Cubières-Palmaiseaux, un honnête écrivain prud'homme, fit sur l'auteur de tant d'œuvres singulières ce quatrain de mirliton funèbre.

Pénétré d'ardeur pour le bien,

Et brûlant d'amour pour la gloire,

Il monta, non sans peine, au temple de Mémoire,

Fut bon ami, bon père et sage citoyen.

Restif avait eu, en effet, deux filles de son déplorable mariage; Agnès et Marie-Jeanne, la première fut mariée à un sieur Augé, puis à Louis Vignon; la seconde épousa un de ses cousins et conserva ainsi le nom de Restif.

III

Le Pied de Fanchette fut le premier succès littéraire de Restif.—La Famille vertueuse et Lucile ou le progrès de la vertu, précédemment publiés, n'avaient rapporté à leur auteur ni honneur ni profit. Dans la Revue de ses ouvrages [U-15], l'historien de Fanchette s'exprime ainsi à son sujet: «Ce petit roman qui eut beaucoup de succès est l'histoire de la jeune marchande de la rue Saint-Denis (Mme Lévêque) à laquelle il est dédié.—Il est inutile de rien dire de l'intrigue: elle est fort commune; mais ce qui la singularise, c'est que tous ces événements sont occasionnés par le joli pied de l'héroïne et ces événements sont très multipliés. Les trois premiers chapitres, qui sont une espèce de préface, ont été très goûtés. Cependant feu M. Fréron refusa de l'annoncer comme étant un peu libre. On l'a plusieurs fois contrefaite en province.»

[U-15] Revue des ouvrages de l'auteur, 1784. Cette revue aurait pu être faite par Grimod de la Reynière fils, comme le pense M. Paul Lacroix, d'après les notes fournies par Restif.

On voit que Restif ne se faisait aucune illusion sur la valeur littéraire de son ouvrage; bien plus, d'après une réponse à un littérateur allemand qui lui mandait le succès de ses livres en Allemagne, il se montre juge de lui-même encore plus sévère dans ce passage d'une lettre datée du mois d'août 1778 [U-16]: «Je vous avoue qu'il est des œuvres que je suis fâché qu'on ait traduites; le Pied de Fanchette est un ouvrage manqué depuis le quatorzième chapitre; le succès qu'il a eu ici et quatre éditions ne m'en font pas accroire... J'ai fait une seconde édition du Pied de Fanchette un peu meilleure que la première, en deux volumes au lieu de trois, mais sans avoir rien retranché; au contraire, elle commence par un Avertissement d'une page qui n'est ni dans la première, ni dans la seconde édition, ni dans les contrefaçons.»

[U-16] Cette lettre se trouve à la fin du tome XIX de la seconde édition des Contemporaines (1781 et années suivantes); à la fin de ce tome XIX se trouvent 55 feuillets non chiffrés qui renferment des correspondances particulières d'un grand intérêt. La lettre qui nous intéresse est adressée à M. J.-A. Engelbrecht et porte le no 19 de ce dossier épistolaire.

La première édition du Pied de Fanchette ou l'orpheline française parut en 3 volumes petit in-12, en 1769 sous cette rubrique: Imprimé à la Haie (sic) et se trouve à Paris chez Humblot, libraire, rue Saint-Jacques, près Saint-Ivès.—Quillau, imprimeur-libraire, rue du Fouarre. Cette édition, tirée à mille exemplaires avec dédicace, tables et notes imprimées en rouge, est celle qui a servi de copie, comme étant la plus intéressante, à la réimpression que nous donnons aujourd'hui.

La seconde édition, deux parties en deux volumes, parue cette même année 1769, à Francfort et à Leipzig en Foire, ne doit être considérée que comme une contrefaçon imprimée en Suisse, et ce n'est guère qu'en 1776 que nous retrouvons le Pied de Fanchète (sic) ou le soulier couleur de rose (variante à l'Orpheline française) en édition nouvelle (2 parties en 1 volume), revue par l'auteur.—Dans cette édition les changements sont assez nombreux. Outre les trois parties réunies en deux, les intitulés des chapitres différent entièrement de l'édition primitive, et ces chapitres ne sont plus qu'au nombre de 52 au lieu de 53.—A la fin de la préface, Restif a ajouté, après s'être excusé sur ses chagrins domestiques des fautes de l'auteur dans la première édition:

«Très indulgents lecteurs et très aimables lectrices, ce fut à la veille du mariage de Fanchette que l'éditeur de la véridique histoire que vous achevez entrevit cette belle chez la marchande de modes et que son joli pied, chaussé d'un soulier rose à talon vert, fut pour lui la divine Clio: on essayait à la fiancée sa parure pour le lendemain et celle qui nomma Fanchette était Agathe.—La clarté est le premier devoir d'un écrivain; j'y ai satisfait. Adieu.»

Une quatrième édition, imprimée à la Haye en 1786, n'offre, en dehors des gravures, aucune autre différence avec la seconde, que cette particularité du nom de Mme Lévêque imprimé en toutes lettres dans la dédicace; quelques corrections et suppressions à signaler et un extrait du Tableau du Siècle, de Nolivos de Saint-Cyr, ajouté à la note 61.

Il faut prêter quelque attention à une note publiée il y a quelques années par M. Assezat au sujet de cette édition [U-17], qui reconnaît à des indices certains, mais trop longs à énumérer ici, que cette date de 1786 est fautive et que cette réimpression n'a pu être faite qu'en 1794.

[U-17] Voir Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 7e année, no 152, 5 septembre 1874, p. 517. Cet article est signé Aszt, lire: Assezat.

La cinquième et dernière édition du roman de Fanchette que nous puissions enregistrer fut donnée par Cordier et Legras, rue Galande, no 50, en 1801, 3 volumes in-18 avec le titre correct et le sous-titre: Cinquième édition, revue, corrigée et augmentée de plusieurs anecdotes curieuses et amusantes.—Pougens rendit compte de cette réimpression dans sa Bibliothèque française (1re année; no 6, p. 190).

Lorsque nous aurons parlé d'une comédie intitulée Marianne dont le sujet est tiré du Pied de Fanchette et qui fut représentée sur un petit théâtre de la rue de Provence le 5 février 1776, que nous aurons ajouté qu'une traduction allemande parut à Hambourg en 1777, in-8o, et que nous aurons enfin mentionné la traduction espagnole: El pié de Franquita, Paris, Rosa, 1834, 2 volumes in-18, nous penserons avoir épuisé la nomenclature historique de l'ouvrage dont nous donnons une édition qui sera sans doute définitive et qui n'aurait point sa raison d'être si elle ne rentrait dans le cadre de nos Petits conteurs du XVIIIe siècle.

IV

La passion de Restif pour les pieds mignons et les jolies petites chaussures bien cambrées et à hauts talons fut un de ses goûts esthétiques les plus singuliers, et c'est assurément la hantise la plus persistante dont il fut obsédé au cours de sa vie aventureuse et galante. Binet avait beau s'évertuer à trouver des chaussures impossibles, des mules d'une délicatesse inouïe, des coquets souliers d'une grâce adorable dans les dessins qu'il destinait à l'illustration de ses livres, jamais il ne parvint à réaliser l'idéal du pied rêvé par l'ardent romancier. Restif retouchait lui-même ses dessins jusqu'à leur enlever toute proportion d'ensemble pour mieux arrêter l'exiguïté des petits pieds de ses héroïnes; cette passion dégénérée en idée fixe, en monomanie incurable, le poussait à s'emparer des mules charmantes qu'il rencontrait, avec la pensée d'augmenter une collection déjà considérable qu'il eût voulu voir mettre avec lui au tombeau. Dans ses courses à travers les rues et les faubourgs de Paris, il tenait toujours les yeux en éveil sur la démarche des grisettes, des nymphes ou des moindres trottins de modistes et c'est ainsi qu'il trouva le sujet du Pied de Fanchette dans une de ses promenades d'amateur passionné.

«Je passais un dimanche matin dans la rue Tiquetonne, raconte-t-il dans Monsieur Nicolas [U-18], j'aperçus une jolie fille en jupon blanc, encore en corset, chaussée en bas de soie avec des souliers roses à talons hauts et minces, genre de chaussure qui faisait infiniment mieux la jambe aux femmes que la mode actuelle. Je fus enchanté; je m'arrêtai, la bouche béante, à la considérer... En chemin je fis le premier chapitre de l'ouvrage: Je suis l'historien véridique des conquêtes brillantes du pied mignon d'une belle, etc. Je mis la main à la plume dès le lendemain. Mon imagination se trouvant un peu refroidie, je sortis pour revoir ma muse... Dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis la fontaine des Innocents, j'aperçus une femme dont le pied était un prodige de mignonnesse. Aussi était-il chaussé d'une jolie mule d'étoffe d'or faite par le plus habile artiste de la capitale... Je la suivis jusqu'à l'église du Sépulcre, où elle entra, et je revins chez moi plein de verve. J'allai en deux jours au quatorzième chapitre.» Et dix jours après, eût pu ajouter Restif, le volume était terminé et dédié à Mme Lévêque, femme du marchand de soieries dont l'enseigne était la Ville de Lyon, vis-à-vis des Innocents. La belle Mme Lévêque avait, si nous en croyons la chronique du temps, le plus joli pied de Paris.

[U-18] T. X, p. 2716 et suivantes.

On ferait, comme le remarque fort bien l'érudit bibliophile Jacob, un ouvrage entier et des plus singuliers en se bornant à extraire des livres de Restif tout ce qui concerne son goût, sa passion pour les jolis pieds et les jolis souliers de femmes. Il suffirait de lire quelques-unes des notes qui se trouvent à la fin de ce livre pour convaincre le lecteur du sentiment profond qu'éprouvait notre auteur au sujet de ces souliers hauts qui affinent la jambe et sylphisent tout le corps, selon son mot. Dans les Nuits de Paris (IVe partie, LXXIe nuit, pages 779 et suivantes), nous recommandons le chapitre intitulé la Mule enlevée qui se rapproche assez, par certains côtés, du roman que nous publions.

Le Pied de Fanchette, qui parut anonyme, fut le premier ouvrage de Restif qui commença sa réputation, et, bien que les journaux aient dédaigné de s'occuper de cette nouveauté non signée, elle fit grand bruit dans les salons et dans tous les cercles littéraires de Paris où on s'ingéniait à en découvrir l'auteur. Il se vendit plus de cinquante exemplaires par jour de cette première édition qui fut bientôt épuisée. Pour l'époque où il parut, ce livre était présenté sous une forme nouvelle, avec une orthographe bizarre, dans un style original qui rompait avec les traditions à la mode. Restif, nous l'avons vu plus haut, ne fut pas grisé par ce succès et il fut le premier à reconnaître les nombreuses imperfections de son œuvre. «Mon but dans cet ouvrage, dit-il en note, n'est pas de peindre en grand; je laisse à mes maîtres, aux hommes célèbres, les grands tableaux; je vole terre à terre; mes héros sont pris dans la médiocrité.»

Pour nous, le Pied de Fanchette ne vaut guère mieux que quelques-uns des sombres et ridicules romans de Ducray-Duminil, de Corbière ou de Mme Cottin, et si, dans nos publications de Petits Conteurs, nous nous sommes souvent laissé entraîner à réimprimer certains ouvrages par un sentiment littéraire de grande sympathie ou même d'enthousiasme sincère, tel n'est point ici notre cas. Nous avons jugé cependant que Restif de la Bretonne méritait une place dans notre galerie et nous n'avons point trouvé, dans son bagage immense, une seule œuvre d'honnête dimension qui représentât mieux que le Pied de Fanchette l'originalité même de l'auteur, et peignît en même temps cette singulière école fantastique, fausse et sentimentale de la fin du XVIIIe siècle sur l'imagination de laquelle nos dramaturges ont effrontément vécu en faisant pleurer nos pères et, ne craignons pas d'ajouter, nos contemporains par la mise en scène de mélodrames tels que la Grâce de Dieu et, plus récemment, les Deux Orphelines. Le roman de Fanchette se rapproche du roman de Justine; ce sont les mêmes malheurs de la vertu, moins les monstruosités sanguinaires du vicieux marquis de Sade. C'est bien le type du roman et de l'affabulation maladive qu'on retrouve partout vers la fin du dernier siècle; c'est le chef-d'œuvre, si l'on veut, d'une école de mauvais goût, mais encore, à tous ces titres, il rentrait dans notre programme de le ranger dans une collection où nous prétendons apporter tous les genres d'invention littéraire au XVIIIe siècle et échantillonner, en quelque sorte, les différentes manières de conter et les coloris divers du style dans ce domaine des petits romans allégoriques, satiriques ou réalistes, éclos en pleine fantaisie.

On pourra juger de nos petits conteurs lorsqu'ils seront au complet et présenteront dans leur ensemble une surface assez large à la critique.

Nous avons apporté peu de changements à l'orthographe insensée de l'homme aux idées singulières, rêveur d'un Glossographe ou la langue réformée; nous eussions craint, en agissant autrement, de porter atteinte à l'originalité de l'écrivain compositeur et prote, et de diminuer la saveur et la curiosité d'une œuvre pour ainsi dire photographiée sur l'édition originale. L'orthographe et le style de Restif se tiennent et sont des signes typiques de cet ingénieux réformateur. Si l'on peut faire, d'après Buffon, le diagnostic moral de l'homme par le style, l'orthographe et le style de Restif de la Bretonne ne peuvent que prêter doublement à la constatation de sa folie particulière et l'on ne saurait les désunir.

On pourra donc, en lisant cette réimpression textuelle, suivre et comprendre les excentricités calculées du système d'orthographe de M. Nicolas; système très compliqué, où le cicéro, la gaillarde, le petit-romain, l'F remplaçant le PH, le C cédant la place à l'>S et l'accent aigu foisonnant, hérissent son texte d'imprévu, déroutent un instant le lecteur et finissent presque par l'accoutumer, sinon par le convaincre au désordre magistral de cet écrivain-typographe, dont quelques innovations eussent mérité d'être mises en pratique par une majorité trop routinière.

Nous avons placé en tête de cette édition un portrait inédit de Restif, à l'âge de ses amours les plus folles, avant l'apparition de ces rides et de cette alopécie frontale qui font de son visage, dans les gravures connues, une tête de fauve oiseau de proie. Il fallait présenter l'auteur du Pied de Fanchette, l'amoureux des tailles guêpées et des souliers aux fines cambrures sous un aspect moins sinistre. Le portrait que nous donnons est très authentique; il est tiré d'une des nombreuses compositions de Binet, qui, on le remarquera en contemplant avec attention les suites de gravures destinées à l'œuvre de l'auteur des Contemporaines, excellait à mettre en scène assez fréquemment le romancier en personne et à le représenter dans l'action qu'il décrit.

Si nous avons donné peu de développement à cette esquisse littéraire, c'est, nous le répétons, en raison du rôle si mouvementé de ce remuant remueur d'idées, qu'on a peine à suivre dans l'action terrible de sa vie, qui a consacré près de seize volumes à dévoiler son être, sans parvenir à anatomiser son moral au complet et qui enfin termina l'introduction de ses confessions par ces mots qui finiront cette manière de préface: «Ulciscetur, si perficitur, omnia damna nostra! Quando veniet? Nescio: Sua cuique vita obscura est.»

Octave UZANNE.
Paris, le 10 mai 1879.

XLI XLII XLIII

XLIV

LE PIED
DE
FANCHETTE,

ou

L'ORFELINE
FRANÇAISE;

HISTOIRE INTÉRESSANTE ET MORALE.


Une jeune chinoise avançant un bout du pied couvert et chaussé, fera plus de ravage à Pékin, que n'eût fait la plus belle fille du monde dansant toute nue au bas du tazgète.
Œuvres de J.-J. Rousseau, t. IV, p. 268.


Si je n'avais eu pour but que de plaire, le tissu de cet ouvrage aurait été différent: Fanchette, sa bonne, un oncle et son fils, avec un hypocrite, suffisaient pour l'intrigue; le premier amant de Fanchette se fût trouvé fils de cet oncle; la marche aurait été plus naturelle, le dénoûment plus saillant et plus vif: MAIS IL FALLAIT DIRE LA VÉRITÉ.

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