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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XLVIII
Où les atrocités retombent sur leurs auteurs.

De Lussanville et tous ses amis se levèrent de grand matin, sans en excepter Satinbourg lui-même. Cet heureux époux de la jeune Agathe, que l'amour venait de combler de ses faveurs délicieuses, ne comprenait rien à la froideur de Valincourt. «Vous êtes surpris, lui dit sa jolie compagne: mais vous ne savez pas tout. Apatéon—Comment!—Oui.—Serait-il possible, grand Dieu!—Malheureusement.» Si mon lecteur n'était instruit, cette conversation ne serait pas des plus claires: mais c'est ainsi que s'expliquent les nouvelles mariées; elles sont laconiques: la matière leur est présente: elles croient que tout le monde doit comprendre à demi-mot. «Hélas! répliquait le jeune marchand, que je les plains!... Cependant cela ne m'arrêterait pas.»

Bientôt on se rassemble: on devait aller se présenter devant le magistrat; on vole au couvent de Fanchette. On la trouve parée des mains de sa chère Adélaïde. Jamais elle ne fut si touchante. Ses beaux cheveux, qui recevaient d'une frisure assortissante les plus gracieux contours, n'étaient point déguisés par des poudres rousses: on les voyait tels qu'ils étaient, parsemés de fleurs, retenus par l'ivoire et les diamans, formans de longues tresses, qui recouvrent son chignon: Sur un corset qui pince la taille la plus fine, elle avait une robe dont le tissu, argent et soie, éblouissait la vue, élégamment garnie, séyante, et de la meilleure feseuse: son joli pied était chaussé d'un soulier de perles, qu'attachait une boucle brillante, oblongue, en lacs-d'amour [G], du dernier gout.

[G]: Ce sont celles que monsieur Apatéon avait imaginées.

Et d'où Fanchette avait-elle cette parure?... Lussanville, avant son voyage de bayonne, l'avait commandé, de concert avec Néné: à son retour, tout cela se trouva fait, et des l'instant qu'il fut libre, il fit porter ces belles choses au couvent de Fanchette. Et pourquoi se parait-elle?... Cher et curieux lecteur, les mémoires où j'ai puisés ne disent rien de ses motifs: Mais, si vous le voulez, je ferai comme les autres historiens mes confrères, je vous donnerai mes conjectures pour des réalités: et je vous dirai, Que toutes les femmes, même les plus honnêtes et les plus sages, étant un peu coquettes, Fanchette ne voulait paraître devant le magistrat qu'avec tous ses avantages: Ou, qu'indignée contre de C** et d'A**, qui n'avaient jamais eu de vues légitimes, elle voulait montrer qu'ils auraient pu s'honorer d'un si beau choix: Ou, qu'elle se parait pour faire mourir de rage monsieur Apatéon, qu'elle allait braver: Ou, pour faire envier à tout le monde le sort d'un amant qu'elle adorait. Ou... Cher lecteur, imaginez à votre tour des motifs, je vous donne carrière; ils seront bien peu fondés, s'ils ne le sont autant que les miens.

On ne pouvait se lasser d'admirer la belle Florangis: Agathe, avec des transports plus vifs, un air plus mignard, plus fin et plus tendre que la veille, lui donnait mille baisers; Lussanville tressaillait; et la bonne Néné balbutiait entre ses dents: Je me poignarderais à présent, si le comte... L'on part. En chemin, Satinbourg disait à l'amant d'Adélaïde: «Non, je n'hésiterais pas: vous êtes sûr d'être aimé: la faute fut involontaire: l'audace d'un scélérat doit-elle donc rendre malheureux deux jeunes amans faits l'un pour l'autre? Je dis plus: Si la belle Adélaïde s'était oubliée, et que séduite par le gout d'un moment, ou bien entraînée par... qu'elle eût consenti: mais que bientôt le repentir succédant, elle vous eût rendu son cœur, il serait dur et cruel de ne pas se laisser toucher. Vous êtes dans un cas bien différent; elle est innocente; vous n'en pouvez douter.» Valincourt, sans répondre, baissait les yeux. Mes lecteurs sauront bientôt le dénouement de son avanture. Et l'on arrive.

Lussanville et la belle Florangis entrèrent les premiers; Agathe et Satinbourg les suivaient; le gouverneur et la bonne Néné; la marchande de modes, avec une douzaine de ses filles; Valincourt, l'air agité, morne, les yeux collés à terre, la rougeur sur le front, terminait la marche. Le magistrat les reçut avec cette honnête affabilité qui ne l'abandonne jamais. Il avait à la main l'écrit de la veille, dont il venait d'achever la lecture. Il fit de nouvelles questions à chacun d'eux, à l'exception de la belle Florangis, à laquelle il n'adressa que des complimens flateurs, sans lui dire un mot de l'affaire que l'on traitait. Malgré lui ses regards allèrent chercher ce pied charmant, que ses conquêtes avaient rendu célèbre: il sourit. Ensuite il tint ce discours:

«Vos adversaires vont paraître: Croyez que sous le gouvernement sage qui nous régit, il est impossible au crîme de se cacher longtems. J'étais parfaitement instruit, avant même que monsieur Apatéon me présentât sa dernière requête; et l'on me rendait un compte exact de toutes ses démarches, depuis que la première m'avait fait concevoir quelques soupçons... Vous, dit-il à Néné, montrez-moi l'écrit que vous avez du père de mademoiselle Florangis.» Et la bonne le présente. «Cet acte autorise, continua-t-il, tout ce que vous avez fait: Je loue vos soins. Et vous, dit-il au vieillard Kathégètes, d'où vient ne vous adressates-vous pas à moi, dês la première fois que votre élève disparut? les magistrats sont les pères et les défenseurs-nés de tous ceux que l'on oprime. Vous, monsieur de Lussanville, vous avez commis des imprudences, qui seraient punissables, si vos adversaires n'avaient toujours été les agresseurs; ou si même vous n'aviez été trop grièvement outragé, pour que vous pussiez règler vos démarches suivant les règles de la modération: Desormais, évitez les méchans: la vertu la plus pure se tache avec eux, et l'on doit plutôt les fuir que de les combattre. Pour monsieur Valincourt, son affaire est embrouillée: il voudra bien me donner des éclaircissemens plus amples en présence de son adversaire.» Le magistrat parla de Dolsans à la marchande de modes; on vit qu'il n'ignorait rien. Enfin il vint à Fanchette: il aprouva sa conduite en tout: «Vous ferez, mademoiselle, lui dit-il, un modèle pour votre sexe, et tous les parens doivent demander au ciel des filles qui vous ressemblent.»

Ces mots étaient à peine achevés, que l'on annonça le comte d'A**, le marquis de C** et le modeste Apatéon. Leur étonnement ne fut pas médiocre, lorsqu'ils aperçurent, en entrant, la nombreuse assemblée qui les attendait. Apatéon, surtout, voyait dans chacune des filles que la marchande avait amenées, des témoins de la violence qu'il avait faite à la jeune Agathe. Le magistrat entretint quelque tems en particulier les trois coupables: on les vit rougir et pâlir tour à tour. Mais surtout rien n'égalait le comique de la rampante figure d'Apatéon, lorsqu'il vit toutes ses noirceurs dévoîlées, et prêtes à être exposées au grand jour: Il avait les mains jointes; le corps panché; le regard éperdu; poussait de douloureux soupirs; levait les yeux au ciel avec l'expression de la rage et du desespoir; les ramenait tristement sur Fanchette; retenait ses larmes; répondait en s'inclinant jusqu'à terre le plus benignement qu'il était possible: Mais toutes ses grimaces devenaient inutiles; il était démasqué.

Fanchette entendit avec autant de satisfaction que de surprise, le magistrat ordonner au marquis de C** de remettre à Lussanville le portrait, et l'autre présent qu'il avait ravi. Ces choses, imprudemment montrées à l'asiatique, servirent à donner des lumières au magistrat lui-même: il le fit entendre à la jeune Florangis; mais sans entrer dans aucun détail. L'étonnement de Fanchette augmenta bien davantage, lorsqu'elle aperçut à ses genoux ses deux fiers ravisseurs, qui la priaient de choisir l'un d'eux, et de recevoir sa main et sa foi. Ils n'avaient pu revoir ce pied enchanteur, et tous les attraits de Fanchette, auxquels sa parure donnait un éclat qui les éblouit, sans brûler de nouveaux feux. «Une pauvre orfeline, leur répondit la jeune personne, ne porte pas ses vues si haut, messieurs.» Et présentant la main à Lussanville: «Voila celui qui m'a choisie le premier, et que je préfère à tout l'univers: il m'aime, j'en suis sure; il m'estime, et surtout il est vertueux.» Et le pauvre Philothès-Philogunes Apatéon pleurait à chaudes larmes. «Qu'exigez-vous d'eux, mademoiselle, dit le judicieux magistrat?—Qu'ils m'oublient, monsieur, répondit Florangis: Je leur pardonne: puissent-ils changer; choisir parmi leurs égales une compagne aimable, et vivre heureux avec elle! Pour monsieur Apatéon, je me rapelerai toujours qu'il fut l'ami de mon père, et qu'il eut des bontés pour moi. Quel est l'homme qui peut dire, au bout d'une longue carrière, que sa vertu ne s'est jamais démentie! Je me trouve heureuse, puisse-t-il l'être aussi!» Le magistrat donna de grandes louanges à des sentimens si généreux, et congédia la belle Florangis, Lussanville et leurs amis, après s'être fait donner des lumières sur ce qui concernait Valincourt.

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