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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XXIV
Péril qui fera trembler.

Dês que Fanchette fut seule avec sa bonne, Lussanville devint le sujet de leur entretien: l'aimable fille parlait du jeune homme avec modestie: La gouvernante souriait; et dans l'instant où Fanchette s'y attendait le moins, elle lui rend un billet qu'elle venait de recevoir de cet amant chéri.

BILLET
DE LUSSANVILLE A FANCHETTE.

De Bayonne, 30 mars 1768.

Vous l'avez voulu, mon adorable épouse... (oui, je me crois permis de vous donner ce nom, depuis que vous-même êtes venue vous jeter entre mes bras) je quitte les lieux que vous embellissez: mais j'ai lu dans votre cœur; je suis aimé; je jouis du bonheur qu'aucune expression ne peut rendre, d'être aimé de la divine Fanchette: quel sort enchanteur! Elle souffre autant que moi d'une absence qu'elle ordonne. Je ne murmure point de la nécessité que vous m'en avez faite, ma belle amante; j'en connais le motif; qu'il vous rend chère à mon cœur!... Ah ma Fanchette! ma charmante épouse! rapelez auprês de vous un homme, dont le secours vous sera peut-être nécessaire encore... Je ne sais; mais je frissonne quelquefois, sans sujet: les songes vous offrent en pleurs à ma vue: je vous vois tremblante, éperdue, desespérée, lever vers le ciel vos belles mains... Fanchette! cette nuit encore, je croyais voir un traître, le poignard à la main, demander votre cœur. Vous pleuriez; je voulais aller à vous: un invincible obstacle me retenait. Je pousse un cri de fureur et je m'éveille... Ce n'est qu'un songe, il est vrai, mais un amant, qui ne respire que pour vous, est effrayé de la moindre chose [23]: Au nom de notre amour; au nom du lien sacré qui doit nous unir, chère épouse, permets à ton mari de jouir de ta présence: Il ne peut te répondre de vivre, s'il n'obtient cette grâce. Adieu.

De Lussanville.

En achevant la lecture de ce billet, Fanchette lève sur Néné ses yeux humides: «Il est donc parti, ma bonne? il est loin de moi! Il le faut, et du moins, je ne crains plus des malheurs... Que lui répondrons-nous, ma bonne?—Ce que vous dictera votre cœur.—Ah!... mon cœur ne desire que lui.—Marquons-lui qu'il revienne.—Eh! mais!... si Dolsans... Cependant je voudrais bien le revoir.—Décidez-vous: je répons à ce qu'il m'écrit en particulier: ajoutez seulement deux mots de votre main.»

BILLET DE FANCHETTE
au bas de la lettre de la gouvernante
POUR LUSSANVILLE.

Je prens la plume en tremblant: ma bonne conduit ma main... Si vous me jurez d'éviter toujours Dolsans, revenez... Que je crains! hêlas! peut-être la démarche que je fais sera fatale à mon amant! mais il m'en presse... revenez... Cher Lussanville! en vous écrivant, votre épouse est parée de vos dons: elle a refusé de sortir, pour ne point être avec votre rival: toutes mes compagnes, ma chère Agathe surtout, ma bonne, ma maîtresse, m'ont trouvée belle: Je me disais: Je dois mon éclat à Lussanville: Pourquoi ce cher amant ne jouit-il pas de son ouvrage?... Quel plaisir je goute, à me renfermer, à me cacher à tous les yeux! je ne veux être belle que pour mon époux... Revenez; mais auparavant écrivez à ma bonne, et jurez-nous à toutes deux de vous dérober toujours aux yeux de Dolsans. C'est un furieux; je le crains autant que je vous aime. Je suis toute à vous.

Fanchette Florangis.

Il était l'heure à laquelle monsieur Apatéon rentrait. On cacheta cette lettre: la gouvernante la prit pour l'envoyer, et quitta sa chère fille, en lui promettant de revenir dês que le vieillard n'aurait plus besoin d'elle. Fanchette ne pouvait se lasser de relire le billet de Lussanville: elle le tenait encore à la main: on frape; elle vole à la porte, croyant ouvrir à sa bonne, et c'est à Dolsans. L'aimable fille pâlit, et veut cacher l'écrit de son amant. «Vous êtes seul de retour, monsieur, dit-elle au jeune peintre toute troublée?—Oui, cruelle, répond cet amant furieux, qui venait d'écouter la conversation de Fanchette avec sa bonne. J'ai su rendre inutile votre attention à me fuir.» En parlant de la sorte, il eut l'audace d'arracher des mains de la jeune Florangis le billet de Lussanville. Indignée d'une témérité si grande, elle le lui redemande d'un ton ferme; mais en vain; il l'a déja lu: il le déchire avec fureur.

A la merci d'un amant jaloux jusqu'à la rage, l'aimable fille frissonna. «Nous sommes seuls ici, continua Dolsans: choisissez ou ma main, ou... Je me punirais du crime auquel vous me contraindriez: mais qu'importe? Il m'est plus doux de vous suivre dans le tombeau, que de vous voir dans les bras de mon rival.—Eh bien! lui dit Fanchette, en pleurant, arrachez-moi la vie.—O ciel! elle aime mieux mourir que d'être à moi! Malheureux que je suis!... Belle Fanchette, ajouta-t-il en tombant à ses genoux, ne pourrai-je vous toucher? Vous égarez ma raison... Ah! quand je serai votre époux, vous ne verrez plus dans ces transports qui vous sont odieux à présent, que l'excês de mon amour... Mais non, cruelle, tu préfères ton amant à la vie... Ne crois pas qu'il m'échape: fût-il au bout du monde, ma main teinte de ton sang, vengera sur lui ton malheur et mon forfait.—Ciel!... arrêtez, Dolsans!... (Eh! voila donc ce malheur que mon amant pressentait!) Comment pouvez-vous penser à de telles horreurs!...—Vous le demandez, Fanchette! l'amour, l'amour seul que vous outragez, me rend coupable...—L'amour!... le tendre amour! Eh! que feriez-vous, si vous aviez de la haîne!—Je serais assez généreux pour l'étouffer.—Vous voulez mon malheur, ou ma mort.—Votre malheur! Non, belle Fanchette. Vous verrez comme je sais aimer! Reine de mon cœur, daignez seulement exercer votre empire, et je jure de vous rendre heureuse.—Je mourrai de douleur, si je perds Lussanville.—C'en est trop, cruelle; et ce mot me trace la route que je dois suivre: le fer, le poison, peu m'importe: il ne saurait m'échaper...—Mon âme m'abandonne: inhumain!... Va, tu me fais horreur; le ciel sauvera mon amant, et je lui demande qu'il te punisse.—Ce ne sera du moins qu'aprês que je me serai vengé.—Écoutez, Dolsans: la raison n'a-t-elle plus...—Il vous sied bien de me parler de raison, vous qui ne suivez pas ce qu'elle vous dicte dans ce danger pressant; vous qui manquez à ces promesses, qui m'ont flatté de l'espoir le plus doux.» Fanchette, jeune, sans expérience, crut son amant perdu, si dans ce moment elle ne renonçait encore à l'espoir d'être à lui: elle crut devoir céder. «Eh! bien, dit-elle à Dolsans, il faut se rendre: mais je dépens de monsieur Apatéon et de ma bonne: je ne puis être à vous, sans leur aveu.—Déja trompé, reprit Dolsans, comment voulez-vous que je vous croye? Il me faut un gage qui me réponde de vous, et m'assure le consentement de ceux dont vous me parlez.—Que voulez-vous, dit Fanchette, avec le ton de l'ingénuité?—Une preuve que vous ne vous rétracterez point.—Exigez-la.—Vous y consentez?—Il le faut bien.» (Elle ne savait pas ce qu'on lui demendait.) Dolsans veut la prendre dans ses bras; la jeune fille le repousse. Il a recours à la violence. «O perfide! s'écrie Fanchette, je t'abhorre, et plutôt tous les malheurs, que de te nommer mon époux.» Dolsans (il faut l'avouer) n'avait pas dessein de se rendre coupable des forfaits horribles dont il menaçait la belle et timide Florangis; il ne voulait que l'effrayer et l'obliger à se rendre. Sa main s'arme d'un fer: il l'apuie sur le sein de Fanchette, qui dit en fermant ses yeux remplis de larmes: «Je ne demande de toi que la mort... Oh! Lussanville! si tu voyais ton amante!» Ces mots irritèrent Dolsans: il regarde Fanchette: il s'écrie: «Et cette parure même, présent de mon rival, augmentera le prix de ma victoire! Perfide! vous n'avez pas craint de paraître trop belle: vous relevez tous vos attraits, et vous voulez que je renonce à l'espoir d'en être l'heureux possesseur! Non, je le jure, rien ne peut m'arrêter.» Transporté d'amour et de fureur, il menace; Fanchette, glacée par la frayeur, reste immobile et desespérée [24].

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