Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XXX
Ce qui console les amans affligés.
«Ypensez-vous, madame, dit la jeune Agathe à la bonne Néné? au lieu de la consoler, aprês l'avoir désespérée, vous lui montrez toute votre douleur! n'a-t-elle pas assez de la sienne?—Hêlas! ma chère Agathe, elle n'est que trop vive: et je la partage pour la modérer.—Ah plût-à-dieu que je pusse la diminuer par là; bientôt ma tendre amie n'en éprouverait plus!» Et le jour les retrouva toutes trois gémissantes et désolées.
Satinbourg, inquiet du sort de sa belle maîtresse, était dês le matin dans la boutique de la marchande: mais il n'osait se présenter à la porte de Fanchette: monsieur Apatéon et le comte d'A*** retournaient à la maison du marquis de C***; et la gouvernante sortait pour se rendre chez elle. Elle fut charmée de trouver le jeune garçon marchand; c'était sur lui qu'elle fondait ses espérances et la consolation de Fanchette, depuis la perte de Lussanville. Elle le conduisit elle-même auprês de la belle Florangis. Le sensible jeune homme fut effrayé de l'état dans lequel il la trouva. Il fit connaître toute la bonté de son cœur, en donnant des larmes sincères au sort funeste de son rival, dont Néné l'instruisit. «Divine Fanchette, disait-il, j'aprouve vos regrets, quoiqu'ils me déchirent le cœur: non, je vous en conjure, ne voyez plus en moi l'amant le plus tendre, et ne craignez pas que je vous montre un amour indiscret: vous perdez le seul homme qui fût digne de vous, je ne crois pas mériter de le remplacer jamais: je n'y prétens plus: mais souffrez que je vous laisse voir d'autres sentimens, non moins sincères et non moins vifs: c'est au titre glorieux de votre ami que je prétens: belle Florangis, c'est un homme qui ne veut obtenir de vous que votre estime, qui vous conjure de vivre, fût-ce pour un autre. Je vous l'ai dit, mademoiselle, vous avez un frère dans Satinbourg: il ne vous offre pas la moitié de sa fortune, que vous refuseriez, mais quelque chose de plus précieux: c'est un parfait dévoûment; un respect qui ne se démentira jamais; un attachement qu'il aura soin de ne pas rendre incommode, et tous les sentimens que vous méritez.» La gouvernante attendrie, se jette sans façon au cou de Satinbourg, et l'embrasse de tout son cœur. Fanchette, toute accablée, toute anéantie, sentit au fond de son âme un mouvement de reconnaissance, et laissa voir dans ses yeux au jeune homme, qu'elle était touchée de sa générosité.
C'en était beaucoup pour une première vue, et dans un moment si cruel. La gouvernante et Satinbourg le sentirent: ils quittèrent l'aimable Florangis, l'une en concevant quelques idées de consolation, et l'autre un rayon d'espérance.
«Mon cher fils, disait la bonne à Satinbourg, en s'en retournant, je n'espère qu'en vous; si vous parvenez à l'attendrir, ma fille est sauvée... et vous la méritez bien: honnête, tendre, fidèle, généreux, vous venez de montrer des sentimens qui ne peuvent manquer leur effet sur une âme comme celle de Fanchette. Je désire à présent autant que vous de la voir votre épouse: que vous serez heureux ensemble!... Vous voyez comme elle est sage... comme elle sait aimer!... Ah! mon cher fils! Lussanville hier perdit un bien... plus précieux que la vie.—Croyez vous qu'un jour mon amour la touchera, répondait le jeune homme? Si j'osais le croire!... Oui, madame, je vous le jure, si je ne puis obtenir sa main, mon parti est pris, je renonce à tout engagement, et je ne vivrai jamais pour une autre que pour elle. ... Quel bonheur pourtant ce serait de passer auprês de l'adorable Florangis tous les momens du jour! de la voir sourire à d'innocentes caresses!... Hier j'aperçus un voisin qui depuis deux ans est l'heureux possesseur d'une jeune beauté, qu'il n'a obtenue qu'en surmontant mille obstacles: ils étaient seuls: ils se parlaient, et se disaient aparamment les choses les plus tendres: La jeune épouse était assise; son mari debout: il se panche vers elle, et lui ravit un baiser: elle le regardait en souriant, d'un air!... ah madame! est-il des termes qui puissent rendre cet air enchanteur! Son époux revient: il rend hommage à mille apas: successivement ses lèvres brûlantes parcourent un front, des yeux... Elle était palpitante de plaisir: sa bouche demi-close semblait attendre avec impatience celle de son bien-aimé, qui vint enfin s'y coller: elle le ceignit alors de ses beaux bras... Cet état heureux a fait mille fois tressaillir mon cœur. Belle Florangis! me suis-je dit à moi-même, ah! si j'étais à vous!.... plus tendre encore, s'il est possible; plus... Vous seriez pour moi plus qu'une épouse et qu'une amante, vous seriez la divinité même. Je m'égare, madame; mais l'expression me manque, sitôt que je veux peindre comme je chérirais, comme j'adorerais la belle Fanchette.» Et la gouvernante se trouve chez monsieur Apatéon. Elle apprend que le dévot personnage aprês avoir entendu la messe, amplement déjeûné, venait de sortir avec le comte d'A***. Néné veut profiter de l'occasion: elle cherche dans l'apartement du vieillard, trouve le portrait de Fanchette, sa jolie chaussure, ses lettres, et s'empare du tout: ne consultant que son cœur, elle veut donner à Satinbourg les présens qui furent entre les mains de Lussanville: mais le délicat jeune homme la pria de les rendre d'abord à mademoiselle Florangis. «Que je possède ces trésors de son aveu, lui dit-il, et je suis heureux.» La bonne convint qu'il avait raison, et Satinbourg la quitta.
La gouvernante mit à la hâte ordre aux affaires de la maison: tous ses désirs la rapelaient auprês de Fanchette: cette fille charmante en était chérie avec la même passion que le furent autrefois les amans. Il est bon de remarquer en passant, que c'est un trésor qu'un cœur trop tendre pour celui qui l'a trouvé, et souvent un fardeau pour celui qui l'a: si l'on ignore l'art d'en contraindre quelquefois les doux épanchemens, l'amour en abuse, et l'amitié même s'endort. L'envie de servir Satinbourg auprès de Fanchette, était encore un motif qui pressait Néné. Lussanville n'était plus; la bonne en était bien fâchée; mais enfin sa douleur n'était pas comme celle de la jeune Florangis; elle desirait ardemment de le voir remplacé, et de marier avantageusement sa pupille. En arrivant auprês d'elle, elle lui remit ce qu'elle avait repris à monsieur Apatéon, et débuta par le récit de ce que le jeune garçon marchand venait de lui dire. Fanchette l'écoutait; mais la plaie saignait encore: de sitôt cette amante désolée ne pouvait songer à former de nouvelles chaînes. Cependant, sans qu'elle s'en doutât, les larmes qu'elle répandait en abondance devenaient moins amères, à mesure qu'on l'assurait qu'il se trouvait une main toute prête à les essuyer. «Lussanville! mon cher Lussanville! disait-elle, je vous ai donc perdu! Non, cher amant, qu'on ne me parle plus d'amour, de mariage; je n'aimai jamais que toi; je te serai fidelle, même au-delà du tombeau.» Et ses larmes recommençaient. Et cet état avait une douceur sombre, cachée... Qui la mêlait donc à de si sincères regrets? Mon cher lecteur, c'était l'amour du jeune Satinbourg: cet amour tendre et généreux, qui disait à Fanchette qu'elle était adorée d'une manière digne d'elle; et qui la frapait aussi vivement peut-être qu'elle ressentait la perte de son amant. Sans connaître tout cela, la gouvernante disait comme sa chère fille: car cette bonne âme ne contredit jamais personne.