Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XLV
Qui pouvait mener loin.
Grand nombre de mes lecteurs pourraient ne pas se rappeler tout d'un coup, qu'Apatéon était instruit de la part qu'avait eue la gouvernante à la première évasion de Fanchette, et qu'il avait dissimulé. Depuis qu'il était de retour à Paris, il fesait éclairer toutes ses démarches. Cependant il n'avait pu rien découvrir qui eût quelque rapport à sa jolie pupille, si ce n'est le matin où Satinbourg épousait Agathe. Ce jour là Néné s'observa moins: elle ne prit point de détours, et courut droit au couvent: l'espion du dévot ne surprit que le secret de la bonne: comme elle, il pensa que le jeune marchand allait devenir l'époux de Fanchette: il se hâta de porter cette nouvelle à son maître.
Un évènement qu'il attendait si peu surprit étrangement Apatéon, et dissipa sa langueur. Il se fait habiller, suivre de ses gens, accompagner de ses satellites, et vole au temple. Il arrive comme on en sortait. Sa présence pétrifia Néné: Apatéon fut pétrifié de celle de Valincourt: la vue de Lussanville, et d'une foule de gens bien résolus, qu'il rangeait autour de son amante, pétrifia les lâches satellites. Mais les deux jeunes amis et Satinbourg, apparement peu disposés à la pétrification, sentirent la plus violente démangeaison de s'agiter, à la vue du monstre humble, furieux et modeste. Brûlé de la soif de la vengeance, Valincourt s'écrie: Tout l'univers ne te sauverait pas. En même tems il veut l'atteindre. L'amant de la jeune Adélaïde se trompait cependant: un mauvais carosse et deux bons chevaux sauvèrent Apatéon: les satellites et les domestiques du tartufe, malheureux piétons, ne couraient pas si vite: ils reçurent en quelques minutes, autant de coups de canne qu'on en délivre par an aux filous dans Fès, Maroc, Alger et Tunis.
Enfin l'aimable et tendre Lussanville vit Fanchette en sureté. Ils montèrent dans la voiture des nouveaux époux. Ce fut là que cet heureux jeune homme apprit combien il était aimé, et que la constance de sa belle maîtresse ne s'était pas un instant démentie, même depuis qu'elle avait cru son trépas: il connut tout ce qu'il devait au généreux Satinbourg, ainsi qu'à la jeune Agathe, dont la vive amitié pour Fanchette avait rendu supportables à cette vertueuse fille des épreuves trop rigoureuses. Florangis, embellie par la présence de ce qu'elle aime, ne fut jamais si séduisante: Lussanville était ivre d'amour et de plaisir: et l'heureuse Agathe, qui croyait retourner chez sa mère, s'écrie avec surprise: «Mon amie! nous sommes à la porte de notre couvent!—Cher amant, dit Fanchette à Lussanville, vous devez la visite que je vous fais rendre: c'est l'aimable Adélaïde, votre sœur et mon ami, qui ce matin m'a la première annoncé votre retour et mon bonheur.—Ma sœur!... vous la connaissez!... vous vous aimez!... divine Florangis!... Eh! voilà ce que je brûlais d'envie qui arrivât, lorsque j'ai su que vous étiez dans son monastêre.» Et l'on entre, et sœur Rose vient, et l'on n'entend que des cris de surprise et de joie. «Pourquoi, dit Lussanville, ne vois-je pas Valincourt?» A ce nom si cher et si funeste pour l'aimable religieuse, elle pousse un profond soupir; prononce d'une voix tombante: «Il respire!...» et s'évanouit. «Hélas! dit Fanchette, quel malheur d'aimer, lorsqu'on est séparé par d'éternels obstacles!» Tandis qu'on secourt sa sœur, Lussanville répondait: «Nous saurons peut-être les faire cesser.»
Tout le monde avait suivi les jeunes époux et Fanchette: on les pressait de se rendre dans les lieux destinés à se réjouir. Rose revint à elle: la tendre Florangis, en la quittant, lui promit d'être de retour dans peu d'heures; et l'on s'éloigna.
A peine l'on commençait à se livrer à ces divertissemens que les grands laissent au peuple, parce qu'ils rougiraient d'être heureux à sa manière: (car ces fiers dominateurs du genre humain ont bien d'autres amusemens: corrompre les mères de famille, séduire les filles et les précipiter dans le désordre; tandis que l'on contracte d'un air triste et morne le plus saint, le plus doux des engagemens; qu'on en abolit les solennités, pour s'en cacher à soi-même, autant qu'il est possible, tous les devoirs, voilà des mœurs!... O peuple! tu serais perdu, s'ils passaient jusqu'à toi! danse, folâtre dans tes mariages; que tes jeunes filles apprennent que c'est à ces fêtes seulement qu'il est permis de souffrir que la main d'un jeune homme presse leur main délicate... Méprise et le dévot atrabilaire, caffard, hypocrite, intolérant, jaloux; et le libertin dédaigneux; sois peuple... O nom sacré que Louis, le plus aimé des rois n'a jamais prononcé sans s'attendrir!... Mais, où m'égarai-je?)... [F] Je disais qu'à peine l'on començait à se divertir: Agathe, Satinbourg, Fanchette, Lussanville, quittaient la table, et la mariée allait danser un menuet, lorsqu'on vit entrer un de ces hommes préposés pour faire régner le bon ordre parmi les citoyens. Tout le monde se trouble: les tapageurs de la noce courent à leurs épées; leurs sœurs, leurs maîtresses les retiennent: le nouvel époux, Lussanville, Valincourt se lèvent, et reçoivent avec considération cet officier.
[F]: Ce chapitre est un de ceux qui furent conservés en entier, et que le vieillard Kathégètes avoue.