Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XVI
Où le pied de Fanchette soumet tout.
Aprês le bonheur de voir et d'entretenir ce que l'on aime, il n'est rien de si doux que de recevoir de sa main l'image de ses attraits: si ce soulagement à l'absence manque encore, l'amant bien épris revoit sa maîtresse dans ce qui fut à son usage; une pièce de son ajustement lui rapelle tous les charmes de celle qu'il adore. Ce qu'il touche n'est rien, mais son amante l'a consacré, c'est un trésor à ses yeux.
En jurant à sa belle maîtresse de l'aimer toujours, Lussanville avait aperçu sur une comode sa jolie chaussure; en sortant il s'en était adroitement emparé; en se levant le lendemain, il écrivit ce billet.
BILLET
DU JEUNE LUSSANVILLE A MADEMOISELLE FANCHETTE
Je vous adore; et pour vous le prouver, je me condanne au suplice le plus cruel pour un amant, à l'absence; mais hier, je volai l'ornement de ce joli pied, qui fut le premier de vos attraits qui frapa ma vue: ce n'est pas que j'aie besoin de quelque chose pour me rapeler mon vainqueur; mais ce que je tiens a porté la divinité qu'adorera toujours Lussanville, c'est le plus précieux de tous ses biens [16]. Il ne le rendra qu'en recevant votre foi. L'excuserez-vous, mademoiselle?... Non; si vous le haïssez et qu'un autre... Mais si votre cœur vous parle pour moi, vous ne verrez, dans cette action trop libre, que le plus ardent amour.
Lussanville.
«Fanchette, dit la marchande, aprês que la belle Florangis eut lu ce billet, l'excusez-vous?—Oui, madame, répondit la jeune personne.» Et rien moins que contente, la bonne maîtresse descendit dans sa boutique.
Monsieur Apatéon était malade de rage de n'avoir pu retrouver Fanchette: la gouvernante vint le jour même aprendre à sa pupille cette intéressante nouvelle. L'aimable Florangis parla de Lussanville, et montra son billet. «Un billet encore, dit la bonne Néné! Eh mais!... Comment!... En vérité... j'ai la meilleure opinion du monde de ce jeune Lussanville.—Parlez-vous tout de bon, ma bonne?—Oui, mais ne m'en croyez pas si vite: les hommes...—Eh bien! les hommes?—Si vous saviez combien ils ont de finesses différentes!—Ressemblent-ils tous à monsieur Apatéon?—Ah! vraiment, ce ne serait que demi-mal, s'ils se ressemblaient tous: mais l'un fait la sainte-nitouche: l'autre paraît tendre, sincère, de la meilleure foi du monde; vous pouvez vous fier à lui; il ne veut rien... et prétend tout. Celui-ci va se pendre, si vous ne l'aimez, se jeter dans la rivière, ou tout au moins mourir en langueur, qui... huit jours aprês qu'il ne desire plus rien, vous regarde avec indifférence. Celui-là traite l'amour cavalièrement; mais il épie l'occasion comme le chat fait la souris. L'on en voit jouer les grands sentimens, fulminer contre les trompeurs de filles, et cela, ma chère Fanchette, pour les mieux tromper. Il en est qui donnent brusquement l'assaut, et vous disent pour la première fois qu'ils vous aiment, en montrant une audace qui prouve tout le contraire. Enfin l'on trouve quelquefois un amant qui prend notre rôle, et fait le précieux; il met adroitement sous nos yeux tout ce qu'il vaut, et bien davantage encore; c'est une coquette en pourpoint: croiriez-vous que ces vils originaux ont l'art d'attirer dans leurs filets: Hêlas! ma chère enfant, je ne le croirais pas sur le rapport d'autrui; mais on s'instruit à ses dépens [17]: tous ces gens-là m'ont trompée.»
La gouvernante avait les yeux humides, en achevant ces mots, et jurait au fond de son cœur qu'ils ne tromperaient pas la jeune Florangis. Ensuite elles sortirent ensemble pour quelques emplettes que la bonne Néné voulait faire pour sa chère fille. Un long mantelet, une immense calèche ensevelissaient la jeune personne, de sorte qu'elle était voîlée comme une femme turque qui sort pour aller au bain: cependant Fanchette attirait les regards; tous les yeux se fixaient sur son joli pied: elle ne rencontra pas un homme dont il ne touchât le cœur; pas une femme dont il n'émût la bile; personne dont il n'excitât l'admiration.
Lorsqu'elles furent chez le marchand, les garçons, au lieu d'écouter la vieille Néné, regardaient le pied de Fanchette, et si les ordres du maître de la maison ne les eussent tirés de leur extase, peut-être la bonne et sa chère fille n'auraient pas obtenu sitôt qu'on leur vendît de l'étofe. Lorsqu'ils virent les traits de l'aimable Florangis leur admiration n'augmenta pas: ils se disaient: Qu'elle est belle!..... mais elle n'en avait pas besoin.
C'était chez un vieillard voisin du père de Fanchette, que la bonne achetait. Il n'était pas moins frapé que les jeunes-gens des grâces de cette aimable personne. Néné lui dit qu'il voyait la fille de son ancien confrère. Le vieillard surpris, l'examine de plus prês, dit qu'il la remet, et veut l'embrasser: Fanchette évita l'accolade: mais il s'empara de sa main; il la pressait assez rudement, en lui disant tout bas, tandis que la gouvernante choisissait, rebutait, bouleversait, et ne trouvait rien digne de sa pupille: «Ma belle voisine, je vous ai vue toute enfant; je me sens pour vous une affection que vous pouvez mettre à l'épreuve; toute ma maison est à vous, et je ne desire autre chose que de vous servir de père et d'ami.» Fanchette se rapela monsieur Apatéon, fit au marchand une profonde révérence, et le remercia. «Il faut accepter mes offres, ma belle enfant, vous serez chez moi comme ma fille, et je vous marierai.» Ici Fanchette fut en défaut: jamais Apatéon n'avait parlé de la marier: elle aurait été bien charmée qu'on l'eût mariée avec Lussanville; avec cet amant si tendre, qui regardait comme un trésor ce qu'elle avait touché: mais comme elle était prudente, elle remercia de nouveau le marchand, et s'aprocha de sa bonne.
Tandis qu'elles se fesaient montrer des étofes, deux jeunes cavaliers qui les avaient suivies, dês leur sortie de chez la marchande de modes, en fesaient aussi déployer à côté d'elles: dans le magazin du marchand rien n'était à leur gout que Fanchette; aussi ne regardaient-ils qu'elle. Si Fanchette restait en place, ils admiraient son éblouissante beauté; si l'aimable personne fesait un pas, leurs yeux se fixaient sur son pied mignon: ils voulurent plusieurs fois lier avec elle un entretien: Fanchette répondait avec modestie, mais elle ne répondait qu'un mot et s'éloignait.
Enfin la bonne Néné se détermina pour un satin, que le vieillard avait lui-même été chercher dans un cabinet séparé. Jamais on ne vit rien de si bon gout: sur un fond blanc-perle, courait un dessin vert et rose, d'où s'échapaient des fleurs argent et lilas. Le prix qu'on demanda parut si médiocre, que la belle Florangis et sa bonne crurent que le marchand se trompait; elles le lui firent remarquer. Mais il les assura qu'il y gagnait encore. Les deux jeunes-gens et les garçons s'écrièrent comme de concert: «Oh! que cette étofe aura de grâce, lorsqu'elle l'embellira!»