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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XXVII
Danger plus grand que tout ce qu'on a vu.

En recevant la lettre de son amante, Lussanville quitte bayonne, et reprend à la hâte la route de paris. Il courait nuit et jour: mais occupé des idées les plus riantes, il ne sentait pas la fatigue. «Je vais donc revoir ma divine Florangis,» se disait-il à tout moment, et ce nom de la beauté qu'il aime lui rend toute sa vigueur. Quelquefois, il tire le portrait de Fanchette; ses yeux, qui s'y fixent avidement, y semblent collés; ils se remplissent de larmes délicieuses: il porte à sa bouche le tissu des cheveux de sa belle maîtresse: Quelquefois aussi l'autre présent de cette amante fidelle l'occupe à son tour. «Ah! que tout est précieux, lorsqu'il vient de ce que l'on aime, s'écriait-il. Adorable Fanchette, ces bijoux t'ont donc embellie! précieux gages vous avez porté celle que j'adore: vous avez pressé le pied mignon de la divinité de mon cœur; quelle volupté de vous toucher!... quelle grâce ils ont [26]!... Ah! c'est de Fanchette qu'ils la tiennent.»

C'est ainsi que Lussanville passa trois jours et autant de nuits. De son côté la belle Florangis ne s'occupait que de ce tendre amant. Néné venait en passant de lui remettre ce court billet,

Divine Fanchette, votre époux vole à vos pieds, le 15 il verra tout ce qu'il aime.

De Lussanville.

(et c'était ce jour-là même) lorsqu'un homme chargé d'une lettre pour Fanchette la donne à la marchande: celle-ci la remet à la jeune Florangis, qui ne put cacher sa joie, en reconnaissant la main de Lussanville. Il l'instruisait qu'il venait d'arriver, mais qu'une indisposition subite l'empêchait de voler auprês d'elle. Il la conjurait de vouloir bien lui rendre une visite avec sa bonne. L'aimable fille émue, troublée, croit la maladie de son amant plus sérieuse qu'il ne le dit, et ses larmes coulent. L'embarras était de faire avertir la bonne qui venait de retourner chez monsieur Apatéon. L'aimable Agathe s'offrit de lui rendre adroitement ce service. La jeune fille part; et dans un instant, elle revient avec la gouvernante, qui fut de l'avis de Fanchette, de ne pas différer un moment de se rendre auprês de Lussanville. Florangis était parée comme le jour de la cruelle catastrophe de Dolsans; Agathe et la bonne avaient eu la précaution d'amener une voiture: elles y montent; la jeune amie de Fanchette sentait une envie démesurée de les accompagner; mais elle n'osa leur en faire la proposition: elle ne les vit s'éloigner qu'avec une douleur secrette.

Elles avaient à peine traversé deux rues, qu'un embarras les arrêta; les cochers jurent, descendent, et se battent: au milieu d'un vacarme propre à rendre les gens sourds, un inconnu ouvre la portière de la voiture où Fanchette était avec sa bonne, l'en arrache, malgré les cris qu'elles poussaient toutes deux, s'élance avec elle vers un équipage leste dans lequel un jeune-homme les attendait, l'y place, et dans un clin-d'œil le vacarme cesse, l'embarras se dissipe, l'homme et le carosse disparaissent.

Cet indigne raviseur était le marquis de C***; Fanchette désespérée veut se jeter hors de la voiture au risque d'être brisée sous les roues. Le marquis la retenait, et tâchait de l'adoucir par les plus tendres discours: mais tout aigrissait la douleur d'une amante fidelle et passionnée, qu'il arrache au plaisir de revoir celui qu'elle adore. Bientôt on gagne la campagne, et Fanchette se trouve dans la solitude, à la merci d'un homme assez peu délicat pour employer l'enlèvement. Pour augmenter sa terreur on arrive devant une maison jolie, vaste, isolée, et l'on arrête: on épuisa vainement les raisons et les prières, pour engager Fanchette à descendre; il fallut encore employer la violence: En se débattant, une des mules de la belle Florangis sortit de son pied, et personne ne s'en aperçut. On la porta dans l'apartement le plus reculé de la maison. La, son étonnement fut extrême, en apercevant ce même portrait dont elle avait fait présent à son amant; la lettre qu'elle lui avait écrite, et l'autre don qu'elle avait voulu qu'il tînt de sa main. Dans ce premier moment de surprise elle crut qu'elle allait le voir lui-même, et cet espoir eût quelque chose de flatteur: mais elle ne le garda guère.

Le marquis reparut: il s'aproche d'un air soumis, et lui présentant un papier, il la prie de le lire. Un coup de foudre eût été moins sensible pour Fanchette que ce funeste écrit. Son amant la cédait au marquis, et lui promettait de la tromper par un billet de sa main, pour l'engager à sortir et faciliter l'enlèvement: il ajoûtait, que pour preuve d'une parfaite indifférence, il lui remettait les présens qu'il tenait d'elle. Il lui parlait ensuite des plaisirs qu'il goutait avec une autre maîtresse, et finissait par l'exhorter à ne pas soupirer trop long-tems. Les larmes de la tendre Florangis inondèrent ses belles joues: «Le cruel! dit-elle en sanglotant, m'ôte son cœur, et du même coup, il veut m'arracher l'innocence!... Eh voilà donc les hommes! Le seul que j'ai cru pouvoir aimer, devient le plus criminel!... O malheureux Dolsans tu fus moins coupable!» Une si rude atteinte était au-dessus de ses forces: sa tête se pancha sur son sein; ses beaux yeux s'éteignirent; la pâleur décolora ses joues de rose... Et dans cet état, elle était belle encore.

On s'empresse autour de la belle Florangis; les cruels qui causaient sa douleur ne purent lui refuser des larmes. On s'aperçut, en la secourant, qu'il lui manquait une de ses mules. Le marquis la fit chercher, mais inutilement. Fanchette rouvre enfin ces yeux dont les regards touchans eussent attendri les plus féroces de tous les hommes: mais dês qu'elle a reconnu ses ravisseurs, elle les referme tristement, et demande au ciel que ce soit pour toujours.

Quel monstre, qu'un homme qui s'abandonne à des passions effrénées! O sévérité sainte de nos loix! sans vous l'univers ne serait qu'un coupe-gorge. L'infâme de C*** craint que la mort ne lui ravisse sa victime. Il ordonne qu'on la mette au lit: des femmes se présentent pour deshabiller Fanchette. «Ne l'espérez pas, leur dit l'aimable fille, tant qu'il me restera quelque force pour me défendre.» En prononçant ces mots, elle aperçoit un cabinet, dont la porte était entr'ouverte: sans qu'on prévît son dessein, elle s'y jette, et parvient à s'y renfermer. De C*** ordonne qu'on brise cette porte: ses ordres ne peuvent être exécutés sur le champ; mais enfin ce dernier refuge est enlevé à la malheureuse Fanchette. Sans avoir égard aux prières qu'elle lui fait d'une voix éteinte, sans être touché de ses larmes, qu'il brave par un sourire... oh! que de vices dévoîla ce cruel sourire!... le marquis emporte la jeune Florangis dans son apartement, et tous ses gens se retirent.

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