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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XXXIII
Le succês ne suit pas toujours le crime.

Ç'aurait été manquer son but que de se démasquer sur le champ. Apatéon, quoique sûr d'être connu de Fanchette, se conduisit à son égard de la même manière, que s'il eût espérée de pouvoir en imposer encore.

Il plaça d'abord les deux jeunes filles dans une même chambre, dont il prit la clef. Ensuite il congédia son escorte: soupa sobrement avec deux perdreaux, une douzaine d'alouettes, ortolans, cailles en pâté, filets de passereaux en salade, deux bouteilles de vin bonnois: à son dessert, composé d'excellentes compotes, et de toutes les confitures imaginables, on dit qu'il ne sabla qu'une bouteille d'aï: en quittant la table, il alla respirer dans un vaste parterre le parfum des fleurs, et méditer en digérant sur ce qu'il ferait des deux pouponnes qu'il avait eu l'adresse d'enlever sous la protection des loix.

Fanchette lui tenait furieusement au cœur. En voyant la lettre de la gouvernante à Lussanville et le billet de Fanchette, il s'était assuré de deux choses également importantes: que sa pupille avait été sensible; et que Néné seule avait favorisé l'évasion de la jeune Florangis; mais comme il était content du service de la bonne, il résolut de n'en tirer aucune vengeance: (quel sacrifice pour un dévot!) et de se contenter à l'avenir de lui cacher soigneusement sa jolie pupille, en la conduisant dans cette maison, inconnue à sa vieille gouvernante.

Il comprit bientôt combien il lui serait difficile de réduire Fanchette: il n'ignorait aucun des assauts que l'aimable fille avait essuyés: mais cette opiniâtre résistance augmentait ses charmes aux yeux du luxurieux dévot. Il fit servir somptueusement les deux amies; leur permit de se promener dans le jardin; affecta beaucoup de douceur et de bonhommie: à l'exception du premier soir, il mangea toujours avec elles. Si Fanchette avait encore eu sa première ignorance, elle aurait été la dupe de ce rusé vieillard. Dês le lendemain, il lui fit rendre tous ses atours, et pour la forcer à s'en servir, il fit disparaître les habits qu'elle portait lorsqu'on l'avait enlevée. Il eut les mêmes soins et les mêmes égards pour Agathe; plusieurs jours se passèrent sans qu'il y eût aucun changement dans la conduite d'Apatéon et dans leur sort.

L'état de l'aimable Florangis n'avait rien de pénible: elle se promettait bien que le vieillard ne gagnerait rien auprês d'elle par la ruse, et donnait à la jeune Agathe de sages conseils. D'un autre côté, le souvenir de son cher Lussanville l'occupait: elle n'était pas fâchée de se dérober, au moins pour quelque tems, à l'empressement de Satinbourg, et même aux importunités de sa bonne. Tout, jusqu'à leurs traverses même, tourne à l'avantage des vrais amans. La jeune Agathe répandait aussi dans le sein de son amie, les secrets de son cœur. «Plut-à-dieu (lui disait-elle quelquefois, sans prendre garde qu'elle déchirait l'âme de Fanchette) que vous pussiez encore être à votre cher Lussanville, et que moi j'eusse touché Satinbourg!» La belle Florangis regardait son innocente et naïve amie, et, les yeux remplis de larmes, souriait pourtant encore à son ingénuité.

Cependant la tranquillité dont elles jouissaient, était un calme trompeur. Un soir qu'elles prenaient le frais dans le jardin, elles aperçurent en l'air les fusées d'un feu d'artifice qu'on tirait dans la cour. Curieuses, comme le sont toutes les jeunes filles, Fanchette et la vive Agathe courent vers un balcon, pour jouir plus à leur aise d'un spectacle inattendu. Mais à peine Fanchette y met le pied, que tout s'enfonce: elle fait un cri perçant: Agathe au désespoir, s'élance pour se précipiter aprês son amie: Apatéon était derrière elle; il la retint, et la laisse entre les mains de ses gens, qui l'éloignèrent.

Apatéon fut bientôt de retour auprês de la jeune compagne de Fanchette: il se flatait de réparer avec elle l'affront qu'il venait d'essuyer ailleurs: il prend un air affligé, soupire, et dit: «Aimable Agathe! hêlas! votre amie n'est plus: sa chute est également funeste pour tous trois; jamais je ne m'en consolerai. Je l'aimais si tendrement! Le ciel m'est temoin que je ne cherchais qu'à la ramener dans la voie du salut, et que le plus doux de mes desirs était de la voir heureuse. Ah pourquoi l'ai-je arrachée des lieux qu'elle avait choisis! Malheureux...» C'est ainsi qu'il cherchait à s'insinuer dans l'esprit de la jeune fille, aprês avoir quitté Fanchette, qu'il venait de faire conduire dans un apartement secret. Le desespoir d'Agathe était trop violent pour se modérer. «Infâme, répondit-elle, c'est vous, qui causez sa mort! vous... elle ne m'a que trop apris à vous connaître... scélérat!... je vais faire retentir ces lieux de mes cris... Je veux être libre: qu'on me laisse aller auprês de mon amie, que je l'arrose de mes larmes, et que je meure avec elle, plutôt que de vivre à la merci d'un monstre tel que vous, hypocrite abominable!» Apatéon employa vainement les caresses; rien ne put modérer l'affliction de la jeune Agathe; elle s'arrachait les cheveux, se meurtrissait le sein et le visage. Le vieillard, qui vit que tout de bon elle voulait mourir, pour la première fois éprouva des remords; il venait de commettre un forfait inutile: Son âme dure s'émut: il appelle ses gens; fait lier Agathe; et s'apercevant que sa présence l'irritait de plus en plus, il sortit.

Mais tandis que cet hypocrite infâme, au lieu des plaisirs dont il se promettait de jouir dans sa petite maison avec sa belle proie, n'éprouve que des chagrins, la gouvernante, Satinbourg et la marchande étaient au désespoir. Ils se tourmentaient en vain, pour découvrir quelle route avait prise Apatéon. La marchande recourait aux magistrats; la bonne sondait les connaissances des gens de la maison; et Satinbourg se mettait en campagne.

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