Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XLIX
Fanchette recouvre sa mule bleu-céleste.
On se rappelle sans doute que l'asiatique avait été témoin de la délivrance de Lussanville. A peine eut-il parfaitement connu que le marquis et le comte, fiers de leur crédit et de leur naissance, substituaient au devoir, le plaisir; au juste et à l'honnête, la satisfaction de leurs passions effrénées; qu'il forma le dessein de rompre avec eux: il vendit la petite maison que son amitié naissante lui avait fait acquérir, enjoliver, habiter dans le voisinage de celle de monsieur de C**, et revint à paris.
Toujours occupé de Fanchette, qu'il ne pouvait découvrir; sûr, d'ailleurs, que Lussanville est en liberté, il souhaita d'éteindre un amour sans espérance. Telles étaient ses dispositions, lorsqu'il reçut en un même jour, de pondicheri, la nouvelle, impatiement attendue, que le gouverneur, auprês duquel il était injustement accusé de faire un commerce illicite, et d'avoir entretenu, avec le commandant de madrass, une intelligence dangereuse, avait reconnu son innocence, écrit en cour des lettres qui détruisaient les accusations qu'il avait portées contre lui; rétabli son honneur dans la colonie, et permis l'embarquement de toutes ses richesses: de l'orient, l'avis que trois de ses vaisseaux, richement chargés, venaient d'entrer dans le port: de son procureur à paris, que toutes les affaires qu'il y avait laissées à son départ étaient enfin accommodées, les saisies levées, les decrets purgés, et que l'assurance d'un entier paiement, qu'ils n'eussent osé demander, lui fesait des amis de tous ses créanciers. Tant de bonheur aurait été bien plus doux, s'il eût eu, pour le partager, son fils, sa malheureuse famille, ou cette jolie Florangis, qu'il croyait nièce de la marchande de modes; mais il ne laissa pas de s'en réjouir beaucoup avec le bon instituteur.
Les raisons qui lui firent publier sa mort, il y avait trois ans; cacher à ses anciennes connaissances son arrivée à paris, et changer son nom, venaient de cesser; il sortit pour se montrer à ceux qui furent autrefois liés avec lui. Sa première visite fut chez monsieur Delaunage, ce vieillard voisin du père de Fanchette; qui voulait la rendre maîtresse chez lui et la marier; qui fit des présens qu'on renvoya; qui venait de vendre son fond à Satinbourg. La surprise du vieux marchand fut extrême; dans le premier moment, il ne voulait en croire ni ses yeux ni son ami. Enfin, convaincu qu'il voyait monsieur Rosin, il l'embrasse tendrement, lui demande des nouvelles de sa femme, de son fils...
«Elle est morte, intérompit Rosin; et mon fils est perdu.—Perdu!—Oui, perdu dans paris, où je l'avais envoyé. Hêlas! toutes mes recherches et celles de son gouverneur, ont jusqu'à présent été vaines.—Mais on ne se perd pas de la sorte: vous le retrouverez. Par le bon ordre qui règne dans cette grande ville, on découvre ce qui s'y passe de plus secret.—Vous me rendez un peu d'espérance.—Votre nièce a du montrer bien de la joie de votre retour?—Ma nièce! eh! pouvez-vous m'en donner des nouvelles?—Vous ne l'avez pas encore vue!—Et ne sais où la prendre.—Ah! quel plaisir pour tous deux! c'est une merveille que votre nièce: une fille... Si le jeune Satinbourg était ici... Il ne tarit pas sur son éloge: demain...—Et si vous voulez m'obliger, que ce soit dês aujourd'hui.—Ainsi que vous, je ne sais plus où la prendre: on parle d'un couvent... Satinbourg dira tout cela; et nous ne pouvons le voir que demain. Mais votre nièce va vous offrir l'image vivante de votre sœur, lorsque, dans son printems, ses grâces, son éblouissante beauté lui soumettaient tous les cœurs.—Vous éloignez le moment de la voir, et vous augmentez l'envie que j'en ai. Elle est, dites-vous, belle comme sa mère?—Je crois qu'elle la passe.» Et Rosin tressaille. Il se dit à lui-même: Ma nièce ressemble à la belle Fanchette... elle a tous les traits de ma sœur: elle me tiendra lieu de fils, de maîtresse... et puisque dans le monde, il existe une puissance qui rendra légitimes les sentimens qu'elle m'inspire, je suis riche, j'en profiterai. «A demain, monsieur Delaunage?—Dês le matin nous irons ensemble chez Satinbourg; une jeune épouse, je m'en souviens encore, fait dormir tard; nous le surprendrons au lit; vous vous ferez connaître...—Ce Satinbourg est marié?—Il vient d'épouser l'amie de votre nièce.—Ah! cela me soulage.—Vraiment ce n'est qu'à son corps défendant...»
Une visite survint au vieillard: et Rosin, transporté de joie, le quitta.
Le lendemain, la nuit n'avait pas encore fait place au jour, que Rosin s'éveille, s'habille, prend la jolie mule bleu-céleste qu'il avait enlevée à Fanchette, et vole chez Delaunage. Le vieillard fut surpris de le voir si matin. «Voulez-vous donc intérompre, lui dit-il en riant, de jeunes époux lorsqu'à peine ils commencent à gouter un sommeil bienfesant, qui répare leurs forces épuisées? Il n'est pas tems encore. Attendons.—Que voulez-vous? répondit Rosin: je brûle d'impatience: j'ai perdu tout ce qui m'est cher, un fils mon unique espérance; une maîtresse toute belle, sage au milieu des enlèvemens; le vrai phénix en un mot; si séduisante... cette jolie chaussure l'a parée...—Mademoiselle Florangis, dit froidement Delaunage, ne le cède pas encore à votre phénix pour cet attrait-là... Vous allez en juger.»
Les deux amis s'entretinrent durant quelque tems de leurs affaires, de la fortune de Rosin, de ses avantures. «Vous ne donnates point de vos nouvelles à ce pauvre Florangis? disait Delaunage.—J'écrivis plusieurs fois; mais je ne reçus jamais de réponse: ce fut indirectement que j'apris leur mort. J'ai su depuis que, de plusieurs vaisseaux qui portaient de mes lettres, le premier fit naufrage, et les autres furent pris par les anglais.—Il me paraît que dans ces climats éloignés, la fortune s'est lassée de vous être contraire?—Comme vous le savez, je quittai paris avec quelques débris de ma première fortune: ce fut un crîme aux yeux de mes correspondans: on m'accusa de mauvaise-foi: on tâcha de flétrir ma réputation: on fit des poursuites; et tout le poids de la haîne tomba sur moi: je l'avais prévu et souhaité: Florangis était vertueux, mais pusillanime; ma sœur s'affectait trop; j'aurais voulu, au prix de la moitié de mon sang, leur épargner les maux qu'ils ont soufferts. Je plaçai avantageusement mes fonds et j'eus un emploi d'écrivain sur le vaisseau qui me transportait. Arrivé à pondicheri, je tins les livres d'un fameux négociant, et j'eus en même-tems la liberté de trafiquer pour mon compte. Tout me réussit: je gagnai la bienveillance de mon commettant, pour le bon ordre que je mis dans ses affaires: les miennes florissaient: au bout de quelques années il m'associa avec lui. Tout n'en alla que mieux; parce que je devins plus hardi, et que le bonheur continuant à me seconder, notre fortune doubla en três-peu de tems. Mon associé mourut: les anglais prirent pondicheri: j'avais rendu des services d'importance, avant la déclaration de guerre, à divers commerçans de cette nation; ils m'en témoignèrent leur reconnaissance, dans la desolation publique, en me fesant rendre toutes mes richesses: je fus le seul à quî la guerre, pour le moment, ne fit point de tort. Mais cette faveur pensa causer ma perte dans la suite. Dês que la paix fut rétablie entre les deux nations, les envieux que mon bonheur m'avait faits, ne manquèrent pas de me noircir auprès du nouveau gouverneur. L'orage de jour en jour grossissait sur ma tête: le danger devenait pressant: je songeai à mettre en sureté ma vie avec une partie de mon bien; et craignant que mon fils, que je venais d'envoyer à paris, ne fût arrêté, je renouvelai à son gouverneur la défense de paraître parmi nos connaissances. La haîne de mes ennemis s'envenima au point, que pour m'y soustraire entièrement, je fis publier ma mort; tout le monde la crut jusqu'à mon fils; son guide savait seul mon secret. Valincourt (c'est le nom que je lui fais porter) aimait lorsqu'il aprit cette nouvelle: il disparut quelque tems aprês, et l'objet de sa tendresse même ignora quel était son sort. Le conducteur que je lui avais donné, me rejoignit, m'aprît cette fâcheuse nouvelle: je fus au desespoir. Nous revînmes tous deux en france, avec ce que je pus emporter de mes richesses. Aujourd'hui tout a changé; on me rend justice à pondicheri; et si je retrouvais mon cher Valincourt, aussi-bien que ma nièce, je n'aurais plus rien à desirer.»
Lorsque Rosin eut fini son récit, il était l'heure de se rendre chez Satinbourg; il part avec Delaunage. Mais les jeunes époux sont déjà sortis: on nomme le couvent de Fanchette; ils viennent de s'y rendre. Les deux amis y volent. L'aimable Adélaïde paraît seule, pour leur apprendre que Satinbourg et sa jeune compagne n'ont fait que passer. Delaunage demande Fanchette. La jeune religieuse crut la devoir celer. Rosin était vivement frapé des grâces de la charmante sœur: son cœur facile à s'enflâmer s'intéressa pour elle: il l'entretint quelques momens, et lui dit des douceurs. Adélaïde le considérait; quelques traits, un son de voix qu'elle crut reconnaître, fixaient son attention. Rosin, charmé, lui dit: «Comment a-t-on pu se résoudre, madame, à ensevelir tant d'attraits dans un cloître?—Ensevelie! moi!... j'en serais au desespoir.—Vous n'êtes pas...—Si.—Et...—Dans deux jours... Vous connaissez monsieur Satinbourg; dans deux jours vous saurez tout.—Ah ciel!... Madame, j'aimais une jeune personne toute belle que j'ai vue deux fois... j'en devins éperdûment amoureux dês la première... mais vous l'égalez. Cette mule fut à elle.—Voyons... Mais... Je crois...—Il faut me la rendre?—Venez la reprendre demain.» Rosin fut ravi que ce bijou lui fournît un prétexte de revoir la jolie cloîtrée: il y consent, et sort avec le vieux marchand.
Adélaïde, en voyant la mule mignone, présuma qu'elle ne pouvait apartenir qu'à Fanchette. Mais comment se trouvait-elle entre les mains d'un homme connu de Satinbourg? Elle vole auprês de son amie, qu'elle ne nomme plus, que son aimable sœur: elle lui rend compte de ce qui vient de se passer, et lui présente la mule: Fanchette la reconnaît avec surprise; raconte comment et dans quelle occasion elle l'a perdue, cherche la semblable, la retrouve, et les chausse. Les deux tendres amies s'épuisèrent en conjectures. Deux heures aprês le même sujet les occupait encore; et la jeune Agathe paraît.