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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XVII
Qui doit avoir de grandes suites.

Jamais Néné n'avait été si contente: elle paya, se chargeait de l'étofe; Fanchette avait d'autres bagatelles: mais soit qu'un coup-d'œil du vieillard les eût instruits; soit d'eux-mêmes, les garçons les en débarassèrent malgré elles, et leur offrirent leur bras pour les remener. «Que vous êtes charmante, mademoiselle, disait le plus aimable des deux, qui conduisait Florangis! je m'estimerais heureux, si vous me permettiez de vous rendre quelques visites, et de me faire connaître: Je suis riche; de bonne famille; mes ancêtres sont commerçans en draps depuis plus d'un siècle: On m'a placé chez monsieur Delaunage, parce qu'on marchande son fonds pour moi: Vous voyez que c'est un établissement avantageux et tout formé: Ma mère m'adore: toutes mes volontés seront une règle pour elle; d'ailleurs votre nom est connu; monsieur votre père se ruina, mais il ne fit tort d'un sou à personne; son honneur est entier dans le corps des marchands: Consentez à devenir ma compagne, à rentrer dans un état pour lequel vous êtes née.»

Ce jeune garçon parlait bien raisonnablement, et Fanchette aimait la raison. Dolsans n'avait pas un moment balancé Lussanville: Satinbourg (c'est le nom du jeune marchand) pensa l'emporter, non par l'inclination; mais par la convenance, la douce égalité, l'amour d'un premier état. La jeune fille répondit sagement: «Monsieur, je suis reconnaissante des sentimens que vous me montrez; mais je crains un engagement, et des raisons fortes me font une loi de n'y pas songer encore: vous ne pouvez me rendre de visites; cela ne serait pas séant: mais voyez ma bonne.» Ces derniers mots satisfirent le jeune garçon marchand.

Celui qui conduisait la gouvernante ne s'oubliait pas. «Cette jeune demoiselle dépend de vous, madame, lui disait-il: vous ne seriez pas fâchée de lui trouver un établissement honnête; et je suis votre affaire. Un frère aîné que j'avais, vient de mourir: mon père, chez lequel je vais retourner, demeure rue saint-antoine. Sa boutique vaut au moins celle de M. Delaunage: il est âgé, infirme, veut se retirer, et va tout me remettre: voyez, informez-vous; il se nomme Damasville: je préfère mademoiselle Florangis au parti le plus riche, et je ferai mon possible pour la rendre heureuse.—Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne Néné.» Et l'on arrive.

Tandis que la gouvernante rendait compte à sa pupille des propositions de Damasville, les deux jeunes cavaliers, de retour avant elles, parlaient à la marchande de modes. L'un était le comte d'A***, et l'autre le marquis de C***; charmans, riches, maîtres d'eux-mêmes. Leurs vues n'étaient pas honnêtes comme celles de Lussanville, mais ils étaient puissans; ils offrirent tout-d'un-coup à la marchande, de faire la fortune de sa nièce et de la rendre une fille de conséquence: Il ne s'agissait, disaient-ils, que de perdre un honneur de préjugé, pour en avoir un autre infiniment plus commode, et plus considéré dans le monde. La marchande (et de modes encore!) élevée chez les ostrogoths, ne connaissait pas cet honneur-là; elle les assura que jamais elle ne consentirait à l'échange, et les pria sérieusement de n'y plus songer.

CHAPITRE XVIII
Foule d'amans.

Durant la maladie de monsieur Apatéon, qui fut longue, Fanchette et sa bonne sortirent quelquefois. Néné crut bien faire de conduire sa pupille chez celles des connaissances de ses parens inconnues à monsieur Apatéon, et qu'elle estimait le plus; afin qu'à son retour, l'oncle de la belle orfeline eût moins de peine à la retrouver. Les malheurs de monsieur de Florangis avaient fait des ingrats de tous ses amis; le joli pied de sa fille les rendit tous criminels. Il n'y eut pas un vieillard qui ne tâchât de la séduire, pas un jeune-homme qui n'entreprît de la toucher.

Lussanville n'avait pas manqué une seule occasion de voir sa maîtresse lorsqu'elle sortait: mais il était impossible, de la manière dont Fanchette était voîlée, qu'il en fût remarqué. Un jour il ne put résister à l'envie de lui dire quelques mots: il aborde timidement la bonne, et salue son amante: le cœur de Fanchette tressaille, en entendant sa voix; elle rougit en le regardant. Le jeune Lussanville parla de sa tendresse; il était si vrai, si persuasif; il s'exprimait d'une manière si touchante, que Néné prenait plaisir à l'écouter. Il offrit de les aider à marcher: la bonne accepta: pour la première fois cet amant passionné toucha le beau bras de Fanchette: il osa lui presser la main: la jeune fille était vivement émue, ses genoux tremblaient, et son cœur disait: Cher amant! seras-tu fidèle? mais sa bouche gardait le silence. Quel heureux état! si l'on en bannissait la crainte, il serait moins délicieux.

Dolsans, non moins amoureux, voyait tous les jours Fanchette chez sa tante: le nom de parent qu'il prenait avec elle, semblait lui donner des droits à sa familiarité: cependant il ne put jamais obtenir de l'accompagner. Il ne pouvait douter de la passion de Lussanville: la marchande ne lui cacha pas les propositions du marquis de C***: le jeune peintre frissonna: il résolut de suivre sa maîtresse dès qu'elle sortirait, pour la secourir dans le besoin. Tant qu'il n'avait entendu louer Fanchette que par des inconnus, son humeur jalouse l'avait fait souffrir beaucoup moins, que son amour n'avait été flaté: mais lorsqu'il reconnut Lussanville, il ne se posséda plus. En le voyant aborder Fanchette et sa bonne, qui le recevait d'un air familier et content, il lui passa dans l'esprit mille projets funestes. Insensé! ignorait-il qu'on ne doit disputer le cœur d'une belle, qu'en s'efforçant de surpasser son rival, en vertus, en talens, en amour! Dolsans se proposait d'attaquer Lussanville, dês qu'il aurait quitté la belle Florangis et Néné: mais, pour combler sa douleur et sa jalousie, le jeune-homme entra dans la maison avec elles.

C'était chez une parente de la mère de Fanchette, que Néné conduisait sa pupille. Cette femme les reçut froidement d'abord; mais lorsque Lussanville eut dit en confidence à la bonne dame ce qu'il sentait pour sa petite cousine, et qu'il l'eut instruite du dessein formé de l'épouser, elle changea de ton, et lui fit mille caresses: la future compagne de monsieur de Lussanville était tout autre chose à ses yeux, que la jeune et pauvre Fanchette. La bonne exigea, lorsqu'elles voulurent se retirer, que Lussanville restât; elles s'en retournèrent seules, malheureusement.

En arrivant chez la marchande de modes, elles trouvèrent un essaim d'amans, qui semblaient s'être donné le mot. Satinbourg et Damasville accoururent les premiers audevant de Fanchette. Ils la prièrent de décider entr'eux. La jeune Florangis venait de voir Lussanville: elle les assura tous deux qu'elle voulait rester libre longtems encore, et les pria de cesser leurs visites. La bonne et la marchande, de leur côté, congédiaient un jeune avocat qui commençait à se distinguer au palais, par des plaidoyers fleuris, en stile de ruelle: un jeune procureur, qui se sentait la conscience chargée, parce que son père avait accablé de frais injustes celui de Fanchette, pour avoir à vil prix une jolie maison de l'infortuné marchand, voisine de la sienne; un neveu d'Apatéon, qui desirait ardemment la mort du vieillard voluptueux, mais qui paya plutôt que lui le fatal tribut à la nature; un commis, qui voulait se donner une jolie compagne, pour l'employer à faire sa cour à ses protecteurs, et parvenir plus rapidement; et vingt autres, tous enfans de ceux qui virent d'un œil indifférent ou satisfait la ruine de monsieur Florangis. La bonne Néné nageait dans la joie. «Ma chère fille, disait-elle, voici de quoi choisir; mais n'écoutez votre cœur, que lorsqu'il vous parlera de concert avec la raison.—Ma bonne?... Lussanville?—Voila celui que vous préférez; il le mérite, chère Fanchette, s'il est fidèle; mais le sera-t-il?—Je le crois, ma bonne.—Il ne faut rien croire, et douter de tout.—A l'exception de mon parfait dévoûment, madame, dit le marquis de C*** qui s'était aproché sans qu'elles l'aperçussent: J'ai un rang, des titres, des parens puissans, je suis sincère, jeune, tendre; je ne vous dis pas que j'épouserai mademoiselle, je serais un menteur; mais hors cela qu'elle forme des vœux, je vais les remplir, sans hésiter, sans différer; sa fortune ne lui coûtera qu'un signe de tête, ses gouts, ses fantaisies, ses caprices seront des loix; un équipage brillant, des diamans, des bijoux, une petite maison délicieuse, cent autres choses dont je ne parle pas, tout cela n'est pas indifférent, un mot, elle va l'avoir: Il en est mille qui ne se le feraient pas répéter deux fois; mais vous, c'est autre chose; on attendra vos résolutions; huit jours suffiront-ils? parlez? on pourrait aller jusqu'à quinze: ne vous préparez pas un repentir, en refusant un homme aimable et l'aisance, qui viennent vous chercher... Je ne demande pas de réponse aujourd'hui; je reviendrai. Adieu, mon adorable, jusqu'au revoir.» Tout cela fut prononcé avec tant de volubilité, qu'il avait été impossible de l'intérompre. «Eh! ne vous donnez pas la peine de revenir, monsieur, lui cria la gouvernante, en le voyant disparaître: je vous déclare dês aujourd'hui, qu'une couronne, au prix que vous nous offrez vos dons, ne nous tentera jamais.» Le marquis feignit de n'avoir pas entendu, et s'éloigna.

Un équipage s'arrête à la porte en ce moment: Il en sort un gros homme court. Fanchette fit un cri de frayeur; elle le crut monsieur Apatéon. Il s'aproche; jette un regard protecteur sur tout ce qui l'environne, et s'assiéd en soufflant. «C'est donc à vous cette belle enfant, dit-il à la marchande? Elle est assez bien, ajouta-t-il, en regardant la jeune Florangis d'un air effronté. Dites-moi, ma fille, ne vous ai-je pas vue quelque part?...» Fanchette baissait les yeux en rougissant. «En vérité, je lui trouve un air d'innocence... je m'en accommoderai... Ah! ciel!... eh! ma belle pouponne! quel joli bijou vous avez là?... Non, je me trompe, vous n'êtes pas celle que je croyais avoir déja vue au bal de saint-cloud: j'aurais remarqué ce joli pied-là. Il est plus vrai qu'il ne le fut jamais que 3 et 3 font six, plus 4 font dix, que vous êtes une perfection... Mais, où va-t-elle?... Écoutez, écoutez, la petite! on vous veut du bien... Rapelez-la donc; elle ne m'entend pas.» La gouvernante n'avait jamais eu d'amant financier; à peine comprenait-elle quelque chose à ce qu'il venait de dire. La marchande, plus connaisseuse, répondit d'un air froid: «Monsieur, on vous aura trompé ce n'est pas chez moi qu'on vous aura dit. Voyez ailleurs.—Si fait, parbleu! je vous trouve plaisante: mon agent m'aurait trompé! moi! Cette jeune personne ne se nomme-t-elle pas Fanchette? ne l'avez-vous pas en aprentissage? n'est-elle pas jolie, orfeline, et pauvre? et par conséquent ce que je cherche.—Eh! pourquoi, monsieur, la cherchez-vous, dit bonnement la gouvernante?—Belle demande! parce qu'elle est jolie; que j'aime les jolies femmes, et que je les paye.....—Allez, monsieur, reprirent à la fois la marchande et Néné; sortez; je ne pourrais commander davantage à mon indignation: cherchez autre part les malheureuses victimes de vos débauches.....—Adieu, mes belles dames, adieu: la jeune fille sera peut-être plus traitable: adieu. Vous enragez: mais, vous voyez bien que l'on ne saurait plus s'adresser à vous: votre tems est fait. Adieu.» Il part, en achevant ces mots, et laisse la bonne Néné três-scandalisée de sa grossièreté brutale.

CHAPITRE XIX
Où Fanchette est modeste et généreuse.

La pudeur venait d'obliger Fanchette de fuir: elle s'était enfermée dans sa chambre avec la jeune Agathe. L'aimable fille réfléchissait sur cette foule d'amans qui demandaient sa main: pour les autres, tels que l'impudent financier, le comte, le marquis, etc., elle ne leur fesait pas l'honneur de s'en occuper. Elle reprit son ouvrage, et travaillait. «Méritons d'être l'épouse de Lussanville, se disait-elle: je n'ai pas de bien; je ne puis devenir son égale que par la vertu. Mon père me traça la route que je dois suivre: ce n'est qu'en exécutant avec fidélité ses derniers ordres, que je serai digne de mon amant.» Un tendre soupir suivit cette réflexion modeste.

Fanchette était tranquille: un cri perçant, poussé par la marchande, la tira de sa douce rêverie: les deux jeunes filles frissonnent, et volent auprês d'elle. Quel spectacle s'offre à leurs yeux! Dolsans, porté par quatre hommes: son sang coule d'une large blessure: Lussanville, fondant en larmes, le suit! «Vous voyez un coupable, mademoiselle, dit le jeune peintre à Fanchette, dês qu'il l'aperçut, que le ciel punit: je vous aimai, je vous adore encore à mon dernier moment... mais j'étais indigne de vous... puisque j'ai pu devenir criminel... Je viens d'attaquer un homme que vous me préférez... Je lui aurais arraché la vie sans remords peut-être, et je le vois donner des larmes au sort que je mérite...» Il se tut: et les sanglots étoufaient l'aimable Florangis. «Ah madame! dit-elle à la marchande, c'est donc moi qui suis la cause de son malheur!... Dolsans! puis-je racheter vos jours aux dépens de mon bonheur et de ma vie... Oui, madame, ajouta-t-elle, en regardant sa maîtresse, qu'il vive... employez tout pour le sauver; et... s'il faut ma main... s'il ne peut suporter le jour qu'à ce prix, je n'écouterai point mon cœur qui me parle pour son rival; je la promets, et je la donnerai.»

Lussanville entendit ce cruel arrêt. «Ah! Fanchette! lui dit-il à demi-bas, vous m'aimiez!... et je vous perds! Si j'avais su qu'il n'y avait point de milieu pour moi, entre la mort et ce revers, je n'aurais pas défendu ma vie, qu'on attaquait avec fureur... Mon sort est donc décidé... Une main teinte de sang ne se joindra jamais avec la vôtre... Adieu. Je vais mourir.—Ne me rendez pas plus malheureuse encore... Je vous aimais; je vous aime: mais il ne me sera plus permis de vous le dire, ni de vous voir... Si vous étiez à la place de Dolsans, je ne vivrais plus...—O ciel! qui l'eût pensé, que je serais infortuné en entendant cet aveu flateur!» Accablé de douleur, desespéré, le jeune amant s'éloigne en pleurant.

La blessure de Dolsans n'était pas aussi dangereuse qu'on l'avait cru: sa tante, rassurée, caressait Fanchette, en lui répétant, que bien loin de l'accuser du malheur de son neveu, elle allait lui devoir son bonheur et sa vie. La jeune Agathe se joignait à sa mère: elle embrassait l'aimable Florangis: «Que j'aurai de plaisir à vous nommer alors tout-de-bon ma cousine, lui disait-elle!» Fanchette versait des pleurs: mais elle ne se repentait point du sacrifice: son âme généreuse fesait une bonne action, sans se mettre en peine d'en savourer la douceur.

CHAPITRE XX
Le pied lui glisse: elle va tomber.

Kathégètes, ce vieillard respectable, gouverneur de Lussanville, fut frapé de l'air de tristesse de son élève. Mais il avait pour maxime, de ne faire jamais de questions: il prit seulement un air de douceur et de bonté, plus marqué qu'à l'ordinaire, afin d'exciter la confiance. Il fut plus surpris encore de la réserve de Lussanville, et de se voir pressé d'accomplir un dessein formé depuis longtems, de visiter les principaux états de l'europe: le jeune-homme semblait auparavant n'envisager ce voyage qu'avec répugnance, et l'avait entièrement rompu, depuis qu'il connaissait la belle Florangis. Monsieur Kathégètes sentit bien qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire: il remarqua que tout ennuyait Lussanville; qu'il ne se trouvait bien nulle part. «Il aime, disait le bonhomme... mais il veut fuir! je voudrais bien connaître celle qu'un amant si bien fait a trouvée cruelle.» La curiosité l'emporta sur ses principes. «Qu'avez-vous? dit-il un jour à l'aimable jeune-homme.—Ah! mon papa!... j'aime, je suis aimé... et pourtant, je suis malheureux!—Vous m'ôtez un sujet d'étonnement pour en faire naître un autre...—Ne m'en demandez pas davantage; ce serait aigrir mes maux.» Et le vieillard se tut. Son élève se tourmentait; il se répandait dans les assemblées: puis tout-à-coup prenant d'autres dispositions, s'enfonçait dans une solitude absolue: mais le trait était dans son cœur; sa douleur le suivait par-tout [18]. Il rendait souvent des visites à la bonne Néné, qui tâchait de le consoler, en lui disant de ne pas désespérer encore. Il la pria d'accepter pour sa pupille le présent qu'il avait fait: elle résista d'abord; ensuite elle se laissa toucher, et le tendre jeune-homme se crut moins malheureux.

Les autres amans de Fanchette ne se découragèrent pas: monsieur Delaunage envoyait tous les jours de nouveaux dons qu'on refusait; Satinbourg et Damasville ne pouvaient obéir à l'ordre de ne plus revenir: Le marquis et le comte fesaient toujours des promesses éblouissantes; mais le financier prenait une autre route. Un jour l'aimable Florangis sortait d'une église: un carosse barrait la porte. Fanchette se présente pour passer: deux grands laquais la prennent entre leurs bras, l'y placent malgré elle, ferment les portières, et le char vole. Lorsqu'il s'arrêta, la jeune personne se trouva dans la cour d'une maison superbe: on la porte dans un apartement somptueusement meublé: elle y était à peine qu'elle vit entrer l'individu massif et rond, qui lui parla si cavalièrement chez sa maîtresse. «Ma reine, lui dit-il en l'abordant, ne craignez rien: vous êtes libre ici; ce n'est pas mon usage d'employer la violence avec les belles.—Pour me prouver que vous dites vrai, monsieur, permettez que je me retire sur le champ.—Mon cœur! pas sitôt: il faut du moins m'écouter auparavant. Pourquoi faire la bégueule et la sauvage? En vérité, mon enfant, si vous conservez cette manie-là, vous ne percerez jamais, et, jolie comme vous êtes, ce serait réellement dommage: vous pourriez prétendre à tout... Voulez-vous, par un mariage légitime et cérémonieux, vous ensevelir avec un malôtru? ma foi! ce n'est pas mon avis. Je veux vous donner des lumières, des conseils; vous parler en ami... Allons, petite... Mais pourquoi!... Voyez qu'on lui fait grand mal!... soyez moins farouche. Asséyez-vous.—Non, monsieur; je veux m'en aller.—Ah! belle pouponne, un moment... Eh! laissez-nous donc voir ce petit pied, il est si joli! pourquoi le cacher!...—Je ne suis point faite, monsieur, non, je ne le suis point, pour cette humiliation.—Eh! qui prétend vous humilier!... Écoutez, ma fille: cet agrément là peut seul faire votre fortune, et je vous avouerai, moi, que c'est ce qui me plaît davantage en vous. Mon aimable enfant, ne croyez pas que je veuille vous faire vieillir avec moi: je change souvent: j'ai des trésors; je les partage avec celles que je quitte: on sait que je suis de bon goût: m'avoir eu, c'est un titre pour trouver un autre amant.—Je ne veux, monsieur, ni de vos richesses, ni d'amant.—Je suis plus instruit de vos affaires que vous ne pensez, belle Fanchette; vous allez épouser un maladroit que vous n'aimez pas, et vous vous arrachez à l'amant que vous préférez: Je sais tout cela: voici la proposition que je vous fais: Dans huit jours vous épouserez Lussanville fils de ma sœur et mon pupille; je vous doterai richement: cela n'a-t-il rien qui vous tente?—Hêlas!... Monsieur, j'ai promis d'épouser Dolsans, de me sacrifier, pour lui sauver la vie, et je tiendrai ma promesse.—Ah! pour le coup, ma belle, je ne vous conçois plus. Quoi!... Vous n'aimiez donc pas Lussanville?—Pardonnez-moi.—Et vous le refusez?—Oui, monsieur.—La raison, s'il vous plaît, de ce procédé rare?—C'est que tôt ou tard j'occasionnerais la mort de Dolsans, ou la sienne, et je ne crois pas acheter trop une si chère vie aux dépens même de mon bonheur.—Mais où donc a-t-elle vécu? Ma foi, ma mignonne, les romans vous ont tourné la tête. Il faut la guérir. De sorte que, sous le sceau du plus inviolable secret, vous seriez bien loin de me rien accorder, pour recevoir la main de mon neveu, et l'assurance de succéder à toutes mes richesses.—Ah ciel! quelle horreur!...—Elle s'effraye! ah! je veux la guérir! répétait-il en riant.»

Pour réussir à cette cure, merveilleuse, selon lui, le financier accable Fanchette de sa lourde masse, et se met en devoir de ravir des faveurs, dont la moindre était d'un prix au-dessus de tous ses trésors [19]. L'aimable fille, comme tant d'autres, aurait pu céder à la violence [20]; mais elle était vertueuse tout-de-bon: elle s'échape: le pesant midas la poursuit: telle autrefois Syrinx fuyait devant le dieu inventeur des chalumeaux. Fanchette, hors d'haleine, apelait de toutes ses forces: mais quels secours espérer dans une maison vendue au crime? Épuisée de lassitude, tremblante, le pied lui glisse, elle va tomber; le financier avance un canapé, qui la reçoit. Avant qu'elle puisse se relever, il est à ses pieds; il s'en empare; il les baise un million de fois: Tous les efforts de Fanchette pour se débarrasser, sont inutiles. Elle fond en larmes. «O! mon père! s'écrie-t-elle, votre fille touche à sa perte; mais elle n'est pas ici par son imprudence... Eh! quoi! un scélérat peut donc souiller l'âme la plus pure!...» Elle finissait à peine ces mots, qu'on frape rudement: le financier se relève: il hésite, mais enfin, voyant qu'on redoublait, il ouvre lui-même: c'est Lussanville qui paraît: Fanchette s'élance dans ses bras. «Sauvez celle que vous avez aimée, s'écrie-t-elle; arrachez-la des mains d'un barbare, que mes larmes ne touchaient pas...» Dans ce moment d'indignation et de douleur, Lussanville cola sa bouche sur celle de Fanchette, qui ne la détourna pas; il l'emporte; et l'éloigne de la demeure d'un infâme.

CHAPITRE XXI
Fanchette perd une de ses mules.

Plus léger que zéphyre, lorsque de son haleine, il agite doucement les tiges des fleurs, Lussanville avec son précieux fardeau, gagnait sa voiture: l'air effrayé de Fanchette fut remarqué par deux inconnus, qui dans ce moment se trouvèrent vis-à-vis la demeure du financier. L'un d'eux sur-tout, vivement frapé des traits de la jeune personne, la considérait avec intérêt. Ses regards vont se fixer sur un petit pied, qu'une mule mignone contenait à demi. L'émotion que lui causent ce pied séduisant et cette mule délicate fait palpiter son cœur. Également touchés pour une fille jeune et belle, à laquelle ils croient qu'on fait violence, tous deux se disposent à la secourir: ils accourent. La belle Florangis, qui les prit pour des satellites du financier, s'élance précipitamment dans la voiture de Lussanville: les deux inconnus, qui s'imaginent qu'elle est contrainte, la saisissent par sa robe: «Cher ami! s'écrie Fanchette!» et ses bras ceignent Lussanville. Au nom si doux qu'elle vient de donner au charmant jeune-homme, les libérateurs s'arrêtent, se regardent, et conviennent qu'avec cette figure, on n'est jamais réduit à forcer les filles. Mais la jolie mule de Fanchette avait tenté le plus aparent des deux inconnus [21]: dans le mouvement précipité que fit l'aimable fille pour se débarrasser de ses mains, son pied s'embarrassa; l'inconnu sut profiter de son trouble pour faire glisser le bijou qui l'avait charmé; il s'en empare adroitement, fait un compliment flateur à la jeune beauté, explique quelles ont été leurs vues en s'aprochant: on leur répond par une inclination profonde, et la voiture part comme l'éclair.

Les deux inconnus paraissaient étrangers: En effet, l'un était un riche habitant des colonies françaises en asie; l'autre, le gouverneur d'un fils unique que ce particulier avait renvoyé en france il y avait plusieurs añées. Le jeune-homme était disparu tout-à-coup dans un tems où il était préocupé d'une passion violente: son gouverneur s'épuisa vainement en recherches: rebuté, désespéré, il avait été lui-même porter au père de son élève la nouvelle d'un si grand malheur. Ils étaient de retour depuis quelques jours seulement.

«Quel trésor! disait l'asiatique à l'instituteur. Dans la position, où je me trouve, une fille si belle pourrait seule adoucir l'amertume répandue sur le reste de ma vie: oui, je bénirais le ciel de l'avoir rencontrée, si je ne lui croyais un mari... Mais, que sait-on? peut-être n'est-elle que sa maîtresse?... Malheureusement tous les moyens de nous en assurer nous manquent.—De toutes manières, répondait le gouverneur, vous devez en abandonner la poursuite; cette jeune personne étant ou mariée, ou indigne de vous fixer.—Indigne de me fixer!... Voyez, mon vieux ami, voyez cette mule, et représentez-vous les traits de celle qui l'a portée... mais voyez-la donc!—A quarante ans révolus, vous! séduit par un pied mignon! ah! ah!...—Eh! vous même, qui riez de si bonne grâce, y résisteriez-vous? Le parti en est pris: il faut découvrir son nom, sa fortune: nous avons tout employé pour retrouver une malheureuse famille que j'ai laissée... dans la misère: il ne restait qu'une fille; on vous a dit à vous-même qu'on ignore ce qu'elle est devenue... Et voilà ce qu'a causé sans doute la malheureuse nécessité où je me suis vu de faire croire ici ma mort. Mon fils se croyant maître de lui-même, aura méprisé votre autorité, donné dans le désordre, et se sera perdu... Mes parens n'ont plus compté sur moi... Nous allons faire de nouveaux efforts: si tout est inutile... que cette jeune beauté soit libre... quelle qu'elle ait été, je n'hésiterai pas. Combien en est-il, dans ce sexe enchanteur, qui, séduites par un perfide, entraînées par l'exemple, souvent livrées par celle qui devait les protéger, sont vertueuses au sein du libertinage! car, vous le savez, sans doute, la vertu ne consiste pas à garder une fleur que l'honnête-femme a du donner: tout git donc dans la manière de la perdre: eh! que reprochera-t-on à celles dont je parlais? Non, je ne leur fais pas un crîme d'un état qu'elles n'auraient pu éviter, non... et je n'en estimerai pas moins la jeune personne qui vient de me charmer: ma main, ma fortune, j'offrirai tout, je donnerai tout: son empire sur mon cœur est absolu... il l'est, ami, il l'est... et si malheureusement elle se trouve mariée... je n'ai jamais éprouvé ce que je ressens pour elle... je ne sais si je répondrais de ma vertu.»

En s'entretenant de la sorte, les deux amis suivaient la route qu'avait prise la voiture de Lussanville. Ils s'arrêtent par hazard devant la maison qu'il occupait, et reconnaissent un des domestiques qui venait d'accompagner le jeune amant de Fanchette. Ils l'abordent pour l'intéroger: mais Lussanville était aimé de ses gens; ils ne s'entretenaient de leur maître que pour en dire du bien, et jamais pour médire de ses actions: celui-ci leur tourna le dos, sans leur répondre.

Les inconnus n'aprirent rien dans ce moment: mais l'un d'eux ne pouvait dissimuler la joie qu'il ressentait d'avoir trouvé la demeure de l'heureux amant avec lequel il ne doutait pas que ne vécût la jeune fille au pied mignon. Il se retira, dans la résolution de ne rien négliger pour découvrir quel est le sort de la belle dont il a ravi la jolie mule (et rien de plus galant que cette mule; elle était bleu céleste, garnie d'un rézeau en argent), il ne pouvait se lasser de considérer ce bijou, dont la vue allait jusqu'au fond de son cœur réveiller les desirs.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

SECONDE PARTIE

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SECONDE PARTIE

CHAPITRE XXII
Présens qui deviendront fameux.

Lussanville, transporté de joie d'avoir garanti son amante de l'audace cynique d'un libertin opulent, la pressait dans ses bras, et lui disait: «Chère Fanchette, sans le malheur qui me bannit loin de vous, vous étiez perdue. Prêt à partir, j'ai voulu ce matin vous revoir une fois encore: j'ai remarqué que vous sortiez seule: si votre bonne, ou votre jeune compagne eussent été avec vous, je n'aurais pas hésité de vous aborder; mais vous étiez seule; j'ai craint de vous déplaire. A l'église, j'étais derrière vous. Heureusement, j'ai reconnu l'infâme agent de mon oncle, lorsqu'on vous a enlevée. J'ai volé sur vos pas: il a fallu faire violence à la valetaille qui le sert et l'imite dans ses vices, avant de parvenir jusqu'à ses apartemens secrets, consacrés à la séduction et à la débauche. Je bénis mon infortune, qui sauve ce que j'aime. Mais, hêlas! faudra-t-il vous fuir?—Mon cœur en gémit, partez: oui, cher amant, puisque vous l'avez résolu; je l'exige; mais ne desespérez plus.....—Ciel! qu'entens-je! Belle Fanchette! vous me rendez la vie.....» Sa bouche se colla sur la main de son amante: ensuite, il leva les yeux sur elle: ils ne parlèrent plus; mais ils se regardèrent... si tendrement!... Lussanville essuya les larmes qui coulaient encore. On arrive chez lui. Fanchette craignait d'entrer dans la maison de son amant: mais sa mule était égarée, et sa parure dans un étrange désordre; elle redoutait de paraître ainsi chifonnée aux yeux du jaloux et pénétrant Dolsans: elle dit à Lussanville: «Je me fie à votre bonne foi;» et lui donna la main. La belle Florangis n'eut pas lieu de s'en repentir. Le tendre Lussanville nageait dans la joie de voir chez lui la souveraine de son âme. «Pourquoi devez-vous en sortir, lui disait-il, de ces lieux où vous règnerez un jour! divinité de mon cœur! c'est ici que vous serez chérie, adorée du plus tendre des époux.» Fanchette sourit: la joie commençait à ranimer son âme abatue. Elle avait son portrait, que Dolsans venait de finir durant sa convalescence, et qu'il se flatait de recevoir de la main de Fanchette; il était dans la même boîte que celui de sa mère; elle y joignit un brasselet, qu'elle-même avait tissu de ses beaux cheveux; et ce présent fut pour Lussanville. Elle lui redemanda sa jolie chaussure, mais ce ne fut que pour la lui rendre. Lussanville, de son côté, la pria de recevoir des mules magnifiquement brodées, faites sur le modèle qu'il avait entre les mains: ce présent était nécessaire à Fanchette; mais il lui plut indépendamment de cela; elle ne le déguisa point: elle accepta de même la boîte de bijoux que son amant avait prié la bonne Néné de garder; elle lui promit de se parer de ses dons. Faveurs innocentes et précieuses! ah que vous avez de charmes pour les cœurs tendres!... L'aimable jeune homme, pénétré de reconnaissance, disait à sa charmante maîtresse: «Mon adorable épouse, nous devrons le plus grand de nos biens à nos malheurs.»

Après avoir examiné le portrait de Fanchette, Lussanville jeta les yeux sur celui de madame Florangis; il fut surpris de le trouver si richement orné: Il allait le baiser; il pousse un cri: «Quoi! dit-il à son amante, voila l'image de celle qui vous a donné le jour!... ô ciel!... Mais vous m'en devenez plus chère... Oui, divine Fanchette, et le père, et le fils... le même pouvoir les a soumis. Mais la passion de mon père était illégitime, et fut aussi malheureuse qu'extrême. S'il avait été témoin de la ruine de celle qu'il adorait, il l'eût réparée... son fils va le faire... Belle Florangis! quelles nouvelles chaînes ne formerait pas cette découverte, si quelque chose pouvait augmenter mon attachement pour vous.» Lussanville baisa le portrait: «Aimable mère de mon épouse, disait-il, oui, je vous adore: on vous accuse de m'avoir ravi mon père; mais vous me donnez une compagne qui fera ma félicité.» Fanchette écoutait Lussanville avec étonnement: mais elle ne l'intérogea pas. Ils se regardèrent, et s'attendrirent sur le sort de leurs parens; ils se dirent combien ils les avaient aimés, et connurent que leurs cœurs honnêtes et sensibles se ressemblaient.

Enfin l'aimable Florangis, remise du cruel assaut qu'elle venait d'essuyer, suivie de son amant, retourna chez sa maîtresse: sa présence calma les vives inquiétudes de la marchande de modes, et fit cesser les alarmes de la jeune Agathe.

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