← Retour

Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

16px
100%

CHAPITRE XXVIII
Nouveau désespoir.

Fanchette ne fut pas longtems seule avec le marquis. Le barbare se disposait à satisfaire sa brutale passion, lorsqu'un bruit épouvantable se fit entendre dans la cour, dont on venait d'enfoncer les portes. Des gardes saisissent les domestiques du marquis; il accourt; on l'arrête lui-même: La vieille gouvernante paraît: elle nomme sa pupille; la demande à grands cris; s'élance de la voiture; parcourt les apartemens. Et Fanchette, qui ne sait pas la cause du tumulte qu'elle entend, tâche de rapeler ses forces, et de profiter de la liberté qu'on lui laisse, pour fuir, et se dérober à ses ravisseurs. Elle sort heureusement, et quoiqu'il fasse une nuit obscure, prend au hazard la route de paris. Elle n'avait pas fait cent pas, qu'elle aperçoit de loin deux hommes, qui quittent leurs chevaux: ils les remettent à un troisième qui les éclairait, et s'avancent à pied vers la maison, afin de ne pas être entendus. Tout effrayait Fanchette; elle veut se détourner, pour n'être point remarquée; mais elle marchait difficilement, ses pieds délicats étaient sans chaussure, et les deux hommes l'avaient entrevue. Quelle fut leur surprise et leur joie, en l'aprochant, de reconnaître la belle Florangis! qui, de son côté, remettant Satinbourg et son camarade, les conjure de la sauver. Satinbourg était aux genoux de la souveraine de son cœur. «Adorable Fanchette, lui disait-il avec attendrissement, vous, que tout l'univers devrait respecter, adorer! est-ce vous qu'on réduit à fuir!... Quoi! mon bonheur permet que je vous serve!» Sans perdre de tems les deux jeunes garçons font un brancard de leurs mains qu'ils joignent, et plus légers que les vents sous ce fardeau précieux, ils regagnent leurs chevaux; Satinbourg prend Fanchette sur le sien et la tient dans ses bras; les deux amis regagnent paris, et remettent la jeune fille chez la marchande.

Là, Satinbourg aprit à Fanchette qu'un billet de la bonne venait de l'instruire de son malheur, en indiquant la maison devant laquelle une de ses mules avait été trouvée. «J'ai volé, continua-t-il, dans la résolution de périr ou de vous sauver. Damasville, aussi touché que je l'étais, a voulu m'accompagner; et, par un bonheur dont nous n'eussions osé nous flater, nous vous avons rencontrée.» Fanchette avait besoin de repos: Satinbourg et Damasville, contens de la voir en sureté, prirent congé d'elle.

«Ma chère Florangis, dit la marchande, dês qu'ils furent sortis, quel nouveau malheur! sans monsieur de Lussanville, qui vient d'arriver, et qui, par hazard, a trouvé votre mule à la porte de l'infâme retraite de vos ravisseurs, jamais peut-être nous ne vous aurions revue.—N'achevez pas de me percer le cœur, madame, reprit Fanchette: ah! voila ce qui met le comble à mon infortune! Lussanville l'a causée!... Pourquoi l'ai-je connu!... Il n'est donc point de marques pour distinguer les perfides!... Qui l'eût pensé!... il paraissait si sincère, si tendre!...» En même tems, d'une voix entrecoupée de sanglots, elle raconte à la marchande ce qu'elle vient de voir... Fanchette, pénétrée de douleur, accablée de la perfidie d'un ingrat, fit couler les larmes de sa maîtresse sur son déplorable sort. «Lussanville! vous m'avez trahie, disait-elle, inhumainement livrée, vous que j'aimais!... Ah j'étais trop faible pour vous! une fille ne doit jamais abandonner entièrement son cœur qu'à son époux... C'était une faute, et le ciel m'a punie! O comble d'anéantissement et de douleur! Je croyais, il y a quelques jours, avoir épuisé les coups du sort... et je perds aujourd'hui autant que l'honneur et plus que la vie; je cesse d'estimer ce que j'aime; celui dont je croyais être l'épouse.» Et la jeune Agathe arrive: elle se précipite vers son amie; la presse dans ses bras; la couvre d'un million de baisers; et lui dit: «Ma Fanchette, tout ce que j'aime au monde aprês maman, c'est vous!... vous! ma charmante amie!... ah! c'est vous!... j'ai pensé mourir de douleur... Si je vous eusse accompagnée, j'aurais poignardé ces infames!... Si vous aviez vu les transports de monsieur Lussanville!... Mais d'où vient? ne le vois-je pas?... Quel bonheur! qu'il vous ait arrachée des mains de ces scélérats!» L'infortunée Florangis soupirait: cependant ces témoignages sincères de l'amitié la plus tendre soulageaient son amère douleur.

La marchande et sa fille mettaient Fanchette au lit: des voitures s'arrètent devant la boutique: la gouvernante éplorée, monsieur Apatéon et le comte d'A*** en sortent. Heureusement la marchande eut la prudence de dire tout bas à Néné: «Nous avons Fanchette.» La bonne retint à peine un cri de joie, et fit signe de garder le secret. Apatéon déclamait beaucoup contre les mœurs dépravées du siècle; s'informait de la marchande comment Fanchette avait vécu chez elle; demandait qui l'y avait placée? Celle-ci lui répondait: «Honnêtement, monsieur, et comme la fille la plus aimable, la plus modeste et la plus sage: C'est d'une dame âgée que je la tiens.» Et monsieur Apatéon s'écriait: «Quel dommage!... Où la trouver à présent? et dans quel état sera-t-elle?» En prononçant ces mots, il s'en allait. Le comte d'A***, les yeux fixés contre terre, disait tout haut, pour qu'on l'entendît: «Le traître de C***! il faut avoir bien peu de mérite, pour recourir à de tels moyens! Que sera-t-elle devenue? Il n'est pas un coin dans la maison du marquis que je n'aie tenu: Je vais avec mes gens, passer la nuit à la chercher.»

Lorsqu'on fut débarrassé d'Apatéon et du comte, Néné vole auprês de sa chère Florangis. Elle ne fut d'abord sensible qu'à la joie de la revoir. Mais bientôt le malheur de Lussanville et l'impression qu'il allait faire sur Fanchette s'offrit à son esprit. Les sanglots l'étouffèrent. «Ah! ma bonne, lui dit l'aimable fille, l'eussiez-vous pensé, qu'il était un monstre, plus dangereux pour moi que les Apatéons, les financiers, Dolsans, et le cruel marquis lui-même?—Qui?... que voulez-vous me dire, ma chère enfant?—Hêlas! celui que j'aimais uniquement, et que j'aime encore peut-être...—Ah! qu'il en était digne!...—Lui!...—Pauvre Fanchette!...—Ma bonne!...—Il n'est plus.—Il n'est plus!...—Il a péri pour vous sauver.—Lui, qui me livrait!...—Ah! malheureuse amante! on nous avait trompées! le billet n'était point de lui: un faussaire avait imité son écriture: l'indigne marquis vient de l'avouer lui-même, en remettant à monsieur Apatéon les présens qu'il avait eu l'adresse de faire voler à votre amant. Lussanville est mort en voulant vous venger tous deux.» Fanchette n'entendait plus la fin de ce terrible éclaircissement: éperdue, anéantie, son âme l'abandonnait. «Eh! pourquoi lui dire à présent tout cela, s'écriait la jeune Agathe en pleurant! voulez-vous donc la faire mourir?» L'évanouissement de la tendre Florangis dura longtems: ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, et par des soins multipliés, qu'on put la rapeler à la vie.

«Cher amant, s'écria-t-elle, en reprenant ses esprits! que je suis coupable! Ah Lussanville! mon amant, mon époux, toi, qui règnes sur mon cœur, je t'outrageais; j'avais l'injustice de croire tes ennemis, et de t'accuser! Il ne me reste plus qu'à mourir.» Fondantes en larmes, la vieille gouvernante et la sensible Agathe, la conjuraient de modérer sa douleur. «Aye pitié de ma vieillesse, ma chère fille, lui disait Néné: n'empoisonne pas mes derniers jours.»

Chargement de la publicité...