Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XLVI
Comme se venge un tartufe.
«Ne craignez pas qu'on vous manque, monsieur, dit Lussanville; faites retirer vos gardes: nous respectons en vous non-seulement le magistrat dont vous tenez votre pouvoir, mais notre souverain lui-même, dans lequel nous en voyons la source et la plénitude: parlez: nous irons avec confiance rendre compte de notre conduite aux ministres des loix.»
«Vous êtes, messieurs, reprit l'homme noir, tels que j'espérais de vous trouver.» Le magistrat, fatigué par un certain monsieur Apatéon, lui fit expédier il y a quelque tems un ordre pour faire arrêter un jeune homme, qu'il accusa de méditer des adultères et des séductions chez d'honnêtes gens dont il s'est dit l'ami. Il ajoutait que ne cherchant que le bien de ce jeune homme, il le retiendrait chez lui jusqu'à ce qu'il eût instruit ses parens, et pris leurs ordres. Dernièrement il a sollicité pour faire revenir auprès de lui sa pupille, que de mauvais conseils, insinuait-il, avaient aliénée. La manière dont tout cela s'est exécuté, a paru mériter quelqu'attention. Aujourd'hui c'est une plainte beaucoup plus grave: la pièce est singulière: ces dames, et vous, messieurs, voudrez bien en entendre la lecture.
A MONSEIGNEUR, etc.
Supplie três-humblement Philotès-Philogunes-Théophile-Benigne- Job-Bonaventure-Théodore-Dieudonné-Clément-Simplicien-Boniface- Nicaise-Bon-Gilles-Blaise-Nabuchodonosor Apatéon, bourgeois de paris, ancien marguiller de sa paroisse, des confréries du... etc., etc., etc.
Disant: que s'étant parci-devant muni de vos ordres, pour ramener dans la droite voie une fille, pauvre orfeline, qui lui fut confiée par le père d'icelle, avant d'aller rendre compte devant le grand juge, il aurait effectivement de nouveau reçu ce petit serpent dans son sein: Qu'il l'aurait même conduite dans une solitude, distante de quelques lieues de cette capitale, afin de couper tout-d'un-coup racine, par cette salutaire retraite, aux mauvaises habitudes et fréquentations de la susdite pauvre orfeline: Qu'il y aurait été durant plusieurs jours avec elle: Que par pure bonté, et désir de la gagner à dieu, il aurait souffert qu'une de ses compagnes, trop jeune pour être dangereuse, l'accompagnât: Que malgré cette indulgence, et d'autres bontés, capables de toucher le cœur le plus endurci, cette petite impudente ayant aparemment trouvé le moyen de faire parvenir de ses nouvelles aux jeunes libertins que peut-être elle avait favorisés (ce que la charité chrétienne empêche seule d'assurer), il se serait vu subitement attaqué au milieu de la nuit, par une troupe de gens armés, qui non contens d'enfoncer ses portes, piller sa maison, enlever la susdite pauvre orfeline et sa jeune compagne, auraient de plus si grièvement et si felonement maltraité, lui, susdit Philotès-Philogunes, etc. Apatéon, qu'il en serait encore retenu dans son lit: Que par un effet de la plus noire perfidie et monstrueuse ingratitude, il aurait entendu la susdite pauvre orfeline, lors de son enlèvement, exciter ses ravisseurs à l'emmener aussi, lui Apatéon; ce qu'il soupçonnerait avoir été dit dans l'intention de l'exposer à des suplices cruels, et peut-être de le tuer, s'il n'était retenu par la maxime sainte, qui ordonne de croire le bien, et jamais le mal: Qu'heureusement pour lui, vieillard infirme, homme considéré dans son quartier, et qualifié comme dessus, il se serait trouvé, par hazard, que monsieur le comte d'A** passait auprês de sa maison; lequel ayant entendu l'horrible tumulte qu'on y fesait, serait entré, dans le dessein de le secourir; mais que ce seigneur ne se trouvant pas assez fort pour résister à une troupe de scélérats, il se serait retranché seulement à obtenir par ses remontrances, qu'on laisserait chez lui le suppliant: Qu'il aurait apris qu'à une certaine distance, ledit sieur comte d'A** ayant rejoint ses gens, qui l'avaient devancé, il avait entrepris de donner la chasse aux susdits ravisseurs: Que l'un d'eux, qu'il ne connaît pas, aurait profité du désordre que causait l'attaque, pour faire disparaître la susdite pauvre orfeline et sa compagne: que le même comte d'A**, s'étant emparé de quelques-uns des ravisseurs, les aurait fait conduire dans une maison apartenant à monsieur le marquis de C**, afin de tirer d'eux les lumières nécessaires sur leur forfait, ainsi que le nom de leurs complices: Que ceux qui avaient employé ces gens, ayant apris leur détention, auraient surpris un ordre pour les délivrer, et que par là le supliant se serait vu privé des éclaircissemens qu'il attendait: Que le supliant désespérait de jamais rien aprendre de sa pupille, lorsque le matin de cejourd'hui, dieu, qui ne permet pas que le crîme triomphe, avait voulu qu'il découvrît que la susdite pauvre orfeline contractait un mariage clandestin, avec un quidam, à lui Philotès-Philogunes, etc. Apatéon, parfaitement inconnu: Qu'étant chargé par le père de la susdite pauvre orfeline, de la pourvoir; et le voulant faire, par amour de dieu, comme aussi en mémoire du défunt son ami, malgré les fréquentes incartades (si ce terme suffit) de la susdite pauvre orfeline, il se serait, dans son état de faiblesse et de maladie, transporté pour former l'oposition légale à la célébration, laquelle se serait trouvée parachevée: Que sa présence ayant épouvanté la susdite pauvre orfeline, elle aurait probablement excité trois quidams à l'injurier et menacer, à telle outrance, que lui supliant, ancien marguiller, etc. aurait été contraint de chercher son salut dans une prompte fuite.
De tous lesquels faits le supliant offre preuve et conviction; vous requiert droit et justice, monseigneur; demande que provisoirement la susdite pauvre orfeline, comme ayant contracté mariage illégalement, et clandestinement à l'égard de son tuteur, soit conduite ès salutaires retraites convenables à celles qui doivent pleurer toute leur vie d'avoir forfait à leur vertu. Et vous ferez bien.
Signé: Philotès-Philogunes, etc.
Apatéon.
A tant d'hypocrisie, de noirceurs, de calomnies, un mélange d'horreur et d'indignation se peignit sur tous les visages. «Je ne veux point troubler votre joie, continua l'officier de justice. Dictez-moi seulement vos principaux moyens de défense; je les présenterai au magistrat, qui déja s'est fait instruire, et devant lequel il suffira que vous paraissiez demain. C'est vous en dire assez.»
Ce fut alors que, malgré l'aimable Fanchette, Lussanville et Valincourt, assez généreux pour avoir formé le dessein de ne jamais réclamer la protection des lois, contre les attentats du marquis C**, du comte d'A** et de l'indigne Apatéon, firent un détail complet de toutes les indignités dont ces trois hommes s'étaient rendus coupables. L'officier souriait en écrivant leurs dépositions. Lorsqu'ils eurent achevé, la bonne Néné voulut aussi dicter à son tour quelque chose; mais elle demanda que l'article demeurât secret. Elle avait raison: sa convention avec le comte d'A**, quoiqu'extorquée, est une tache à son histoire, dont elle aura toujours à rougir. L'officier montra beaucoup d'étonnement, lorsqu'il sut que la belle Florangis n'était pas celle qui venait de s'unir à Satinbourg, et que c'était M. de Lussanville qu'elle devait épouser: il ajouta cette circonstance et se retira fort satisfait.
Tout le monde continua de se réjouir. Et Fanchette, accompagnée de son cher Lussanville, des nouveaux époux, de Valincourt lui-même qu'on entraîna, retourna dans le couvent, où l'aimable Rose devait attendre impatiemment son amie.