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Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose

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CHAPITRE XXIII
Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire.

Dolsans était rétabli; et, pour obéir à son amante, Lussanville s'était éloigné. Fanchette, en revoyant sa bonne, lui fit part de ses nouvelles dispositions. La gouvernante aimait Lussanville; elle avait été cruellement peinée, lorsqu'elle avait apris la résolution généreuse de sa pupille, mais elle ne la combatit pas: Elle fit alors éclater toute sa joie: ensuite l'horrible danger que Fanchette avait couru la fit trembler. Cependant monsieur Apatéon commençait à se montrer. Il était nécessaire que la jeune Florangis ne sortît plus qu'avec précaution.

Le peintre se promettait un bonheur sans mêlange. Si Fanchette le recevait avec froideur, il espérait tout d'une âme si belle, lorsqu'il pourrait faire parler le devoir. Il pressa son union: la marchande secondait son neveu, et la jeune Florangis se crut perdue: elle ignorait que monsieur Apatéon étant son tuteur, nommé par le testament de son père, et la gouvernante substituée par un codicile secret, on ne pouvait rien faire que de leur consentement: elle ne vit d'autre moyen d'éviter un malheur irréparable, que l'imprudent aveu de son engagement avec Lussanville: elle le fit avant de consulter sa bonne. Dolsans devint furieux. Fanchette connut alors de quelles violences rend capable un caractère jaloux: elle fut obsédée, tourmentée jusqu'à l'instant où Néné, instruite de tout, sut parler à la marchande avec fermeté, en la menaçant d'ôter Fanchette de chez elle, si l'on ne voulait pas la délivrer des persécutions de Dolsans. «Quoi! maman, disait la jeune Agathe, mon cousin serait cause que je perdrais mon amie! si je le croyais, je ne l'aimerais plus.»

Si les fautes que fait commettre un amour malheureux n'étaient excusables, Dolsans serait un monstre. Il se persuada, que s'il parvenait à ravir à Fanchette la fleur de l'innocence, il obtiendrait sa main facilement: il l'adorait; il se déguisait à lui-même l'atrocité de l'action, par le motif qui la lui ferait commettre. Dês qu'il se fut arrêté à ce coupable dessein, il parut tranquille: Il voyait Fanchette, mais sans l'entretenir de son amour; il le renfermait dans son cœur, et ses desirs contraints n'en acquéraient que plus de violence.

Un dimanche, Dolsans ne paraissait pas: Fanchette charmée de son absence, mit pour la première fois la robe achetée chez monsieur Delaunage, se para plus qu'à l'ordinaire, saisit cette occasion de remplir la promesse faite à Lussanville, releva sa beauté par les diamans qu'elle tenait de lui, chaussa cette jolie mule, dont lui-même avait imaginé les ornemens [22], et commit une nouvelle imprudence. Elle nageait dans la joie: à chaque pas, elle se rapelait son cher Lussanville. Pour la première fois, elle-même admira les grâces de son joli pied. «Ah! si Lussanville était encore ici, se disait-elle, que je serais flatée! Cher amant! puissé-je n'être vue de personne, puisque je ne le serai pas de vous! je ne veux plaire qu'à vous; comme mon cœur n'aime et ne desire que vous!» Ensuite elle marchait; son cœur tressaillait. »Je suis toute à Lussanville, se disait-elle; c'est ce cher objet de ma tendresse qui m'embellit.» Ces agréables idées répandaient sur le visage de Fanchette un air d'enjoûment, qui rendait sa beauté plus éblouissante encore, lorsque Dolsans parut.

Il voit les dons de son rival: il pâlit: il dissimule sa rage (c'était encore un défaut qu'il avait aporté d'Italie, que la dissimulation: hêlas! nous prenons les vices de nos voisins, et nous laissons leurs vertus: voila le triste fruit qu'une infinité de jeunes-gens retirent de leurs voyages) et jure que Fanchette ne l'échapera pas. Cependant au fond de son cœur né vertueux, cette beauté si touchante excitait ses remords: il se retire à l'écart: «Que prétens-tu, malheureux Dolsans, se disait-il? et pourquoi vouloir contraindre un cœur qui ne se donne pas? Elle est belle, tendre; je l'adore: tout doit-il donc tourner contre elle? rendons-nous à la raison: cedons-la: méritons son estime et son amitié... C'en est fait: je vais... Un autre, à mes yeux, jouira d'un bien qui m'est plus cher que la vie!... qui me fut promis!... Elle ne le veut plus... elle s'immolait; je n'étais pas aimé...» La vertu l'emportait: ses yeux se fixent sur ce pied séduisant, embelli de nouveau par un chef-d'œuvre de l'art; cette vue dérange sa raison. «Eh! je la céderais, s'écrie-t-il! Non; le sort en est jeté. Je serai coupable, mais je serai moins malheureux, peut-être.»

La marchande et les filles devaient aller prendre l'air à la campagne: des voitures les attendaient; on allait partir, lorsque la gouvernante arriva. Son admiration, à la vue de sa chère fille, éclata de mille manières: d'imprudens éloges achevèrent de porter le poison dans l'âme de Dolsans. On sort: Agathe est déja partie: Fanchette, qui voit que le jeune peintre doit les accompagner, prie sa bonne de la dispenser d'être de la promenade: et Néné feint une affaire importante, où la présence de sa pupille est nécessaire. Elles rentrent toutes deux. Dolsans, à qui sa jalousie donnait des yeux de lynx, lance sur la jeune Florangis, en s'éloignant, un regard furieux, suivi d'un souris amer.

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