Contes de Restif de la Bretonne: Le Pied de Fanchette, ou, le Soulier couleur de rose
CHAPITRE XXXII
Comme un dévot oprime l'innocence.
«Des gens environnent la maison, ma chère Fanchette, dit la marchande, et le tartufe Apatéon les conduit. Tâchons, ma fille, de nous dérober à ce nouveau danger.» La jeune Florangis se lève; elle allait suivre sa maîtresse: Apatéon, escorté de quelques estafiers, se présente.
«Doucement, lui dit-il, doucement, ma chère fille... Mais ne vous effrayez pas. Je bénis le ciel, qui permet que je vous revoye, et que je prenne encore le soin de vous diriger dans un chemin sûr, loin des embuches des séducteurs, à l'abri des écueils de ce monde corrompu.—Je vous remercie de vos soins, monsieur, reprit Fanchette d'un ton ferme, et je vous dispense de me prodiguer vos bontés.—Ah! ah! ma chère fille, point d'humeur: vous avez l'expérience que vous n'êtes pas ici sûrement; et de petites avantures assez bruyantes pour scandaliser le prochain, me font un devoir de vous en ôter... Ne m'intérompez pas, je vous prie... Et comme j'ai prévu que l'habitude d'une vie libre dans cette maison, vous la rendrait plus agréable que la mienne, où règne une régularité peut-être gênante; où l'on est obligé d'aller aux offices, de faire de bonnes œuvres, de se mortifier; que j'ai jugé que vous pourriez témoigner quelques petites repugnances à vous remettre sous ma conduite: pour obvier à tout, et trancher une multitude de difficultés, de débats, de menus détails, qu'occasionnerait l'esprit de contention et d'indocilité que l'on contracte en fréquentant les gens du monde, de quelque bon caractère que l'on soit doué, naturellement et par l'aide d'en haut, je me suis muni; non par des vues de méchanceté, ou que je l'aie cru nécessaire; mais, comme je vous l'ai fait sentir, pour opérer votre bien d'une manière plus prompte, plus efficace pour vous, moins sujette à exciter chez moi le trouble et l'émotion que produisent inévitablement les altercations, les petites difficultés; et, que sait-on? une résistance absolue: Je me suis, dis-je, muni d'un petit ordre, en bonne forme, du magistrat, et me suis fait accompagner de ces messieurs, pour que les choses se fassent sans tumulte; et que si quelques-uns de ceux auxquels vos dangereuses beautés inspirent des desirs criminels, avaient dessein de me troubler, dans l'œuvre pieuse et charitable que je fais, ils en fussent détournés par la crainte de dieu et celle des hommes. Vous voyez que les retards seraient inutiles; il faut me suivre.»
Que mon lecteur ne s'en prenne point à moi, si le discours de ce scélérat le révolte: tel est le langage de tous ceux qui couvrent leurs injustices du voîle de la religion. Apatéon fait enlever Fanchette malgré sa résistance. La jeune Agathe s'attache à son amie; on ne peut les séparer. «Laissez, laissez, dit Apatéon, d'un ton benin, ravi de joie d'en empaumer deux au lieu d'une: la bonne œuvre sera double.» La marchande désespérée, s'écrie qu'on lui ravit sa fille. Mais on ne l'écoute pas: l'officier qui commandait les satellites, est persuadé qu'elle sera mieux entre les mains de monsieur Apatéon, que chez sa mère. Une voiture attendait. Le sensuel vieillard y monte avec Fanchette et sa compagne.
Dans ce moment, les deux inconnus dont j'ai parlé, et qui par hazard traversaient la rue où demeure la marchande de modes reconnaissent monsieur Apatéon et la belle Florangis: ils veulent les aborder: mais les gardes qui sont aux portières les repoussent, donnent le signal du départ; on court à toutes brides. L'asiatique et le gouverneur de son fils ne pouvaient revenir de leur étonnement: ils retrouvent la jeune beauté qu'ils ont vainement cherchée: ils la revoient avec Apatéon, leur ancien ami, environnée de sbires comme une prisonnière: ils se regardent: «Est-ce un songe, se disent-ils, ou sommes-nous dans le pays des fées?»
Si des raisons particulières, qu'on saura quelque jour, n'avaient empêché l'inconnu que le petit pied de Fanchette charma, de revoir les connaissances qu'il avait à Paris, que de courses pour lui, de transes à Néné, de périls à Fanchette, n'aurait-il pas évités!
Cependant le dévot Apatéon et les deux jeunes beautés qu'il a ravies, arrivent le soir dans une jolie maison à 7 lieux de la capitale.