Les amours de Faustine : $b Poésies latines traduites pour la première fois et publiées avec une introduction et des notes par Thierry Sandre
INTRODUCTION
I
En 1553, au printemps, Joachim du Bellay fit le voyage de Rome. Il devait y servir, en qualité de secrétaire et d’intendant, son oncle le cardinal du Bellay. Il partit avec enthousiasme, et d’abord il ne fut pas déçu : les trente-deux sonnets des Antiquités de Rome, qui sont des premières heures de son séjour, montrent qu’il était content d’avoir réalisé le rêve de sa jeunesse. Mais sa joie ne fut pas de longue durée. Les difficultés de sa charge, les ennuis qu’elle lui causait, les intrigues auxquelles il assista, et le chagrin d’être loin de ses amis, de son Anjou et de sa France, tout s’unit pour lui rendre insupportable la ville magnifique. Il abandonna le projet d’ajouter des pièces aux trente-deux pièces déjà finies, et il composa les Regrets, élégiaques et satiriques, son chef-d’œuvre. En 1558, rentré dans sa patrie, il publia quatre recueils de vers, coup sur coup : les Antiquités de Rome ; les Regrets ; les Jeux rustiques ; et un livre que certains critiques ont été surpris de trouver sous la signature de l’auteur de la Défense : les Poëmata.
* *
Dans la Défense et Illustration de la Langue française, Joachim du Bellay s’était en effet élevé contre les poètes français qui écrivaient des vers latins au lieu d’écrire des vers français. Or il écrivit des vers latins. Cette contradiction a blessé de nombreux lecteurs. Scévole de Sainte-Marthe affirmait que Joachim du Bellay avait suivi le conseil de son oncle le cardinal. Naguère, M. Chamard jugea peu satisfaisante une pareille raison. « C’est une idée », dit-il, « qui devait venir naturellement à tout humaniste de la Renaissance foulant le sol de l’Italie ; et la société des lettrés romains, férus de poésie latine, et dont notre auteur briguait les suffrages, contribuait encore puissamment à l’engager dans cette voie. Parler latin à Rome ! mais c’était le tribut nécessaire que tout savant esprit devait à la cité romaine ! » Et le poète l’avait dit lui-même :
Oui, Joachim du Bellay fréquentait à Rome les hommes les plus doctes, tant italiens que français : Annibal Caro, Basilio Zanchi, Lorenzo Gambara, Bailleul, Bizet, Gohorry, Lestrange, Antoine Caracciol, Gordes, Panjas. Ils aimaient les vers latins. Joachim du Bellay en mesura pour leur rendre hommage et pour leur faire plaisir. Mais pourquoi chercher des excuses au poète ? Au XVIe siècle, on goûtait les vers latins à Paris comme à Rome. Rappelons-nous les Deliciæ poetarum gallorum. En trois volumes de neuf cents pages de texte serré, cette anthologie contient des poésies latines de cent sept poètes, tous français, parmi lesquels je citerai les plus célèbres : Jean d’Aurat, J.-A. Baïf, Rémy Belleau, Cl. Binet, J.-J. Boissard, J. Bonnefons, Nicolas Bourbon, Th. de Bèze, Étienne Dolet, Florent Chrestien, E. Forcadel, Michel de L’Hospital, Étienne Jodelle, Salmon Macrin, M.-A. Muret, E. Pasquier, Jean Passerat, Nicolas Rapin, Scévole de Sainte-Marthe, Henri Estienne, Turnèbe, J.-A. de Thou, Pontus de Thyard, Jean Visaigier, etc… S’étonnera-t-on que Joachim du Bellay figure en bonne place au milieu d’eux ? Pourquoi veut-on qu’un poète n’ait pas, au besoin, et peut-être pour se distraire, le droit de se contredire ? Parce qu’il avait établi les propositions de 1549, le théoricien de la Pléiade était-il obligé de s’y astreindre étroitement ? Et, même s’il n’écrivit pas des vers latins afin de prouver qu’il était capable d’en écrire, comme tout le monde, Joachim du Bellay n’avait-il pas aussi le droit de violer ces règles posées par lui, puisque les règles sont faites pour les disciples et non point pour les maîtres ? Victor Hugo devait plus d’une fois être infidèle aux préceptes de la Préface de Cromwell. Plus d’une fois, Joachim du Bellay fut infidèle aux préceptes de 1549. Il le fut d’ailleurs en connaissance de cause, et il s’en railla lui-même dans une des premières épigrammes des Poëmata. Il disait :
La Muse française est pour moi, je l’avoue, ce qu’une épouse est pour son mari. Et c’est comme une maîtresse que je courtise la Muse latine.
— « Alors », diras-tu, « l’irrégulière passe avant l’épouse ? » C’est vrai. L’une est charmante, mais l’autre plaît davantage.
Au reste, en 1558, Joachim du Bellay avait fait ses preuves de poète français. Il pouvait publier sans crainte ses Poëmata. Comme il publiait en même temps les Regrets, il savait certainement qu’il passerait à la postérité comme poète français à plus juste titre que comme poète latin. Et c’est ce qui arriva.
Les Poëmata n’ont jamais eu tous les lecteurs qu’ils méritaient d’avoir. La faute en revient sans doute aux éditeurs. Le recueil se composait de quatre livres, Élégies, Épigrammes diverses, Amours, et Tombeaux, qui furent imprimés pour la première fois en 1558 par Fédéric Morel. Ils furent réimprimés, dans les Deliciæ poetarum Gallorum. En 1779, dans les Amœnitates poeticæ de J. Barbou, on donna les Amours et plusieurs autres pièces. Il est assez difficile aujourd’hui de se procurer ces éditions anciennes. Pour avoir un texte courant et d’un prix abordable, il a fallu attendre la récente édition de Courbet[A] ; encore y relève-t-on quelques fautes légères. Quant à Marty-Lavaux, il n’a pas cru nécessaire de réimprimer les Poëmata dans sa grande édition de la Pléiade. Comment expliquer ce mépris ?
[A] Librairie Garnier, 2 vol., 1919.
Il paraît qu’on ne lit plus le latin, depuis longtemps déjà. On ne le lit plus surtout parce qu’on ne nous y intéresse plus. Qu’on nous apporte une traduction d’un bon ouvrage que nous ne connaissons pas : nous aurons envie d’en voir l’original. Mais, dira-t-on, y a-t-il encore de bons ouvrages que nous ne connaissions pas ? Il y en a malheureusement beaucoup, beaucoup trop ! La littérature latine du Moyen-Age est considérable ; nous n’en savons pas grand’chose ; et toute la littérature française du XVIe siècle est doublée d’une littérature latine dont nous ne savons à peu près rien. Quel vaste champ à explorer ! Que de découvertes à faire ! Plus d’un chapitre de nos histoires littéraires y gagnerait une lumière utile. On laisse presque toujours dans l’ombre les poésies latines de nos poètes français. Les rares historiens qui les ont consultées y ont cependant trouvé des renseignements précieux. Ainsi certains détails de la vie de Joachim du Bellay ne nous sont venus que de ses Poëmata. Néanmoins il ne suffit pas d’accorder à ces œuvres latines une valeur historique ; il faut aller plus loin, les considérer pour elles-mêmes ; elles ont une importance littéraire indiscutable. Il est temps de le répéter à ceux qui n’osent pas le croire, et de l’apprendre à ceux qui ne s’en doutent pas. C’est à leur intention que l’on publie ici une traduction des Amours de Faustine. Elle vaut ce qu’elle vaut ; elle vaudra beaucoup, si elle incite à lire ou à relire le texte latin de Joachim du Bellay. Elle n’a pas d’autre ambition : les Poëmata n’avaient jamais été traduits.
II
Les Amours, troisième partie des Poëmata, racontent une aventure romaine de Joachim du Bellay.
Pendant les quatre premières années de son séjour à Rome, le poète avait évité toute passion. Aucune des innombrables courtisanes n’avait su l’attirer. Olivier de Magny, son compagnon d’exil, en avait célébré quelques-unes :
Un jour, Joachim du Bellay rencontra Faustine. Ce n’est probablement pas celle qui est nommée dans le quatrain d’Olivier de Magny. La Faustine de notre poète était mariée. Son mari avait quatre défauts qui la rendaient sympathique : tépidité, laideur, vieillesse, jalousie. Or elle était jeune ; elle avait des yeux noirs, des cheveux noirs, un front large d’une blancheur de neige, des lèvres couleur de rose, et des seins sculptés par les mains de l’Amour. Rome n’avait jamais vu et ne devait jamais voir femme plus belle, Faustine était charmante. Pour elle, on aurait pu recommencer la guerre de Troie, et l’on aurait commis des impiétés. Vieillards, adolescents, capitaines, et cardinaux, tous la trouvaient aimable. Joachim l’aima. Faustine ne fut pas cruelle. Quelle différence entre Olive et Faustine ! La jeune romaine ne pétrarquisait pas : l’aventure fut des plus simples.
A la vérité, les amours de Faustine et de Joachim du Bellay ne furent pas longtemps heureuses. C’est à peine si les amants purent se rencontrer sans gêne trois ou quatre fois. Le mari qu’on trompait sut qu’on le trompait. Or il n’était pas d’humeur à jouer les Vulcains. Pour mettre fin à son infortune, il n’imagina rien de mieux que d’enfermer Faustine dans un couvent, un soir, par surprise. Ici commence le drame d’où naquirent les poésies des Amours. Tout le livre ne traite que de l’enlèvement de Faustine, des recherches et de l’ennui du poète, de ses souvenirs, de ses regrets, de son dépit, de ses joies mortes et de ses espoirs.
Dans le couvent, Faustine ne recevait que la visite de son mari. Sa mère n’y était pas admise. Néanmoins, le poète finit par découvrir l’endroit où Faustine était recluse. Il tenta de fléchir le portier. Le portier fut inflexible. Joachim du Bellay l’injuria, le compara à l’affreux Cerbère, pour préférer Cerbère. Il passait de longues heures nocturnes à regarder les fenêtres de la maison interdite. Il espérait qu’une fenêtre s’ouvrirait. Vainement. Il appelait. Personne ne répondait. Et il écrivait de violents distiques contre la porte obstinée. Il n’avait plus de goût pour quoi que ce fût. Le 2 mars 1557, des soldats français traversèrent Rome : ils marchaient sur Naples. Le poète ne les suivit pas. Il leur dit :
Vous, qu’arracha de la douce patrie et de vos chères campagnes le furieux amour de la guerre qui vous envoie en Italie,
Allez ! que la fortune soit avec vous ! et, puisque le destin vous appelle, allez où vous appelle aussi cette Naples, qui est française.
Quant à moi, je suis soldat de Vénus, j’abhorre Mars, et je ne conçois pas une si grande entreprise.
Je tenterai de délivrer de ses liens ma maîtresse qui est prisonnière, car elle m’est plus précieuse, et de beaucoup, que mes yeux mêmes.
Voilà le sol que je dois reconquérir d’une main vengeresse, voilà ma guerre, voilà mon courage, voilà ma Naples à moi.
Dédaignant Mars, Joachim du Bellay se souvint de Vénus. Il lui adressa selon les formes une prière émouvante. Faustine lui fut rendue. Comment ? Nous l’ignorons. Nous n’avons qu’un chant de victoire. La fin de cet amour nous échappe. Le poète n’en a fixé que le moment douloureux. Nous sommes réduits aux conjectures. Le retour de Faustine précéda-t-il de beaucoup le départ de son amant ? Y eut-il scandale, et le cardinal-oncle fut-il obligé d’éloigner son neveu ? Ou, tout simplement, Joachim du Bellay dut-il renoncer à sa maîtresse et rentrer en France pour y remettre en ordre la fortune du cardinal et tenir ses intérêts assez confus ? Mais le poète ne nous apprend rien. Faustine retrouvée, il se tait. Le tendre roman est terminé.
* *
Qui était Faustine ?
D’après deux vers des Amours, Émile Faguet a cru que Faustine se nommait Colomba. En effet, on lit, au début d’une épigramme :
( — Mais non, j’y pense à propos, c’est le nom de Colombe — [ou Colomba] — qui sied à ta beauté et à ton caractère.)
Mais on peut douter que Faguet ait raison.
Nomen gentile est troublant, puisqu’il signifie : nom de famille. Cependant, l’épigramme a pour titre : Cognomen Faustinæ, le surnom de Faustine. Placé dans le titre, le mot cognomen a certainement son sens ordinaire. S’agit-il donc d’un surnom ? — C’est probable. — Les poètes du XVIe siècle avaient coutume de mêler à leurs amours des colombes, des tourterelles et des pigeons. Mea Colomba, ou ma Colombe, revient dans leurs vers, latins ou français, aussi fréquemment que revient ma gazelle dans les chansons arabes. Pourquoi Joachim du Bellay ne donnerait-il pas à Faustine le surnom de Colombe ?
D’autre part, dans une épigramme qui s’achève à l’instant où va commencer la pièce que nous considérons, il dit à Faustine qu’on aurait dû l’appeler Pandora, parce qu’elle répand à profusion le bien et le mal. Huit vers roulent sur ce nom de Pandora. Puis le poète s’écrie tout de suite :
— Mais non, j’y pense à propos, c’est le nom de Colombe qui sied… etc.
Et il développe cette idée nouvelle en quatorze vers, pour en mieux démontrer la justesse.
Reste à expliquer le nomen gentile (nom de famille) qui semble avoir trompé Faguet. Mais, d’abord, dans l’épigramme précédente, Pandora est aussi présenté comme le nomen qu’il aurait fallu donner à Faustine. Dans notre épigramme, on peut tolérer le même nomen, suivi d’un gentile qui n’est peut-être pas d’une latinité excellente ici ; n’oublions pas cependant que le poète est français, et qu’il y a quelques gallicismes dans ses poésies latines. Ensuite, on peut noter que souvent un decet et un decebat se rendent par il faudrait et il aurait fallu, l’indicatif prenant force de conditionnel. Ainsi, en admettant même que gentile ne fût pas de remplissage, le distique étudié devrait s’entendre :
— Mais non, j’y pense à propos : comme nom de famille, c’est Colomba (Colombe) qui te conviendrait… etc.
Enfin, cette discussion de détail est accessoire. Un motif d’ordre psychologique nous empêche de lire Colomba. Joachim du Bellay aurait-il écrit le véritable nom de sa maîtresse ? L’usage et la plus élémentaire discrétion le lui défendaient. Mais c’est à nous surtout qu’il est défendu de croire Joachim du Bellay capable d’une telle incongruité.
Il est donc prudent, jusqu’à nouvel ordre, d’avouer qu’on ignore le nom de Faustine. Et nul n’osera-t-il enfin prétendre et mettre à la mode que ce genre de recherches, parfaitement vaines, à travers les secrets de la vie privée, même quand il s’agit de grands hommes et morts depuis longtemps, est d’une indécence parfaite ?
III
Qu’on ouvre maintenant ce petit recueil de vers d’amour. Ils emporteront sans peine l’amitié du lecteur. Ils n’ont pas besoin d’être plus longuement commentés. Les critiques qui ont daigné les parcourir en ont déjà loué comme il faut le mérite, la souplesse harmonieuse, et l’habileté syntaxique. Certes, en plus d’un endroit, on relève des tournures françaises, et les vers n’ont pas toujours cette maîtrise et cet air latin qu’ont ceux de M. A. Muret par exemple. Du moins, ils sont constamment d’une limpidité remarquable. Cela, les contemporains de Joachim du Bellay l’avaient déjà senti eux-mêmes. Scévole de Sainte-Marthe, dans son Éloge de Joachim du Bellay, rapporte ainsi leur opinion : « ut vix nullum in carmine gallico parem habet, sic paucissimos in latino superiores. » (S’il n’y a presque personne qui soit son égal en poésie française, il y en a fort peu qui soient plus grands que lui en poésie latine.)
Le livre des Amours est d’une grande fraîcheur. Les détails savoureux y abondent. Le poète ici n’invente rien, ou du moins il invente fort peu, car l’affirmation ne doit pas être trop franche. Ne nous dissimulons pas en effet, qu’en écrivant ce petit roman, Joachim du Bellay se souvint plus d’une fois de Properce et d’Ovide, d’Ovide surtout dont je ne rappellerai ici que ce début d’élégie (Amores, II, 12) :
Cependant, Joachim du Bellay sut parfaitement adapter à son aventure personnelle les souvenirs classiques si séduisants. Œuvre littéraire, même au sens péjoratif du mot, les Amours de Faustine ont un parfum de confidence qui ne trompe point. Quelle douceur ! Ici le poète ne se contraint pas. Comme dans les Regrets, il raconte ce que la passion seulement lui fait dire. Pour bien discourir d’amour, déclare un personnage de Corneille,
Telle est la vertu des Amours de Faustine. Joachim du Bellay s’est montré dans ces vers au naturel : ardent, voluptueux, élégiaque, dépité, et souvent ironique, même à ses dépens. Mise de côté la part des allusions mythologiques et des inévitables réminiscences littéraires, qui étaient de mode, les Amours de Faustine nous offrent ce charme simple de vie quotidienne qui nous plaît dans les Amours de Marie que chanta Ronsard.
Le goût de la simplicité, Joachim du Bellay le prit à Rome. Le poète revint d’Italie avec un génie nouveau. D’autres ont su l’imiter. De son temps, on apprécia la leçon qu’il avait tirée de son voyage. Dans un poème qui saluait le retour du « cher vagabond », au dernier distique Jean d’Aurat s’écriait :
(Et maintenant, que les Français apprennent les vers de du Bellay ! Ils verront qu’il y a ajouté quelque chose qu’on ne lui connaissait pas.)
Thierry Sandre.