Les amours de Faustine : $b Poésies latines traduites pour la première fois et publiées avec une introduction et des notes par Thierry Sandre
II
PATRIÆ DESIDERIUM
II
LA PATRIE REGRETTÉE[23]
Quiconque en un pays inconnu a longtemps fatigué ses loisirs, ou erré par une terre étrangère en s’y cherchant une maison,
si l’amour tendre, si le souvenir de ceux qui l’ont nourri, n’ont pu le rappeler, ni quelque autre raison plus tendre, — supposé qu’elle soit possible ;
il est de fer, et il méritait bien d’avoir, au sortir du ventre de sa mère, des tigresses d’Hyrcanie pour lui donner du lait.
Mais moi, mon cœur n’est pas de pierre ; il n’est pas dur comme le fer insensible ; je n’eus ni une tigresse ni une ourse pour me nourrir ;
pourrais-je donc, tendre patrie, être insensible à l’amour qui m’émeut, et pendant tant de mois rester loin des miens, exilé, volontairement ?
Qu’est-ce en effet que l’exil ? — O ciel que l’on connaît, patrie, foyer familial, c’est de ne vous avoir plus.
Par trois fois déjà le soleil dévorant a fait sa révolution annuelle, depuis que, malgré moi, je me suis engagé sur de si longs chemins.
Sous des toits inconnus, loin de chez moi, voyageur qui passe, je vis, et mon Lyré n’est plus à peine en moi qu’un souvenir.
J’ai appris d’autres usages et d’autres coutumes, et je parle une langue nouvelle qui sonne étrangement.
Oui, m’objectera-t-on, mais y a-t-il rien de plus superbe que la Cour de Rome ? Et y a-t-il dans l’univers entier un endroit plus beau ?
Certes, Rome est la patrie universelle, et celui qui demeure au milieu de l’antique Rome peut se vanter de vivre sur un sol qui est sien.
Oui, sans doute, à Rome, (et le premier étranger venu n’a peut-être pas cet avantage), la vie a des douceurs pour moi :
j’y ai un oncle, qui occupe une place importante au Sacré-Collège et qui occupe aussi une place importante au chœur d’Aonie ;
avec bienveillance, il encourage mes Muses, il les soutient, et il écarte la pauvreté de mon foyer.
Mais qu’importe ? Chaque fois qu’il me souvient que j’ai abandonné mes études anciennes, mes anciens compagnons, et cette maison si chère
où j’avais appris à mépriser les trésors de la Perse, sources de tracas, et à me contenter de vivre de peu,
chaque fois, c’est l’image de la patrie qui se dresse devant mes yeux, et chaque fois, dans ma peine, j’éprouve une torture toujours renouvelée.
Même quand je ne manque de rien, je peux dire que tout me manque, parce que j’ai le malheur de n’être pas dans un univers que je connaisse pour y prendre mon plaisir,
parce que je ne vois ni les rives de la Loire, ni les vallons, ni les forêts chevelues, ni les grasses moissons du pays angevin,
de ce pays que le lait, le vin, et les richesses des champs jaunis de blés font rivaliser en gloire avec l’antique Italie.
Mais pourquoi ces excuses ? Regardez Ulysse : les terres de Laërte avaient beau être stériles, car Bacchus et Cérès n’y donnaient rien ;
C’est dans cette patrie pourtant qu’il revint : et, comme il revenait, rien ne l’arrêta, pas plus la charmante Calypso que la charmante fille d’Alcinoüs.
Heureux qui a vu des peuples nombreux, leurs usages, leurs villes, et qui vieillit ensuite dans la maison qui est à lui !
Au lieu de sa naissance chacun veut revenir ; les pays étrangers ne plaisent pas longtemps ; les fauves mêmes cherchent toujours à regagner leur tanière.
Quand donc le verrai-je enfin, le toit fumant de la chaumière que je sais, et, toutes maigres qu’elles sont, les terres de mon domaine à moi ?
Non ! ce ne sont point les Sept Collines qui me touchent l’âme, et rien ne me retient, ému, devant les eaux du Tibre.
Non, mon cœur n’est pris par rien des monuments des vieux Romains, ni de leurs statues, et la peinture d’un tableau ne m’enchante pas.
Non, les Nymphes de Laurente, ces forêts verdoyantes, et, si elles m’ont plu naguère, ces campagnes fleuries, rien ne me fait plaisir.
Elles-mêmes, elles aussi, elles qui dans mes premières années m’ont appris à jouer de la lyre en assemblant les mots de ma langue maternelle,
hélas ! elles m’échappent, les Muses ! et Apollon me tourne le dos et m’échappe à son tour ; et l’archet, autrefois si docile, échappe à mes doigts.
Jadis, à la Cour, on se passait de main en main mes ouvrages ; à force de les feuilleter, on usait mes poèmes.
Jadis, une sœur du Roi, une grande, une illustre princesse, inspirait à mes vers sa volonté sacrée.
C’était Marguerite, la sœur du Roi invaincu, celle qui par ses vertus si rares avait mérité d’être, au milieu des mortels, une Déesse.
En ce temps-là, je pouvais, l’âme débordante, être plein d’Apollon et, toutes voiles gonflées, voguer au large.
Mais aujourd’hui, pour mon malheur, sans savoir où je vais, je suis à la merci de flots inconnus, et je confie ma barque aux vagues de la poésie latine.
C’est ce que le sol latin exige de moi ; à la langue de Rome je dois ce tribut ; c’est à quoi me contraint le Génie de ces lieux.
Ainsi fit jadis le poëte qui donnait des leçons d’amour ; il vivait loin de sa patrie ; on l’avait exilé ;
pour composer des poèmes en langue étrangère, sans rougir il délaissa les Muses latines, et il s’accompagna d’une lyre qui n’était pas la sienne.
Aux poèmes il faut en effet la faveur des Princes et les applaudissements du théâtre. Quand on n’a que trop peu de monde à qui plaire, on se déplaît à soi-même.